Pendant la première moitié du dix-huitième siècle, les moines de l'abbaye de Jumièges furent constamment occupés à plaider. Les procès surgissaient comme de terre. Tous les motifs, tous les prétextes, étaient mis à profit...


En 1733, l'abbé Claude de Saint-Simon, évêque de Metz, prince du Saint-Empire, plaidait avec le seigneur de Tancarville relativement au droit de pêche que ce dernier prétendait lui appartenir « dans la rivière de Seine, nord et sud, depuis le gort et rue aux Vaches de Quillebeuf, répondant au Val-Varin, jusqu'à la Croix de la Devise ».

Ce procès n'était pas nouveau, d'ailleurs. Lorsqu'en 1526, Ies moines rendaient aveu de leur baronnie, ils mentionnaient qu'ils étaient en procès avec M. d'Harcourt, qui leur disputait ce droit de pêche.

Voici, d'ailleurs, quelles étaient les revendications des deux seigneurs au moment où commençait ce nouveau procès, ainsi qu'il résulte de documents émanant des archives de l'abbaye de Jumièges et du comte de Tancarville.

D'après une pièce datée du 13 janvier 1421, appartenant aux archives de la Seine-Inférieure (fonds de Tancarville), les eaux du comté de Lillebonne s'étendaient « du Val-Varin, d'un costé, devers le nord ; d'autre costé, la Croix des Devises du Marais-Vernier, la rue de Quillebeuf ouverte qui borne les Eaux du comte de Tancarville de devers la mer, et d'autre bout les Eaux de M. d'Estelan, et depuis le puits Fortin jusqu'à la Maladrerie d'Aizier. »

Les Eaux de la baronnie de Toruville-Quillebeuf, appartenant aux religieux de Jumièges, comprenaient, d'après l'aveu de 1526, la moitié de la Seine jusqu'au diep ou fil de l'eau leur appartenant dans toute l'étendue de cette seigneurie, c'est-à-dire depuis le Doit des Essarts jusqu'à la Croix de la Devise, entre le Marais-Vernier et Saint-Aubin. Ils y avaient tous droits de pêche, de bac, passage et amarrage les terres marets et escrues, les grèves que la mer couvrait plus ou moins selon la force des marées, formaient ce que l'on appelait le certain de l'abbaye.

Ainsi, au XIIe siècle, un craspois ayant été péché à Quillebeuf, Henri 1er déclara, dans une charte adressée à Gilbert de l'Aigle et chambellan de Tancarville qu'il n'y prétendait aucun droit et s'engagea à indemniser les religieux à son prochain voyage en Normandie.

En 1388, un vaisseau chargé de harengs et autres denrées, ayant fait naufrage auprès de Quillebeuf, fut réclamé comme varech par les religieux de Jumièges. Il y eut contestation. Le bailli de Rouen commit au vicomte de Pont-Authou le soin de procéder à une enquête à ce sujet. Il fut constaté que tous ceux qui avaient terre et
juridiction de l'un ou de l'autre côté de la rivière pourraient suivre le varech jusqu'au diep ou cours de l'eau et, qu'en conséquence, dans l'espèce, le vaisseau appartenait aux religieux.

Les prétentions de ceux-ci allaient plus loin ils soutenaient qu'ils avaient droit au varech qui "venait vertaut par le fil de la grande eau, que l'on appelait aussi le grand chemin de l'Eau. Mais, sur ce point, les dépositions des témoins étaient moins précises.

Les religieux de Jumièges étaient tenus d'entretenir des pieux pour l'amarrage, dans les rades de la baronnie de Trouville. Cet entretien ne laissait pas d'être coûteux aussi, essayèrent-ils de s'en affranchir. Mais ils s'y virent contraints, en 1738, par un arrêt du Parlement, à la grande satisfaction de la Chambre de commerce de Rouen qui avait réussi à intéresser le ministre au succès de cette affaire.

Au-delà de Quillebeuf et de Lillebonne, le sire de Tancarville avait la propriété des Eaux, tant du côté du sud que du côté du nord d'un côté, depuis le gord ou rabat de Quillebeuf, autrement nommé la rue aux Bœufs, jusqu'à la Tour-Carrée de Honfleur ou au Point-Noir, et de l'autre, depuis le Val-Varin jusqu'à la Pierre-du-Figuier, sur le château d'Orcher, ce qui faisait une étendue de cinq à six lieues environ.

A la vérité, les religieux de Jumièges n'ont jamais admis que leur pêche fût bornée par le gord de Quillebeuf ils prétendaient que de Quillebeuf la Croix de la Devise – qui était, selon eux, ce que l'on devait entendre par le rabat de Quillebeuf, - la pêche était partagée entre eux et le comte de Tancarville par le fil de l'eau. Ce fut là une des causes du procès que nous voyons s'engager.

