Par Laurent Quevilly-Mainberte

A la Révolution, la chaumière de Pierre Lafosse fut nationalisée. Au Vaurouy, il la tenait de son grand-père. Alors, bien-sûr, le croquant protesta et alla puiser ses arguments... jusqu'en 1575 !




Le 10 juin 1794, Jacques Antoine de la Bucaille, inspecteur des domaines nationaux, quitta sa résidence de Caudebec pour se rendre dans la commune du Vaurouy. Il parvint au lieu-dit la Haye de Yainville, triage du Val Retout, peu avant 11h du matin et retrouva là deux cultivateurs bombardés experts dans la délicate affaire qu'il allait devoir traiter. Le premier est Antoine Herment, de Sainte-Marguerite, nommé par le district, le second Etienne Le Mettais, d'Epinay, commis par le juge de paix du Canton de Duclair. Nous sommes sur les terres exploitées par Pierre Lafosse. Et avant lui ses aïeux, vieille famille yainvillaise. Bien sûr, Lafosse aussi est là. Et comme Guérin, l'huissier de Caudebec, lui a fait sommation quelques jours plus tôt de nommer son propre expert, il a donc désigné le sien en la personne de Jacques Rollin, cultivateur et maire d'Yainville. Un homme influent qui possède les carrières de Claquevent.


Plan général du Vaurouy contenu dans le dossier de Pierre Lafosse et zoom ci-dessous...


Que vient faire ici La Bucaille ? Une sale besogne. Il vient prendre possession des biens de Lafosse au nom de la Nation. Avant cela, il lui demande s'il a quelques papiers à lui montrer. Sinon, Lafosse ne pourra intenter le moindre recours auprès des autorités. Mais non, Lafosse n'est pas venu les mains vides. Il tend à l'inspecteur une déclaration rendue au Domaine le 29 juin 1748 par son grand-père. A la lecture de cette pièce, La Bucaille a la confirmation que ces terres relevaient jadis du domaine royal. Elles relèvent donc aujourd'hui de la Nation. Il en prend officiellement possession au nom de la République française.

Ainsi dépossédé de sa terre, Pierre Lafosse ne va pas rester inactif. Il adresse aussitôt une pétition au district :

Les biens nationaux sont les biens de l’Église confisqués durant la Révolution en vertu du décret du 2 novembre 1789. Ils sont vendus pour résoudre la crise financière. Le domaine de la Couronne, ainsi que les propriétés de certains nobles, subissent le même sort par le biais de confiscations révolutionnaires.
La notion de bien national est ensuite étendue aux biens des émigrés et des suspects, qui sont confisqués à partir du 30 mars 1792, puis vendus après le décret du 27 juillet. L'un des objectifs est de représenter une caution pour les assignats.
Je possède en la commune du Vaurouy une pièce de terre contenant trois acres, trois vergées dix perches.
Elle a été concédée à mes auteurs (ceux qui ont précédé Lafosse sur cette terre) en 1575 suivant la déclaration du 29 juin 1748 par les commissaires nommés alors pour l'aliénation des terres des domaines vaines et vagues.
Cette pièce de terre à l'instant de l'aliénation était vaine et vague, la déclaration ci dessus en fait foi. Maintenant, par mes soins et ma dépenses et par ceux de mes prédécesseurs, elle a reçu l'amélioration dont elle était susceptible, une partie a été plantée en bois taillis et l'autre a été mise en culture.

D'ailleurs, le décret du 10 frimaire dernier (30 novembre 1793), en révoquant l'aliénation des domaines nationaux, a fait une exception en l'article V qui m'est applicable puisque ce terrain contient moins de 10 arpents et que je n'ai pour tout bien que cet objet.
Généalogie et historique de propriété

Pierre Lafosse a épousé Marie Catherine Delépine à Yainville en 1787. Il est fils de :

Pierre Lafosse, qui a épousé Marie-Anne Bardet à Yainville en 1758. lui-même fils de :

Pierre Lafosse, qui a épousé Catherine Dumontier en 1730 à Yainville et hérité de ce bien. Elle-même est la fille de :

Adrien Dumontier, marié en 1714 au Vaurouy à Marguerite Handouville. Lequel Adrien dans le document de 1748 représentait :

Jacques Dumontier qui de sa part représentait :

Jean Dumontier et ce dernier représentant :

Robert de la Pierre, écuyer, sieur Dufresne.

