Le jeudi 28 juillet 1859, la société archéologique de France visita l'abbaye de Jumièges. Glissons-nous parmi ses membres...

La route de Duclair à Jumiéges n'a rien de séduisant. Elle force à quitter les bords de la Seine pour s'enfoncer dans la presqu'île dont Jumiéges occupe la pointe. Heureusement la distance est bientôt franchie.

On remarqua, en passant, la tour romane de l'église d'Yainville et ses baies à plein-cintre, dont l'une offre une colonnette taillée en spirale d'un assez heureux effet.

Nous arrivions à peine au haut de la côte qui domine l'abbaye que déjà l'une des tours, pavoisée aux armes de Jumiéges, annonçait la bienvenue des membres du Congrès.

Nous laissâmes de côté l'église paroissiale, édifice sans caractère, et nous parvînmes rapidement, après avoir quelque temps longé les murs du monastère, à son ancienne grande porte d'entrée.

Deux arcades ogivales de hauteur différente s'ouvrirent devant nous et nous livrèrent accès sous un couloir voûté, où l'on voit à sa gauche, disposés avec goût, des chapiteaux, des tombes et des sculptures mis à l'abri des injures du temps. C'est là qu'on aperçoit la grande plaque en marbre noir sur laquelle se voyait, avant les ravages des calvinistes, la statue d'Agnès Sorel, à genoux, tenant entre ses mains son cœur qu'elle offrait à la Sainte Vierge.

Plus loin sont étendues les tombes des Énervés de Jumiéges, dont la mystérieuse légende a plus d'une fois déjà servi de texte à l'érudition des archéologues. Ce fut à peine si nous jetâmes, en passant, un coup-d'œil sur ces richesses. Déjà M. Le Pel-Gointet, membre de la Société et propriétaire de ces ruines merveilleuses, venait au devant de nous pour nous initier à leurs splendeurs. Et l'accueil si gracieux qu'il nous faisaitétaitd'autant plus délicat de sa part qu'en apprenant notre projet d'excursion, il n'avait pas hésité à quitter les eaux de Plombières pour ne point laisser à d'autres le soin de nous faire les honneurs de l'abbaye. Aussi MM. de Caumont et de Glanville lui en exprimèrent-ils toute leur gratitude, au nom de la Société.


Cette attention n'était pas la seule : il avait ramené de Paris M. Jolivet, son ami, peintre habile et savant archéologue, et la Société ne pouvait avoir de guide mieux choisi pour la diriger à travers ces ruines qu'il possède si bien.

Ces Messieurs nous introduisirent immédiatement dans leur domaine.

Deux arcades, qui présentent un agencement de pierres aussi original qu'heureusement combiné, nous livrèrent passage vers le seuil de l'église St.-Pierre qui conserve encore des débris contemporains des premiers âges du monastère.


Construite sous Dagobert, en même temps que deux basiliques consacrées, l'une à la Sainte Vierge et l'autre à saint Denis et saint Germain, elle fut ruinée presque entièrement par les Normands en 840. Seuls les grands murs, si l'on en croit la tradition, restèrent debout et furent conservés lorsque l'abbaye sortit de ses ruines, grâce aux largesses de Guillaume-Longue-Épée, ce pieux successeur de Rollon (vers 930.)

M. Jolivet fit remarquer, vers l'extrémité du mur nord de cette église, une double arcature romane récemment dégagée par lui et divisée par une colonnette trapue dont le chapiteau est surmonté d'un tailloir aux proportions exagérées. On remarque aussi le long de l'ancienne muraille, au-dessous de ces arcatures, une série de médaillons circulaires légèrement enfoncés qui correspondent avec d'autres médaillons placés audessus des ouvertures à plein-cintre qui flanquent chaque côté de la porte principale.

M. Jolivet a trouvé dans ces médaillons des peintures du XIIIe. siècle, et a relevé sur les murs, et notamment sur celui de l'ouest, trois fresques superposées dont la plus ancienne lui a offert des têtes d'une beauté remarquable et d'une perfection comparable ;i celles de Pompéi.

Le chœur et la majeure partie de l'église ont été refaits au XIVe. siècle. C'était au milieu du chœur que se trouvait le tombeau des Énervés : on y voyait aussi une série de stalles surmontées de dais en pierre d'un travail remarquable; elles enrichissent aujourd'hui les collections de l'Angleterre.





Au midi, dans un enfoncement, l'on voit encore la chapelle de St.-Martin et sa clef de voûte représentant saint Philibert et ce loup légendaire qui portait à sainte Austreberte de Pavilly le linge de l'abbaye, transformation miraculeuse qui, plus d'une f
ois dans ces ruines, exerça le ciseau des artistes; au-dessus de cette chapelle, un petit appartement de même grandeur porte encore le nom de chambre de saint Philibert. C'était là que, suivant la tradition, le pieux fondateur venait demander ses inspirations au recueillement et à la prière.