Il n'y avait à pouvoir pêcher dans les eaux ou « eauries » du comté que les pêcheurs qui avaient pris la jurande du Vicomte de l'Eau, ou des maîtres des eaux et forêts de Tancarville. Chaque semaine, au jour qu'il plaisait au seigneur de leur désigner, les pêcheurs lui devaient une marée, connue dans les anciens titres sous le nom de marée die ou d'eaudie. Tout le poisson pris ce jour-là était pour le seigneur. Plus tard, des rentes en argent remplacèrent cette corvée.

Tous les francs poissons pris par les pêcheurs, tels que l'esturgeon, le marsouin, le saumon, la lamproie, devaient être apportés, à peine de forfaiture et d'amende, su la pierre d'acquit du château, Le comte pouvait les garder pour lui au prix taxé par les jurés. S'il n'en voulait point, les pêcheurs pouvaient les reprendre, ou, comme on disait, les relever en payant 5 s. pour l'esturgeon et 12 d. pour les autres poissons.

Dans le cas où le poisson était trouvé en varech la moitié appartenait au seigneur, et l'autre moitié à celui qui l'avait trouvé. Le seigneur avait droit de coutume sur toutes les marchandises vendues et distribuées dans ses eaux droit de heurtage sur les bateaux qui y heurtaient et y demeuraient échoués, droit d'ancrage sur chaque ancre qui y était jetée droit de varech sur tout ce qui arrivait, tant en flotte que sur l'eau, sur la terre sèche et sur les bancs.

Les mariniers qui trouvaient un navire ou des marchandises en varech étaient tenus de les amener devant le château de Tancarville à la première ou à la seconde marée. Quand on avait opéré le sauvetage soit d'un bateau submergé, abandonné par les mariniers, soit des marchandises qui formaient sa cargaison, le seigneur prenait pour lui et pour ceux qui s'étaient employés au sauvetage un droit assez élevé sur chaque futaille, caisse, paquet, pièce de marchandise, câble, ancre ou agrès. Il fallait encore payer des droits quand on allégeait le navire, soit en jetant à l'eau, soit en transbordant dans des bâteaux une partie du fret.

Le comte de Tancarville avait un vicomte de l'Eau chargé de la décision de toutes les affaires, civiles ou criminelles, relatives aux eaux de la seigneurie. Il rendait habituellement ses sentences à Quillebeuf sur le perré, au bout de la rue aux Vaches. Les juges des amirautés de Quillebeuf et de Honfleur attaquèrent souvent le Vicomte de l'Eau de Tancarville et finirent par l'empêcher de remplir les fonctions de sa charge.

Les seigneurs du fief du Marais-Vernier et les moines de Grestain jouissaient dans ces mêmes eaurées de Tancarville de droits assez considérables, ce qui donna lieu à de nombreuses contestations.

Ainsi, le sieur de la Luthumière, seigneur du Marais Vernier, fut maintenu par un arrêt du Parlement en date du 9 août 1617 « en la possession et la jouissance de la pescherie et droit de tendre filets sur les bancs blancs et grèves du Marais Vernier... »

Mais, revenons au procès des religieux et du comte de Tancarville. Le 31 décembre 1733, une proclamation fut faite à l'issue des messes paroissiales de Trouville, Vieuxport, Quillebeuf et Saint- Aubin par laquelle l'abbaye faisait savoir « que la pèche de la rivière de Seine entre le Val-des-Essards et la Croix de la Devise, le long des côtes, terres et marais des paroisses de Vieil-Port, Trouville, Quillebeuf et Saint-Aubin jusqu'au fil de l'eau appartenant au seigneur-abbé, était à donner à ferme soit en général, soit en particulier, à commencer du 1er janvier 1734; ceux qui voudront en passer bail en tout ou partie devront s'adresser au sieur Michel Paumier, receveur général de la baronnerie, au manoir seigneurial de la Haulle, lequel leur en fera composition raisonnable. En attendant quoi, défenses sont faites à tous pêcheurs ou autres personnes de s'immiscer à pêcher eu aucune manière ni façon que ce puisse être, ni avoir bateaux sur les eaux et terres dudit seigneur abbé, s'ils ne sont pourvus de bail, permission ou congé par écrit, à peine de saisies et confiscations de leurs bateaux, filets, hamails, quideaux et autres engins et instruments dont ils pourraient se servir. »

Cette proclamation n'avait d'autre but que d'affirmer les droits de l'abbaye sur la Seine, et, en démontrant aux habitants des cinq paroisses qu'ils étaient tout particulièrement intéressés à ce que l'abbé soit maintenu dans son privilège, les amener à prendre part avec lui au procès intenté par le sieur de Tancarville et â appuyer ses dires de leurs témoignages.