Je dois donc continuer à en jouir.

Cependant, il en a été pris possession au nom de la Nation par le citoyen la Bucaille, inspecteur des Domaines suivant le procès-verbal. Il m'est intéressant d'arrêter les effets de cette prise de possession. C'est pourquoi, je conclue à ce qu'il vous plaise, citoyens administrateurs, vu la déclaration du 29 juin 1748 qui est le seul titre qui prouve que cette pièce de terre a été acquise primitivement du domaine le 23 août 1575, celle du procès verbal de prise de possession et mes certificats de résidence, de non émigration et de civisme cy-joints, m'accorder main levée de la prise de possession de la dite pièce de terre et me renvoyer m'en jouir comme d'un bien a moi appartenant...


Gros plan sur le hameau du Bocage...

Un bon Républicain


Que dit le certificat de civisme de Pierre Lafosse ? Il réside bien dans la République depuis le 9 mai 1792 sans interruption et son domicile se situé précisément section B, il a payé la totalité de sa contribution patriotique, son imposition mobilière de l'année passée et celles d'avant, il n'a pas été porté sur la liste des émigrés et ses biens ne sont pas sous séquestres.
Né le 15 février 1763, nous dit le document, Pierre Lafosse a maintenant 31 ans passés. En réalité, il serait né le 13 février 1764 à Yainville. C'est un homme de cinq pieds un pouce, les cheveux et sourcils chatains, les yeux gris, le nez aquilin, la bouche moyenne, le visage ovale marqué de la petite vérole, un menton rond. Tels sont les renseignements adressés par le conseil général de la commune et que signent Nicolas Vincent, le maire, P. Simon, officier (qui signe deux fois !), Claudet, Jacques Levallois, Martin, François Pogniant (qui marque d'une croix), Alexandre Durdent, Adrien Deschamps. Les membres du comité de surveillance ajoutent leur paraphe : Delaville, Delaporte, Fillatre, Légal et Jean Sécard qui trace une croix.

Le certificat de résidence reprend sensiblement les termes, ajoutant que Pierre Lafosse est bien connu des signataires, qu'il est bien vivant puisque présent devant eux et n'est pas non plus détenu. Ajoutons que lors du recensement d'octovre 1793, quatre personnes vivent au feu de Pierre Lafosse. On suppose donc qu'il est père de deux enfants. Il a au moins un fils, Jean-Louis, qui s'établira à Yainville.


La représentation de Duclair avec ses halles constituées de quatre bâtiments sur la place.

Les arguments de Pierre Lafosse


A sa pétition, Pierre Lafosse ajoutait quelques observations. Il s'efforce de démontrer que ses terres ne dépendaient pas jadis du domaine royal mais de la seigneurie du Vaurouy :

Le 13 juillet 1655, Adrien Dumontier a acquis d'Antoine de la Pierre, sieur Dufresne, une masure contenant une acre, édifiée d'une maison à usage de demeure, sise paroisse du Vaurouy, par démembrement de celle de Sainte-Marguerite-sur-Ducler. (La paroisse du Vaurouy a été constituée à cette époques au profit du seigneur, Henry Boyvin, par la réunion des hameaux du Carouge, du Bocage et de Claquemeur distraits de la paroisses de Sainte-Marguerite).

Par contrat du 16 novembre 1686, Jacques Dumontier, fils d'Adrien, mentionné cy dessus, a acquis de Robert de la Pierre, sieur Dufresne, une pièce de terre sans fourniture de mesure, mais bornée par la masure cy dessus et deux sentes, dont l'une allant aux moulins de Ducler et l'autre au Bouillon et par un bout un bois appartenant au dit vendeur, à la charge, est-il dit, de relever de la seigneurie du Vaurouy (ci devant), ou du Domaine, preuve incontestable que le dit Robert Dufresne ne savoit pas bien où placer la pièce de terre vaine et vague que ses auteurs avoient acquise du Domaine, le 29 aoust 1575 (vieux stile).

Le 8 juillet 1726, il fut élu un prévôt à cause de la masure mentionnée cy dessus pour la cy devant seigneurie du Vaurouy. Donc cette masure en relevoit.

