Bouteiller ! Quand on s'appelle ainsi, on est forcément aubergiste. Sous la Révolution, ce cabaretier de Duclair avait un fils matelot sur la Gentille. Puis prisonnier des Anglais. Nos autorités cantonales réclamèrent directement sa libération à l'ennemi. Paris s'en offusqua...
Le récit de sa capture
La Gentille, capitaine Canon, en croisière à l'entrée de la Manche avec deux autres frégates de même force, la Gloire et la Fraternité, capitaines Beens et Florinville, chassa, dans la matinée du 10 avril 1795, un navire aperçu dans le S.-O. ; le vent soufflait de l'Est, bon frais. Ce navire était danois. A 8h, lorsque le canot qui l'avait visité revenait abord, huit autres voiles furent signalées. La Gloire et la Fraternité étaient alors à 6 milles dans l'E.N.-E. de la Gentille et faisaient route au O.-N.-O. ; sur le signal que lui fit le commandant de la division, le capitaine Canon mit le cap au N.-O.
Les voiles aperçues, qui faisaient partie d'une division sous les ordres du contre-amiral anglais John Colpoys, chassèrent les frégates françaises sur des routes différentes, de l'Ouest au N.-O. ; elles étaient encore à grande distance, lorsqu'à midi, le commandant de la division française rendit libre la manœuvre de chaque capitaine. La Fraternité et la Gloire continuèrent leur route au N.-O. pendant quelque temps; puis la dernière serra le vent ; elle fut suivie par un vaisseau et trois frégates. A 6h du soir, elle commença à échanger des boulets avec la frégate de 40e Astuoea, capitaine lord Henry Powlet, mais il était 10h lorsqu'elle put engager le combat avec quelque efficacité; il fut acharné. Après une heure, la Gloire amena son pavillon.
La Gentille qui gouverna d'un quart plus sur bâbord fut aussi gagnée, et la nuit était trop belle pour que le capitaine Canon pût espérer échapper par une fausse route ; le vent avait beaucoup molli. Après dix heures de poursuite, les vaisseaux de 82° Hannibal et Rorust étaient à portée de pistolet. Quelques coups de canon furent tirés et le pavillon de la frégate française fut amené.
La Fraternité continua sa route largue, chassée par un vaisseau et une frégate qui la canonnèrent à 6h 30m du soir. Cette canonnade fut sans conséquence et cessa à la nuit. Les premiers rayons du jour montrèrent au capitaine Florinville l'Hanniral occupé à amariner la Gentille. Ce vaisseau se joignit à celui qui le chassait déjà, et ce fut lui qui, à 6h du soir, lui envoya les premiers boulets ; il cessa son feu à la nuit. Le second vaisseau laissa alors arriver pour passer derrière la frégate française qui vira aussitôt de bord vent devant. L'Hannibal voulut en faire autant; mais il manqua son évolution et la fit vent arrière; la brise était alors très faible. Le capitaine Florinville se fit remorquer par ses canots, et le vent ayant fraîchi pendant la nuit, les chasseurs furent perdus de vue. La Fraternité entra à Lorient.
Le père pétitionne
Traduit devant un conseil martial, le capitaine Canon, commandant de la Gentille, sera déclaré non coupable et acquitté. En attendant, le matelot Bouteiller reste prisonnier des Anglais...
Le 26 décembre 1796, l'administration municipale du canton de Duclair délibère sur la pétition du père Bouteiller adressée au commissaire de la Marine à Rouen et qui demande que "son fils, pauvre marin pris prisonnier sur la frégate La Gentille, actuellement dans les positions de Plymouth, soit échangé contre un soldat anglais prisonnier en France. Sur ce, l'administration considérant que le citoyen Bouteiller a perdu un de ses enfants au service de l'Etat, que le second lui est nécessaire pour l'aider à subsister... rend et arrête que sera délivré au citoyen Bouteiller un certificat conforme à sa demande."
Duclair écrit aux Anglais !
6 avril 1799. Voici maintenant trois ans que Bouteiller est prisonnier. Nos élus tentent le tout pour le tout en interpellant directement le représentant des intérêts anglais en France.
Duclair, le 17 germinal an 7 de la République française une et indivisible.
L'administration municipale du canton de Duclair au Département de la Seine-Inférieure.
A... (blanc) agent d'Angleterre, résidant à Paris pour l'échange des prisonniers de guerre
Pénétrés des sentiments d'humanité et de justice qui caractérisent les Républicains, nous avons cy-devant apostillé d'avis favorables une pétition que nous adresse Alexandre Bouteiller, aubergiste à Duclair, chef lieu de notre canton.
"Il
languit sur vos pontons !" |
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Depuis longtemps, ce fils unique séparé d'un père et d'une mère qui sont sur le déclin de l'âge languit sur les pontons d'Angleterre.