Aujourd'hui, la chambre de saint Philibert et le chœur de l'église de St.-Pierre sont en ruines; chaque jour une végétation luxuriante étend son empire sur ces voûtes entrouvertes et ces monolithes renversés, et son attrait imprévu fait presque oublier ses ravages.

En sortant de cette église, réservée aux offices ordinaires, nous arrivâmes au chevet dévasté de l'antique basilique de Notre-Dame. Que de souvenirs se pressent dans l'esprit, à l'aspect de ce monument gigantesque ! C'est toute l'histoire de la Normandie et même plus encore. Ces tours, si l'on en croit la tradition, elles ont échappé aux ravages des Normands (840), et un clerc, nommé Clément, les sauva du vandalisme ( 946 ) d'un gouverneur qui voulait les faire abattre.

Contemporaines des premiers âges du monastère, elles auraient été élevées grâce aux bienfaits de Dagobert et de la pieuse reine Bathilde. Elles auraient dominé toutes les grandes cérémonies qui ont fait resplendir ces voûtes : les premiers travaux de construction commandés par Guillaume-Longue-Épée! l'église St.-Pierre dédiée en 930, la grande église relevée par Guillaume-le-Conquérant et dédiée par l'archevêque Maurille en 1066, et les autres consécrations si pompeuses d'Eudes Rigaud et de Gui du Merle dans le XIIe. siècle!

Et sous ces nefs que d'illustres visiteurs ou que d'illustres reclus : les Énervés, enfants révoltés de Dagobert (1 ) ; Tassillon, duc de Bavière ; Théodore, son fils, vaincu par Charlemagne en 796 ; Charles VII ; Agnès Sorel, dont le cœur fut déposé plus tard dans l'église de l'abbaye ; Jean Casimir, roi de Pologne, en 1720 ; et il y a quelques années à peine, Mme, la duchesse de Berry, dont l'excursion encore présente au souvenir des habitants de Jumièges vint donner quelques instants d'animation à celle bourgade aujourd'hui désolée.

(1) L'histoire conteste cependant leur existence. V. Hyacinthe Langlois.

C'est à un religieux de Jumièges que nous devons l'histoire des premiers ducs de Normandie : De ducibus Normannice. Ses abbés avaient obtenu du Saint-Siège le droit de porter la mitre, l'anneau et les ornements pontificaux, les jours de cérémonie, et de bénir le peuple dans les églises dépendant de l'abbaye, quand il n'y avait ni légat, ni évêque du Saint Siège présent.

Pourquoi faut-il que ces souvenirs ne soient plus aujourd'hui consacrés que par des ruines ?

Comme chaque siècle est venu apporter sa part à l'œuvre de dévastation !

C'est d'abord un abbé, un évêque d'Évreux, Gabriel Le Veneur, qui sous prétexte de consolidation, obtient la destruction de la flèche en plomb magnifique qui décorait la tour centrale. Trois ans après, en 1560, ce sont les calvinistes qui envahissent le monastère, le profanent et le pillent. Deux siècles plus tard, la Révolution voue à la solitude le cloître abandonné par ses pieux cénobites ; les richesses de l'abbaye sont dispersées et vendues, et l'on n'en sauvera quelques épaves qu'en les consacrant, au commencement de ce siècle, à l'usage des édifices réservés au culte divin restauré. Le Saint-Sépulcre ornera l'église de Caudebec; la grosse cloche de Jumièges sera suspendue dans la tour d'une autre abbaye non moins célèbre, et plus tard encore, des hommes d'une intelligence élevée consacreront les loisirs de leur intelligence et leur fortune à la conservation de ruines qui font toute la gloire du pays.

Telles qu'elles sont, l'effet en est merveilleux. Le grand arc de la croisée soutenant un pan entier de i'aucieune tour centrale suspendu dans le vide ; au-dessous, les arcades romanes de la nef qui se profilent jusqu'à la tribune de l'orgue appuyée sur un cintre jeté entre les deux tours ; au-devant, un vaste amphithéâtre formé par les débris des chapelles qui rayonnaient autour du chœur !


Déjà malheureusement les bas-côtés, encore debout il y a une vingtaine d'années, se sont en partie écroulés; mais il y a lieu d'espérer que les réparations intelligentes du propriétaire actuel empêcheront cet état fâcheux de s'aggraver.

A droite, une chapelle du chœur est encore debout et conserve des vestiges de fresques du XVIIe. siècle. Quelques pas plus loin, une porte donne accès dans l'église St.-Pierre ; une autre dans le chapitre.