En mars 1733, Pierre Lafosse (grand-père homonyme du pétitionnaire), possédant les dits héritages aux droits de Catherine Dumontier, sa femme, rendit, à la cy devant seigneurie du Vaurouy, aveu pour les deux objets cy dessus acquis d'Antoine et Robert de la Pierre, sieurs Dufresne père et fils, vraisemblablement depuis, il s'éleva quelques doutes, par le Domaine, qui furent éclaircis à l'avantage de la dite cy devant seigneurie puisqu'au bas du dit aveu est écrit "Vu bon ce 22 Xbre 1759 par M. Isabelle, signé Née avec paraphe".

Aujourd'hui, le Domaine oppose à ces preuves de non-domanialité la déclaration que ce même Lafosse a faite au domaine le 29 juin 1748 (vieux stile).

On observera qu'il ne fut appelé pour rendre la dite déclaration parce que Robert Dufresne, en 1680, avoit déclaré qu'il possedoit un héritage alliéné à ses auteurs comme terre vaine et vague par les commissaires généraux le 23 aoust 1575.

 Mais ce Dufresne possédoit d'autres bois attenants à ceux-cy et touchants à la forêt qui contenoient vraisemblablement les objets de sa déclaration car il n'étoit pas naturel qu'il eut déclaré des terres vendues par son père et qui n'étoient plus en ses mains depuis 25 ans.

Ces bois ont été depuis vendus par lui aux cy devant religieux de Jumièges et font partie de la ferme du Pavillon, acquise par le citoyen Darcelle comme bien national.

J'ai cru devoir ajouter ces éclaricissements à ma pétition pour donner encore plus de poids à l'objet de ma réclamation.
La déclaration de 1748

Le grand-père de Pierre Lafosse eut le malheur de déclarer son bien devant Marin Ebran, notaire et garde-note du Roi. Il reconnut ce jour-là tenir deux pièces de terre relevant de la vicomté de Caudebec, domaine royal, alors qu'il avait rendu aveu 15 ans plus tôt à la seigneurie du Vaurouy. Pourquoi est-il amené à faire cette déclaration ? Parce que Robert de la Pierre, sieur Dufresne, l'avait déclarée ainsi le 16 octobre 1680 aux notaires royaux de Caudebec. Robert Dufresne avait alors dressé ainsi l'historique de propriété :
Il tenait le bien de la succession de son père.
Son père l'avait acquis quant à lui du sieur Maquière, écuyer, sieur de la Barre et de la Motte.
Enfin le bien avait été adjugé à Maquière par les conseillers généraux députés pour l'alliénation des bois et terres vaines et vagues le 23 août 1575 moyennant 12 deniers parisis valant quinze deniers de feus et rente annuelle par acre.

En vertu de cette déclaration, le grand-père de Pierre Lafosse avait reconnu devoir au roi quatre sols dix deniers oboles à raison de douze deniers parisis de feus et rente annuelle par acre payables chaque an à la saint Michel au bureau de la recette du Domaine à Caudebec. Ce qui fut signé notamment en présence de Michel Dinaumare, marchand de Caudebec. Il s'agit du père de Michel François Dinaumare qui sera  receveur des biens de l'abbaye de Jumiègee et jouera un rôle prépondérant dans l'administration révolutionnaire du canton de Duclair.
C'est donc ce document que conteste Pierre Lafosse. Son argument : Dufresne ne pouvait tenir ce bien par héritage puisqu'il avait été vendu par son père à Dumontier en 1655. En outre, dix ans après cette déclaration, les terres ont été reconnues comme relevant de la seigneurie du Vaurouy et non du Domaine royal.

Ma situation peu fortunée ne me permettant pas de faire des recherches plus coûteuses et qui deviendroient fort difficiles par le brûlement des titres féodaux mais ils suffisent pour éclairer la conscience de ceux qui examineront cette affaire.

Les titres justificatifs des observations cy dessus sont mes titres de propriété, de partage d'héritages entre co héritiers dont je m'oblige donner communication toutefois et quand, ne pouvant m'en désaisir.

Les administrateurs consentirent à remettre les pièces du dossier au préposé de la régie nationale du droit d'enregistrement des Domaines, à Caudebec, pour statuer sur la question. On ne sait quelle fut sa décision.

Laurent QUEVILLY.

Nota Bene

Le petit-fils de Pierre Lafosse, Jean-Augustin, fut maire d'Yainville durant 37 ans. Sous son mandat furent construits l'école, la mairie, le presbytère... Il possédait aussi des terres à Jumièges.

Sources

ADSM 1QP122 Document numérisé par Josiane et Jean-Yves Marchand.