Par Jean-Yves Marchand et Laurent Quevilly

Parce que son fils fut considéré comme émigré, le propriétaire du château du Taillis vit son bien placé sous séquestre. Comment, lui ? Un authentique patriote ? Bataille juridique sous la Révolution....

Heureuse Suzanne Jeanne de La Houssaye ! En 1789 s'éteint son oncle, le dernier comte de Maulévrier, Claude Bernard Antoine du Fay. Sans postérité. Alors, elle hérite du château du Taillis. Suzanne est l'épouse en secondes noces de Charles Nicolas Lecomte. Deux enfants sont nés de cette union : Henriette en 1770 et Charles Ferdinand en 1772. A Saint-Léger-le Gauthier, ancienne paroisse de l'actuel département de l'Eure, le garçon avait eu justement pour parrains le comte et la comtesse de Maulévrier restés sans enfants. Suivant l'exemple de son grand-oncle, chevalier de Malte, il se destina à une carrière d'officier. Quand survint la Révolution.

Débuté en 1024, le règne de la seigneurie du Trait prit fin avec l'abolition des privilèges. Elle rapportait alors 300 livres de revenus. Le dernier seigneur fut Charles Ferdinand Lecomte du Taillis, "cy-devant comte de Maulévrier, seigneur châtelain du Taillis et du Trait-Sainte Marguerite, demeurant en son château du Taillis, paroisse du Trait, district de Caudebec." Il possédait des maisons tenues par Jacques Lefée, Laurent Fleury et Pierre Courtil. En 1791, le châtelain exigeait encore ses droits sur le bois de chauffage en forêt du Trait. En novembre 1793, Lecomte du Taillis remit aux autorités tous ses anciens titres concernant la baronnie de Bourg-Achard et de Tanquerville. Mais il signala que d'autres titres et plans concernant le comté de Maulévrier et les châtellenies du Trait et de Sainte-Marguerite restaient au chartrier de Bourg-Achard, les municipalités concernées les ayant refusés tant que le décret ne leur était pas parvenu.

Bientôt, en 1794, on s'interroge. Ou est Charles Ferdinand, le fils du châtelain ? Est-il émigré comme Titaire de Glatigny, son voisin de Sainte-Marguerite qui possède aussi du bien sur la commune du Trait : une terre en labour occupée par Delauné et un bois taillis  ? Nos Révolutionnaires en sont persuadés...

L'évaluation du biens


Le 22 nivôse de l'an deux (11 janvier 1794), Charles Nicolas Lecomte conteste le séquestre de ses biens et dément que sont fils, Charles Ferdinand, considéré comme émigré, soit le propriétaire du château et des fermes du Taillis.

Peu après, le 6 pluviôse (25 janvier), la municipalité du Trait se réunit pour dresser l'inventaire des biens de ses deux familles d'émigrés. Jean-Nicolas Tiphagne est alors maire du Trait, Sehet, son agent national. On compte encore Joseph Renoult, un Bénard, sans doute Louis, qui a été le premier officier communal. Autour de la table encore : Louis Vautier, Thomas Leroy, un "gdutorc", bref, un citoyen à la signature incertaine, enfin P. Leroy, secrétaire de séance. De quoi se compose le Taillis ? Du "ci-devant château et autre bâtimen contenant quatre acre tant quan jardin masure et parquest auxcupés par ledit Charles Nicolas le Conte". Le château est estimé à 200 livres et Leroy ajoute en observation : "Ledit château et les quatre acre de terre ou en viron, qui en dependent les avont et valuées par aperteur 200#."

"Une maison et masure contenant un tierre d'acre au viron au cupée par le citoyen quibel jardinier." Ce bien est évalué 40 livres.

"Une ferme et masure contenant cent acre au viron occupée par le citoyen durant. " Évaluation : 1150 livres. Observation : "laditte ferme et masure contenant cent acre ou viron occupée par le dit durand non existant que viron seize acre situés dans la commune du Trait et le surplus situant tant que sur la commune de Ducler que celle de Yainville. 