Le Droit des gens respecté par toutes les nations policées, le sera par la vôtre, vous en connaissez les principes et vous saurez les faire respecter.
C'est dans cette persuasion que nous sollicitons votre humanité en faveur de Bouteiller fils. Il est temps que sa captivité finisse. Grand nombre de prisonniers pris longtemps après lui sont rentrés dans leur foyer.
Tous les hommes ont les mêmes droits. Bouteiller fils peut donc avec raison demander avec instance la fin de sa captivité. C'est un père, c'est une mère accablés de douleur qui vous le demandent les larmes aux yeux.
Le commissaire du gouvernement se réunira à nous pour solliciter cet acte de justice.
Les administrateurs municipaux du canton de Duclair.

En juin suivant, le pouvoir central sermonne nos Duclairois.
Le ministre de la Marine et des colonies
Aux administrateurs municipaux du canton de Duclair, département de la Seine-Inférieure,
J'ai sous les yeux, citoyens, une lettre que vous avez écrite le 17 germinal dernier au commissaire du gouvernement anglais pour le solliciter de faire échanger le citoyen Jean-Baptiste Bouteiller, marin provenant de la frégate de la République La Gentille, et prisonnier de guerre en Angleterre.
Je suis bien éloigné de penser que dans certaines circonstances, on ne puisse pas se permettre d'entretenir des relations avec l'agent d'une puissance ennemie. Mais cette demande est inconséquente lors que la nature de l'affaire ne l'exige pas et que, surtout, elle émane d'une autorité constituée qui doit connaître les convenances. Vous me permettez donc, citoyens, de vous faire apercevoir que vous n'auriez pas dû vous adresser à M. James Cuter, de préférence au Ministre dans les attributions duquel se trouvent l'adoption ou le rejet de la demande au succès de laquelle vous vous intéressez.
Je veux bien, au surplus, transmettre au commissaire français en Angleterre vos représentations en faveur du citoyen Bouteiller et lui recommander d'accélérer le retour de ce matrin qui, par l'ancienneté de sa détention, ne peut tarder à être rendu à sa famille.
Le Ministre des relations extérieures.
En 1853, quand Napoléon III aura la bonne idée de décorer les anciens grognards, la Médaille de Saint-Hélène alla Jean-Baptiste Bouteiller, qui résidait toujours à Duclair. Il déclara avoir navigué sur l'Indomptable puis la Gentille avant d'avoir rejoint les pontons de Plymouth. Mais il ne se souvenait plus des dates. D'ailleurs, on se trompa d'un an quant à l'année de sa naissance. Ainsi le temps, ce grand guérisseur, avait donc fini par sécher les larmes de ses parents et ramener leur dernier fils dans ses foyers. Preuve que même les voix des petites gens peuvent, à force d'entêtement, troubler le silence des grands.
Jean-Baptiste Bouteiller est né le 17 avril 1775 à Duclair de Guillaume Alexandre Bouteiller, aubergiste alors absent et
de Anne Angélique Cauvin. Ses parrains furent Jean-Baptiste
Cauvin, laboureur aux Vieux et Marie-Catherine Bouteiller, femme de
Nicolas Duthil, marchand drapier. Cette femme déposa lors d'un procès Hupé à la fille Binard.
Alors qu'il résidait à Croizy-la-Haye, il épousa à Duclair le 24 mars 1813 Victoire Félicité Decaux, fille de Pierre Decaux et Marie Marguerite Mutel. Veuf, il se remaria le 16 mai 1825 à Duclair avec Angélique Eulalie Thiphagne, fille de Jacques Joseph et Angélique Barbe Besnard, elle-même veuve de Nicolas Le Bourgeois, venue de la commune du Trait. L'ancien marin était devenu percepteur de Duclair. Il mourut le 26 février 1860.
La patronyme Bouteiller est peu fréquent. Il en est un au Mesnil-sous-Jumièges, prénommé Marin. Le 26 février 1753, il y épouse Geneviève Adelin et on le dit présent dans la paroisse depuis 30 ans. Sept mois plus tard, veuf et empressé, il se remarie déjà avec Marie Anne Lecompte !
Un
autre Jean-Baptiste Bouteiller a reçu lui aussi la
Médaille de Sainte-Hélène. Né en 1793, il
fut Sergent Major au 3e
Bataillon
d'Elite de la Garde Nationale de la Somme du 4 juin au 10
août
1815.
ADSM, cote L3243. Document numérisé par Jean-Yves et Josiane Marchand. Transcription : Laurent Quevilly.
Batailles navales de la France, volume 2, O. Troude, 1867.
Délibération du 6 nivôse an 5 numérisée par Jean-Pierre Heriveux.