Par Laurent QUEVILLY.
A la sortie de Duclair, en direction de Rouen, la Traction-avant passait devant des idées de maisons taillées dans la falaise. Plus loin, de somptueuses demeures bourgeoises affectaient des airs de châteaux. Lequel de ces habitats faisait plus volontiers rêver les enfants? Celui des troglodytes, bien sûr. C'étaient nos derniers hommes des cavernes...


Les falaises de Duclair ne furent pas les seules à servir d'habitat, sur les rives de la Seine. Pêcheurs et chiffonniers trouvèrent refuge dans celles de Dieppedalle, de Saint-Adrien ou encore d'Orival. Là, d'antiques dessins tracés dans la pierre intriguaient les archéologues.

En 1819, un voyageur danois, Hector Estrup visite la Normandie, séduit par ses paysages : "les rives de la Seine sont bordées de calcaires escarpés et gercés" [...]. Estrup parcourt toute la rive et visite ensuite la chapelle de Sainte-Anne au hameau de la Fontaine. "Les riverains se sont creusé des habitations dans les roches mais quelle différence entre les habitations de ces cavernes et les pauvres troglodytes du Mont-Albain près de Rome ! là-bas de misérables grottes, ici de véritables maisons avec fenêtres..."



Photo de 1904

Le vieux briscard de Trafalgar


La plus ancienne figure troglodyte ? Le père Lemoine, attesté en 1838. Lemoine avait participé à la bataille de Trafalgar où il reçut un coup de feu et un coup de hache. Fait prisonnier après le combat,  il resta huit ans captif sur les fameux pontons anglais. Le Journal de Rouen du 18 novembre 1838 nous dit que ce vieillard, infirme et chargé de deux enfants de 8 et 10 ans, habite un trou dans les rochers de Duclair. "Le malheureux est là, étendu sur un grabat et attendant une mort trop lente à venir." Deux jeunes pères de famille, habitants de la commune, ont empêché jusqu'ici cet infortuné de succomber à sa misère. M. Mercier,  receveur de l'enregistrement des Domaines à Duclair, a sollicité du roi un secours de 60 F. Mais on attend une pension de la part du ministre de la Marine et de son représentant à Rouen pour ses 26 années de services.

En 1850, Léon de Duranville est surpris :
« Les artistes peuvent crayonner de nombreux fragments de rochers en cheminant de la Chaire de Gargantua jusqu'à Duclair. On croirait que leurs fentes ne peuvent servir que de tanières aux animaux, mais on voit avec surprise une figure de vieille femme, semblable à la Meg Merrilies de Walter Scott, filant tranquillement sa quenouille sous cette masse énorme de pierres...
­
»

Et Villain d'ajouter, en 1881 : « A Duclair et dans tous les villages situés au bord de la route qui longe le fleuve, les pêcheurs savent se faire de charmantes maisonnettes aux dépens des anciennes, cavités percées par les carriers dans la couche crayeuse.
Ils se contentent de bâtir à l'entrée une façade avec portes et fenêtres, et, à très peu de frais, ils deviennent propriétaires d'un immeuble dont ils n'ont qu'à gratter les murs pour les recrépir.
»



Sur cette photo : Maria-Constance Thierry (1868-1936).

Une dynastie de troglodytes


Si l'on en croit une tradition familiale, plusieurs générations de Thierry se sont succédé dans les falaises.

Première génération. Attestée en 1834, notre dynastie de troglodytes débutera par Jean Baptiste Thierry, natif d'Epinay. Cette année-là, il épouse Rose Bouteiller, veuve Chauvet, dont il va élever les trois enfants nés du premier lit et ceux du second. De 8 ans son aînée, Rose a déjà 36 ans.
En 1851, Jean-Baptiste Thierry est recensé comme ouvrier plâtrier. Il a un fils carrier, un autre pêcheur, deux filles... Pour arrondir les fin de mois, Rose Bouteiller, la femme du chef de ménage, donne le sein à un nourrisson, Victor Bénard.