Avant de nous y engager, nous traversons la nef: les bas côtés offrent encore des fresques du XVIe. siècle. On remarque, sur le mur qui soutient l'arcade du transept, le tracé des trois toits qui ont successivement protégé la nef, et dont l'élévation successive rappelle l'observation faite lors de l'incendie de la cathédrale de Rouen. M. Jollivet, en comparant le tracé que l'on observe sur les tours à celui que nous signalons , croit y voir une preuve de plus de l'antériorité des tours. C'est une opinion que l'histoire semble confirmer, mais que les données archéologiques tendraient à rendre douteuse. Chaque arcade romane de la nef centrale se trouve séparée par un pilier du XIVe. siècle, qui s'élève d'un seul jet du sol au comble, et date probablement de l'époque de la reconstruction des voûtes.

Au sud de la nef s'étendait autrefois le cloître, aujourd'hui complètement détruit ; il communiquait l'est avec le chapitre, également en ruines, à l'ouest avec la bibliothèque. Le mur ouest de celle-ci présente encore trois curieuses ouvertures romanes, dont deux sont en plein-peintre, tandis que relie du milieu offre la particularité assez singulière de se terminer par une arcature trilobée, décorée en dents de scie, et qui encadre une tête barbue dont le style paraît incontestablement antérieur à la fin du XIIe. siècle.

De là, nous visitâmes les caves élevées par l'abbé de Martimbos, au commencement du XVIIe. siècle, qui, de chaque côté du passage central, offrent treize caveaux voûtés, et nous nous rendîmes à une sorte de chapelle ou crypte soutenue par un rang de piliers octogones du commencement du XIVe. siècle. Son ancien usage est à peu près ignoré, elle est aujourd'hui transformée en glacière, et l'on y voyait, il y a quelques années, les corps exhumés de deux moines que le temps a fini par réduire en poussière.

Nous revînmes sur nos pas pour jeter un coup-d'œil sur les curiosités entassées à côté du passage voûté de la porte d'entrée. La table de marbre noir du tombeau d'Agnès Sorel, découverte par M. Aug. Le Prévost, au perron d'une maison de la rue St.-Maur, offre encore aux regards l'inscription suivante, gravée sur la tranche : 

« Cy gist noble 

« damoysele Agnes Se rel en son vivant dame de Beaulté
« de Roquessen d'Issouldun et de Vernon sur Seine piteuse 
« entre toutes gens qui largement donnoit de ses biens aux 
« églyses et aux pouvres laquelle trespassa le 9e jr de feb
« vrier l'an de grâce M. CCCC. XLIX » 

Plus loin, ce sont, artistement disposés, des fragments de sculpture, pieusement recueillis, des dalles tumulaires, soigneusement relevées, des clefs de voûte, des chapiteaux, des colonnes, et enfin les deux statues, au manteau fleurdelisé, qui personnifiaient jadis le souvenir des Énervés dans le chœur de l'église St.-Pierre.

Un examen rapide a permis d'apprécier le soin et la délicatesse qui avaient présidé à la translation et au placement de ces curiosités architecturales.

De là, nous passâmes dans l'abbatiale moderne que M. Le Pel-Cointet a fait sortir du sein de ces ruines. Une imitation heureuse du XVIe. siècle, habilement appropriée, dans une série d'appartements somptueux, aux besoins de la vie moderne, a rencontré tous les applaudissements du Congrès qui rendait hommage à l'heureuse inspiration du propriétaire, et à l'habile exécution que l'on devait au talent de l'architecte, M. Barthélémy fils.


Un somptueux repas y était préparé, et M. Le Pel-Cointet nous en fit les honneurs avec la grâce la plus parfaite.

Nous avions encore quelque chose à admirer : nous parcourûmes deux vastes salles gothiques où est disposée, sur des étagères et sous des vitrines, une magnifique collection d'objets antiques. Dressoirs, bahuts, hanaps, armures, tableaux, rien n'y manque, et l'on s'émerveille à bon droit de l'étendue de ces richesses et du goût avec lequel elles s'offrent aux yeux. Cette conservation intelligente des choses d'autrefois importe trop à la science, et au but que la Société française se propose, pour qu'elle n'ait pas cru de son devoir d'en manifester officiellement sa reconnaissance. Aussi M. de Caumont, rappelant les droits de M. Le Pel-Cointet, eut-il soin de l'informer, avant de le quitter, du vote par lequel la Société, dans une de ses précédentes séances, lui avait décerné une médaille d'or.

Puisse un pareil exemple trouver des imitateurs, et arracher à l'oubli et aux outrages du temps les monuments que nous a légués le génie de nos pères !

Il était déjà tard et nous avions encore à visiter St.-Wandrille. La Société dut prendre congé de son hôte en lui adressant de bien vifs remercîments, pour un accueil dont chacun de ses membres gardera long-temps le souvenir.

 



SOURCES


Congrès archéologique de France, Volume 26‎ - Page 597. 1860