"Une maison et masure et prairie contenant cent six acre ou environ occupée par le citoyen drauguet." Évaluation : 10.000 livres. Soit un total de 11.390 livres.

Le père fait appel


Deux ans et demi plus tard, le 17 messidor de l'an quatre (5 février 1796), l'administration centrale du Département ayant reçu un mémoire de Charles Nicolas Lecomte demande à l'administration municipale du canton de Duclair de réétudier l'affaire.

Citoyens,

Vous trouverez ci-joint un mémoire pour lequel le citoyen Charles Nicolas Lecomte, domicilié en la commune du Trait, demande la main levée ou séquestre étably tant sur ses biens que sur ceux de son épouse pour cause d'émigration présumée du citoyen Ferdinand Lecomte, son fils.
Ce citoyen, sans prouver la résidence de son fils depuis le temps de droit, sur le territoire, prétend obtenir la main levée de ce séquestre

1°) parce que son fils pour se soustraire à l'exécution d'un décret de prise de corps lancé contre lui a été contraint de se cacher ou de fuit.

2°) parce que n'ayant point été à potée de s'opposer à la disparition de son fils, il doit être considéré dans la classe des pères d'émigrés en faveur desquels la loi du 17 frimaire an 2e paraît faire une exception.

3°) Enfin parce que le nom de son fils n'est porté sur aucune liste d'émigrés.

De ce que le citoyen Lecomte aurait été contrait de fuir et de se cacher pour se soustraire à un décret de prise de corps, il n'en peut pas résulter qu'il ne soit point émigré tant que sa résidence ne sera point prouvée.
Il ne peut résulter non plus de ce que le citoyen Le Comte père a ignoré la disparution de son fils et de ce qu'il a toujours donné des preuves de patriotisme le plus pur, qu'il doive être considéré dans l'exception portée par la loi du 17 frimaire parce que d'après les termes de cette loi, il lui tombe à charge de prouver qu'il a agi activement et de tout son pouvoir pour empêcher l'émigration de son fils et il ne donne pas cette preuve.
Quant au troisième moyen opposé par le citoyen Lecomte père fondé sur la non inscription du nom de son fils sur la liste des émigrés, il pourrait être écouté en tant que cette non inscription serait l'effet de la connaissance certaine qu'a pu avoir la municipalité de son domicile lors de sa disparution (sic) qu'il a une résidence dans une autre commune quelconque de la République.
Dès lors le séquestre aurait été mal à propos apposé et il ne devrait pas plus longtemps subsister.
Mais si au contraire cette non inscription provient d'un oubli de la part de la municipalité de la dernière résidence dudit Lecomte fils, de porter son nom sur les états qu'elle était chargée de fournir d'après les disposition de l'article 2 du titre 3 de la loi du 25 brumaire an 3e.
Il s'en suivra que le séquestre quoique mal à propos apposé devra être maintenu et que cet oubli devra être réparé en portant le nom du citoyen Lecomte fils sur le prochain état à former.
Nous vous prions en conséquence de prendre des renseignements à cet étage et de nous faire part de vos observations et de votre avis que vous joindrez au mémoire que vous nous renverrez afin de nous mettre à portée de prendre une détermination définitive sur la demande du citoyen Lecomte père. 

Un homme violent


Le 3 vendémiaire de l'an six (24 septembre 1797), le fils, Charles Ferdinand Lecomte, fait une demande de passeport. On y apprend que le séquestre des biens de son père a été levé le 2 nivôse de l'an cinq (22 décembre 1796) et que, s'il avait été considéré comme émigré, c'est parce qu'il vivait caché pour éviter une arrestation. Nous allons découvrir pourquoi...
Le portrait de Ferdinand

Le 16 frimaire de l'an 6 (6 décembre 1797), on le dit au Trait depuis un an. Taille 5 pieds 3 pouces, cheveux et sourcils bruns, yeux gris, nez aquilin, bouche moyenne, menton rond, front couvert, visage ovale, inscrit n° 292, pour aller à Rouen. Et il signe.