Deuxième génération. En 1861, le fils pêcheur, Louis Baptiste, est devenu le chef de ménage. Il a fondé une famille de journaliers qui comportera trois filles. L'une d'elles, Maria-Constance, mettra au monde deux filles naturelles. D'abord Louise en 1886. Puis Marthe le 13 février 1899. Le lendemain, la famille se rend tête basse à l'église Saint-Denis devant le vicaire Rivière. Un oncle, Jean-Baptiste Bourgois, époux d'Emélie Thierry, fait office de parrain en compagnie de la grand-mère, Louise Orange.
A cette époque, les grottes d'Orival sont abandonnées par crainte des éboulements. Mais on trouve encore des habitations troglodytes à Barre-y-Va, près de Caudebec. C'est dans l'une de ces grottes qu'en 1894 vivaient les Dessolines, un couple de rempailleurs de chaises. Un jour, ivre, revenant du marché, le mari tua sa femme d'un coup de pied.

Revenons à Duclair. En 1901, Baptiste Thierry reste journalier ainsi que son épouse et leur fille Maria, restée dans la maison avec ses deux filles nées hors mariage. Mais le temps a passé. Louise, l'aînée de Maria a maintenant 15 ans et travaille comme cloutière chez Mustad.
Plume inspirée du Journal de Rouen, Georges Dubosc s'extasie en 1900 : «  En gagnant Duclair, un peu avant d’y arriver, voici encore des habitations souterraines. Celles-ci, situées au milieu de la roche, bien exposées au soleil, sont coquettes avec leurs parures de fleurs et il semble qu’il y fait bon vivre. L’une sert de débit de tabacs et une autre porte une enseigne engageante. »
En 1906, Louise Orange, la grand-mère, est cailloutière chez Leroy, sa fille Maria aussi, métier somme tout indiqué pour des troglodytes. Louise Thierry, l'aînée des "enfants du péché", ne travaille plus chez Mustad, elle est maintenant domestique chez Coignard. Marthe est encore en bas-âge. Nous la retrouverons bientôt.


Sur cette image, Mme Mieux, bouteille en main, est secondée par deux serveuses.


Caverne et... taverne !


Un café, nous a dit Dubosc, est donc percé dans la paroi. Il a pour nom "A la roche de Duclair". A l'époque où Maurice Leblanc, dans la Comtesse de Cagliostro, fait de ces grottes le domaine de "méchants", Irma Gabrielle Mieux sert la bière fraîche aux cyclistes. Les Mieux nous viennent de Rouen et Victor est au début du siècle mécanicien chez de Joigny. Il a deux filles. L'une est alors sous son toit, route de Rouen, l'autre est institutrice publique.
Au café, Mme Mieux sera secondée par Charlotte, sourde et muette. L'établissement se résume à l'intérieur à une table rugueuse et deux bancs de bois.
Durant la Grande guerre, le café fut fermé pour accueillir des réfugiés.



Un panneau invite les automobilistes à ralentir à cet endroit. "Allure tolérée: 20 km/h par arrêté municipal".
La mère L'amour, la fameuse marchande de journaux, vient à pied du bourg vendre ici sa presse. Demandez le Petit Journal !... Avec la diligence de Duclair qui passait là tous les jours, elle disparaîtra du paysage à l'aube des années 20.

Jolie troglodyte.l s'agit de Marthe Thierry.
A gauche, sa mère Maria se masque le visage...

Pour attirer les touristes britanniques, l'enseigne du bistrot est bilingue. Outre "A la Roche de Duclair", on peut lire : "Coffee, Wine, Brandy, Beer". La classe, quoi. L'estaminet affiche aussi une pancarte : "Au Rendez-vous des cyclistes."
A la mort de sa patronne, Charlotte ira travailler à l'hospice de Duclair où on l'appelait Mlle Contre-Moulins. Hélas elle fit une chute et finit ses jours à l'Hôtel-Dieu de Rouen.

