C'est l'histoire de deux amants qui s'offrent une lune de miel.  Au bout de la ligne Barentin-Caudebec: la mort.

Par Laurent Quevilly.

Villequier, samedi 19 novembre 1889. Vers trois heures de l'après-midi, la marée basse laisse à découvert les contreforts de la berge. Soudain, deux promeneurs remarquent un corps. Oui, un corps flottant entre deux eaux. Aussitôt, ils s'empressent de le hisser sur la rive. C'est une jeune femme. Morte. Une jeune femme que l'on reconnaît bientôt à son nez retroussé et ses taches de rousseur. Elle est descendue la veille dans l'auberge de Marie Chauvin. Et elle n'était pas seule. Un homme l'accompagnait...

Vite, on va prévenir Legendre, le secrétaire de mairie. Un homme accompagnait la victime? Alors Legendre ordonne des recherches. On retrouve bien un peu plus loin, sur le quai, une canne, un petit panier d'osier contenant une brosse à habits et un chapeau. C'est celui du compagnon de l'inconnue. Le couvre-chef porte un nom imprimé: "Dôle", une commune du Jura. Mais pas de second corps...

On explore les effets de la noyée: une chemise démarquée portant le nombre 10, un pantalon garni de dentelles, un gilet de flanelle marqué GI, un jupon de soie. Enfin une robe de mérinos noir. La finesse du linge semble indiquer une situation de fortune plus que suffisante.

Une dépêche est adressée au parquet de Rouen qui accourt sur place. Et ordonne de minutieuses recherches en Seine pour tenter de retrouver l'ami de la jeune femme. En vain.

Elle était gaie, il était sombre...

L'enquête confirme que le couple, totalement inconnu à Villequier, est donc descendu chez Marie Chauvin. «Ils disaient venir de Rouen, et avoir passé trois jours à l'hôtel de la Marine, à Caudebec...»
Ce vendredi-là, il firent une longue promenade dans le pays. Et revinrent dîner, le soir, à l'auberge. Au cours du repas, ils interrogent longuement la servante. Sur la profondeur de la Seine à Villequier, le plus ou moins d’animation du port pendant la nuit. Sur le quai, il y a une importante tuilerie. Ils demandent si les chargements et déchargements continuent le jour baissé. «La jeune femme avait l'air fort gaie, tandis que le jeune homme conservait une attitude sombre et maussade.»
Puis ils sortent, disent-ils pour une courte promenade. On attendit leur retour avant de fermer les portes de l'auberge. Ils ne revinrent jamais...

Le second corps

Début novembre, deux contremaîtres aux travaux de la Seine, Léon Gambier et Alphonse Renier, retrouvent un noyé dans une crique de Petitville, non loin de Gravenchon. Immédiatement, on fait le rapprochement avec cet homme qui, jusque là, avait échappé à toutes les recherches. Ses vêtements renferment une montre de femme en or portant le numéro 25885. Elle est arrêtée à trois heures un quart. L'inventaire montre encore une giletière en soie noire, un porte-monnaie en cuir de Russie contenant 20 centimes, une chemise ornée de deux boutons en simili-or et des manchettes avec des boutons taillés en biseau. Enfin deux mouchoirs sont brodés de l'initiale D. Et puis, sur une feuille de papier à lettre, ces mots sont tracés : Rouen R.D., Maromme, Malaunay, Barentin, Pavilly, Villers-Escalles, le Paulu, Duclair, Yainville, Jumièges (halte), le Trait, Guerbaville, Saint-Wandrille, Caudebec. C'est exactement le trajet en train de Rouen à Caudebec avec le nom de toutes les gares. Le dernier voyage des amants tragiques. Seule la station de Yainville-Jumièges porte la mention "halte". Cela signifie-t-il qu'ils s'y soit arrêtés ?

Le 11 novembre, deux hommes se présentent à la mairie de Petitville puis à celle de Villequier. Il s'agit, l'un, du frère du noyé et l'autre du mari de la victime.

La clef de l'énigme

C'est le Journal de Duclair qui va nous donner la clef de l'énigme, information reprise par le Journal de Rouen du 14 novembre

"L'identité des deux cadavres trouvés en Seine ces jours derniers, l'un à VIllequier, l'autre à Petitville, vient d'être établie. Le corps de la femme a été reconnu par son mari, le sieur Théophane-Isidore Farcy, de Neufville-Coppegueule, près d'Aumale. Elle exerçait en cette commune la profession de modiste et fréquentait quelques marchés voisins. C'est une nommée Anaïse-Julienne Boulnois, née le 8 février 1864 à Neufville-Coppegueule et mère d'une petite fille de trois ans.

NDLR : Anaïse était la fille de d'Adolphe Aimable Boulnois et Laurence Hyancinthe Quillent.

Le cadavre de l'individu est celui d'un sieur Charles-Marie Hoart, cultivateur au même lieu. A cette profession, il joignait celle d'arpenteur-géomètre.
Cette découverte, dit le Journal de Duclair, est due aux boutons du pantalon de Hoart qui portait la marque d'un tailleur de Neuville-Coppegueule.

Partis l'un et l'autre de leur commune, ils allèrent à Paris visiter l'Exposition. A la date du 17 octobre, ils vinrent sur Caudebec et Villequier, théâtre du funeste drame."


Et voilà encore un mystère ! La presse locale donne au noyé le nom de Charles-Marie Hoart. Or, son frère, venu à la mairie de Petitville, a révélé une toute autre identité : Ulysse Elisée Malivoir, célibataire, né le 16 août 1855 à Fresnoy-Andainville, fils de feu Malivoir Stanislas Théophile et de Elise Eugénie Niquet. Cette déclaration, il la fit en compagnie du mari d'Anaïse. Le 5 décembre 1889, rentrés dans la Somme, les deux hommes renouvellent leur déclaration à la mairie de Fresnoy-Andainville.

Alors, pourquoi et Le Journal de Duclair, et le Journal de Rouen ont-ils annoncé la mort d'un autre homme ?

Mais on peut enfin reconstituer le parcours des deux amants. Ils étaient partis vers le 12 octobre de leur bourgade pour Paris où ils avaient visité l'Exposition universelle. Là, ils découvrirent l'ouvrage de Monsieur Eiffel, cette tour colossale qui dominait désormais le Champ de Mars. Peut-être assistèrent-ils aussi au spectacle de Buffalo Bill, la grande attraction de cette fête avec les 400 indigènes du village nègre.  Puis ils partirent pour la Normandie. Peut-être descendirent-ils à la gare de Yainville d'où une calèche les emmena à l'abbaye dont ils visitèrent les ruines. Après quoi, ils reprirent le train et épuisèrent leurs dernières ressources à Caudebec. La note de l'hôtel de la Marine réglée, ils arrivaient à Villequier. 20 centimes en poche. Le soir, ils se jetaient dans la Seine. Des noyés qui, en ce lieu, restèrent plus anonymes que Léopoldine Hugo et son époux.

Laurent QUEVILLY
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Cet article a inspiré la Revue généalogique normande en 2013. Elle n'a pas jugé bon d'indiquer ses sources. Dommage...


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