S'est présenté le citoyen Ferdinand Lecompte fils domicilié au Trait pour demandé un passeport et a présenté sur le bureau

1°) un ancien passeport qui lui a été délivré le 27 floréal dernier

2°) un arrêté de l'administration centrale du 2 nivôse an 5 portant que le séquestre mis sur le bien du citoyen Nicolas Lecompte, son père, doit être levé.

Sur quoi l'administration considérant que l'arrêté de l'administration centrale précité, il résulte que la loi du 17 frimaire an  2 et 20 floréal an 4 ne sont point applicables au dit citoyen Ferdinand Lecompte et que le séquestre mis sur ses biens était arbitraire.


Considérant qu'il résulte des dispositions de la lettre du ministre sus-mentionnée que le dit citoyen Lecompte ne peut être réputé émigré et que le séquestre sur les biens de son père est un acte arbitraire et illégal.

Considérant que l'arrêté de l'administration centrale et la décision du ministre sont motivés sur ce que le citoyen Ferdinand Lecompte n'a été porté sur aucune liste d'émigré et que son absence momentanée a été nécessitée par un décret de prise de corps pour cause d'une rixe avec un garde-chasse.
Considérant que le dit citoyen Lecompte fils n'est point atteint par l'article 15 de la loi du 19 fructidor puisqu'il n'a été porté sur aucune liste d'émigré et que son absence a été nécessitée par une cause majeure...

Considérant que le citoyen Lecompte fils est inscrit au tableau de la commune sous le numéro 292 et qu'il n'est point dans l'âge de la première réquisition puisqu'il est constaté par son passeport qu'il est âgé de plus de 30 ans.
 
Oui le commissaire du directoire exécutif arrêtons qu'il sera délivré au citoyen Ferdinand Lecompte un passeport en forme pour tous lieux situés dans l'intérieur de la République toutes fois et quand il demandera.

Bertaux et Barette

Il ment, Charles Ferdinand. Dans sa demande de passeport, il ment sur son âge afin d'éviter la conscription. Il est dit qu'il est âgé de plus de 30 ans alors qu'il est né le 11 avril 1722 à Saint-Léger-le-Gautier, actuel département de l'Eure, il a donc 25 ans. On ne sait la raison qui opposa Lecomte fils au garde-chasse. Mais notre châtelain est manifestement un homme violent.
Dans la soirée du 7 juillet 1800, à l'entrée du spectacle des Arts, à Rouen, Charles-Ferdinand assène un coup de bâton sur la tête de Robert de Saint-Victor. Lecomte est flanqué de Louis Morin fils, négociant de la rue aux Ouest et de trois autres comparses. Lecomte et Morin sont poursuivis et remis en liberté provisoire les 16 et 24 du mois.

Sous Napoléon, Charles Ferdinand Lecomte épousa à Versailles une rentière, en 1802, Angélique Marie Mélanie d'Albert. Mariage éphémère. Il mourut à Paris en 1805. Charlotte Hermine Lecomte du Taillis, mineure, hérite de son père. Le 26 août au tribunal civil de Rouen, elle met en vente le domaine en trois lots : le château, la grande ferme, la petite ferme. En 1807, Jean-Henry de Quévremont est le nouveau maître du Taillis.



Note



Les parents de Ferdinand Lecompte possédaient à Saint-Paul une masure de 44 ares édifiée de cinq bâtiments qu'ils vendirent à la famille Letiers. Le bien passa ensuite entre les mains de Jean-Baptiste Vallée, carrieur puis de Guillaume Joseph Hulin, menuisier à Saint-Paul, enfin, en 1840, de Claire Eulalie Bouju, sans profession, épouse de Edouard Gustave Coignard, menuisier à Sainte-Marguerite.

Sources

Documents 1 QP 22, 1 QP 1435 et L 3207 numérisés aux archives départementales de la Seine-Maritime par Jean-Yves Marchand. Rédaction : Laurent Quevilly et Jean-Yves Marchand.

Le château du Taillis, Patrick Sorel, les Gémétiques n° 3.









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