Troisième génération. En ces années 20, Maria Thierry se fait journalière et sa fille est ouvrière d'usine chez Leurent. Comme sa mère, Marthe restera célibataire mais, elle aura tout de même six enfants.

Quatrième génération. Il y aura Roland en 1921, Rolande en 23 et qui épousera un Parisse, Marcel en 24, Madeleine en 25, enfin, en 35, les jumelles Jacqueline et Lucienne, future femme Gagnepain. 

En 1936, la famille Thierry est flanquée de deux maisons vacantes de chaque côté de la sienne. Dix ans plus tôt, les plus proches voisins étaient d'un côté les Martel et les Sailly, de l'autre les Chéron et Alice Ethure, cloutière chez Mustad, sans doute des troglodytes.
En 36, la famille Thierry a de l'espace au point d'accueillir un pensionnaire, Frédéric Gamain, 48 ans, chauffeur chez Beaudelin. Il est natif de Bettencourt-la-Rivière. 

La mairie provisoire


La famille Thierry et un voisin de La Fontaine photographiés par un soldat allemand (Coll. Nicolas Navarro).

Vint la Seconde guerre. Quand la mairie fut détruite par les bombardements, l'ancien café servit de secrétariat. On y vit ainsi flotter officiellement le drapeau tricolore en juin 44. En tout, on comptait une vingtaine de locaux plus ou moins habités, plus ou moins enfouis dans la falaise. 

Cinquième génération. A la Libération, Madeleine Thierry épousera Henri Mabille et lui donnera un fils. Mabille avait aménagé une des maisons voisines avec plancher et cloisons. Les Thierry et les Mabille louaient 100 F leur demeure à un douanier couronnais, Bouillez.


Un soldat américain offre des cigarettes aux sœurs Thierry.

Un caverne fut évacuée en 1952. Henri Mabille s'efforçait d'enrayer le lézardement des autres. En vain...

Et le ciel leur tomba sur la tête

Le mardi 26 octobre 1954, à 9h30 du matin, un énorme bloc de pierre se détache de la façade de la grotte Mabille. Les époux et leur fils de 9 ans seront relogés dans un baraquement d'urgence, rue des Moulins. Reste Marthe Thierry et ses feux dernières filles de 19 ans, Lucienne et Jacqueline. Marthe y vit depuis sa naissance et voilà 32 ans qu'elle travaille à la boulonnerie Bernard où elle est décolleteuse. Elle y est retenue avec sa fille Lucienne quand, ce même mardi 26 octobre 54, à midi, Jacqueline déjeune seule et voit soudain un morceau de plafond tomber... dans son assiette. Chassées par ces chutes de pierre, les dernières habitantes des falaises quittèrent eux aussi leur logis pour un baraquement provisoire. Marthe est décédée en 1976 à Rouen. Vides, les cavernes servent encore aujourd'hui de remises et garages.
Nos falaises continuèrent de donner du souci. C'est ainsi qu'en octobre 1964, on les purgea dans la crainte du gel durant l'hiver.

Laurent QUEVILLY.

"La maison qui se trouve en renfoncement au bout des habitations troglodytes, est celle de mes grands parents, plus loin il y a l'ancienne maison de Auger frères transports." (Alain Guyomard)






 


Sources


Pépita Gagnepain, petite-fille de Marthe Thierry.
Dossier 91 H Duclair
Paris-Normandie, 14 et 14 novembre 1948, Pierre Reynaud.
Liberté Dimanche, 7 novembre 1954, Raymond Hacqueville.
Communication de Jean-Pierre Derouard
Le canton de Duclair à l'aube du XXe siècle, Gilbert Fromager.
René Herval, "Cette molle courbe de Duclair", Présence Normande, 1970, n°5.
Léon de Duranville, Revue de Rouen, 1850.
Villain, Le monde souterrain, 1881
Georges Dubosq, Les habitations souterraines en Normandie, 1900.




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