Le comte de Tancarville fondait ses revendications en premier lieu sur la transaction de 1406 conclue entre ses prédécesseurs et l'abbaye de Grestain par laquelle cette dernière cédait aux comtes de Tancarville, et moyennant 16 livres de rente, une partie des droits qu'elle possédait sur la Seine.

Suivant le comte, les eaux de Grestain avaient pour limite, au sud, le gord de Quillebeuf, ce qui était contesté par les moines de Jumièges. En second lieu, le comte exhibait des lettres-patentes de Louis XII datées du 2 décembre 1510 qui donnaient comme bornes aux eaux de Tancarville au sud, le rabat de Quillebeuf, la vue de la Tour de Lillebonne et le Val Varin ce qui, d'après le comte, était la même chose que la Croix de la Devise puisque le point de vue où l'on aperçoit la tour est vis-à-vis de cette Croix.

M. de Luxembourg produisait encore des enquêtes de droitures du comté de Tancarville sur les eaux de Seine du 5 mai 1526 diverses informations du mois de mai 1455, des procès-verbaux de pieds une sentence du 2 décembre 1645 qui condamnait plusieurs pêcheurs à chacun 10 l. d'amende pour avoir transféré les marchandises d'un vaisseau submergé au port de Quillebeuf au lieu de les avoir apportées au havre de Tancarville enfin, un arrêt du Parlement de 1692 qui maintenait le duc de Longueville comme comte de
Tancarville « aux droits et possessions de toutes sortes de pêche tant à pied qu'en bateau dans l'étendue de son comté. »

Il prétendait trouver dans les termes même de cet arrêt le droit de pêcher tant en "aplet seant que vergeant" depuis la rue aux Vaches dans Quillebeuf jusqu'à la grosse tour de Honfleur du côté du sud, et depuis le Val-Varin près Radicatel jusqu'à la pierre du Figuier-sous-Orcher, du côté du nord.

C'était priver à peu près totalement l'abbaye de Jumièges du droit de pêche, lui causer un préjudice considérable et ruiner en même temps les malheureux pêcheurs de la baronnie.


L'abbaye se défendit avec vigueur. Le premier document qu'elle produisit était une donation faite à l'abbaye de Jumièges par Guillaume Longue Epée, de la prévoté de Quillebeuf et Saint-Aubin... cette charte porte la date de 1040. Elle fut confirmée en 1170 par Henry, roi d'Angleterre et duc de Normandie.

Nous devons ici mentionner une version assez curieuse de M. de Luxembourg, comte d'Evreux et de Tancarville. Suivant lui, la famille de Tancarville devait être venue du nord avec Rollon et  avait possédé la pêche avant la donation de Guillaume qui n'aurait pu donner ce qu'il n'avait pas. Il se peut même, dit-il, que cette famille fût d'origine neustrienne de distinction à qui là pêche appartenait avant l'arrivée des Normands.

Les religieux avaient, d'ailleurs, à cette version, une réponse péremptoire. Pourquoi, s'il en était ainsi que le soutenait le comte de Tancarville, ses prédécesseurs avaient-ils obligé les moines à abandonner cette possession ? Pourquoi avoir laissé les vassaux de l'abbaye exercer dans ces eaux leur métier depuis des siècles?

En 1300, le bailli de Rouen avait voulu dépouiller la baronnie de Trouville de cette partie de son domaine. Une enquête fut ordonnée. Le bailli, lui-même, se rendit sur les lieux et y entendit « un grand nombre d'habitants des paroisses voisines, même, oui en secret foison de témoins à part et séparément. » Tous s'accordèrent à attribuer les eaux contestées aux religieux. Le bailli abandonna de lui-même sa revendication.

L'abbé produisit de nombreux aveux et diverses sentences, parmi lesquelles nous mentionnerons celle rendue au nom du roi de Navarre, le 7 mai 1354, par lequel « il est empêché aux habitants de Quillebeuf de mettre aucuns estaliers sans le consentement de l'abbé de Jumièges auquel tout le profit de l'eau appartient ».

L'abbaye objectait enfin la transaction passée entre le comte de Tancarville et l'abbaye de Grestain.

L'abbaye obtint gain de cause du Parlement le 19 juillet 1752. Le procès avait duré vingt ans.

Les pêcheurs de la baronnie purent ainsi continuer leur industrie, sinon paisiblement, du moins avec la certitude d'obtenir réparation des dommages qui leur seraient causés par les hommes de l'autre rive de la Seine.


A. PREVOST.
La Normandie littéraire, 1908.



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