Par Victor PAVIE.
M. Victor Pavie fait part à la Société du récit d'une excursion qu'il a faite en Normandie dans la compagnie de deux amis; mais M. le Président, analysant ce travail, fait observer qu'en effet, lorsque M. Victor Pavie se met en voyage, trois voyageurs partent toujours avec lui ou en lui : un archéologue, un poète et un chrétien. Au milieu des mille détails charmants que chacun de ces trois voyageurs fournit à M. V. Pavie, détails qu'il orne du plus brillant coloris, il a su trouver une grande et juste place et de dignes paroles pour le grand peintre que la France a perdu récemment dans la personne d'Eugène Delacroix, perte que vient encore d'aggraver la mort d'un autre grand maître de l'art, M. Hippolyte Flandrin.

M. le Président, interprète éloquent des sentiments de l'assemblée, demande l'insertion du mémoire dans le Bulletin de la Société. M. Pavie remercie avec reconnaissance , en déclarant qu'il a disposé de son manuscrit.

Quinze jour en Normandie

16 août 1863

Ce dimanche, le bateau partant au lever de l'aube pour n'arriver au Hâvre qu'à deux heures, force nous sera de débarquer à Jumiéges. L'idéal eût été d'y relâcher; faute de quoi, nous ferons de nécessité plaisir; de Jumiéges, où nous attend la messe, nous irons demander à Duclair la route de Barentin où nous trouverons le train du Hâvre. Les sinuosités de la Seine, sur la carte de Cassini, ne le cèdent guère à celles du Serpentaire sur l'atlas céleste de Flamsteed. En approchant de la mer il semble que, loin de diminuer, ses nœuds se compliquent et se multiplient, comme si, par un secret instinct, elle voulait échapper à l'absorption qui la menace. Par suite de l'omission d'un de ces mille petits détails d'où dépend la fortune d'un voyage, nous plongeons et remontons du pont à la cabine et de la cabine au pont, soucieux , affairés, haletants, les yeux fermés à cette série de villages qui passent devant nous avec leurs formes, leurs figures, leurs positions, leurs mirages divers. La sécurité ne nous prend qu'en face de Duclair. Nous reverrons Duclair; mais qui nous rendra Hautôt, la Bouille, ce proverbe de Rouen, Sahurs, Quevillon, Yville? 

Les enlacements du fleuve toujours captif, et qui ne s'échappe que pour s'emprisonner encore, produisent l'illusion d'un lac incessamment renouvelé. Les cônes s'entrecoupent el les ondulations se succèdent comme des vagues terrestres qui se pressent des deux côtés; il semble que la mer, qui de loin la convoite, se moule déjà sur ses rives. A gauche, à droite, derrière et devant nous, partout des arbres; leur verdure se détache sur les flancs crayeux des collines qui assortiraient mieux sur un fond de ciel moins serein. Les tours de Jumiéges, blanches encore après tant de siècles, apparaissent en ruines entre les ruines de deux forêts, la forêt de Jumiéges et la forêt Brotonne.— Stop! Nous débarquons à rencontre de la voie par laquelle Rollon débarquait, il y a neuf siècles.


Ce serait ici le lieu de stigmatiser les abus du tyran, passeur de la rive; mais le double courant du fleuve et du temps les emporte; aussi bien il faut laisser quelque surprise à ceux qui passeront après nous.

L'abord de l'abbaye est des moins pittoresques. Vous vous la figurez isolée et perdue au milieu des landes et des bois, — anachronisme! On sonne à une maison moitié neuve, moitié restaurée. On inscrit à la plume sur les pages d'un album le nom qu'on eût inscrit à la pointe du couteau sur la pierre vénérable des ruines. Une gardienne vous mène à travers cours et jardins jusqu'aux murs effondrés de la basilique; là, français elle vous lâche, anglais elle vous épie et vous escorte pas à pas.

En peu d'instants, jardins, cour, maison, tout s'évanouit, la perspective des lieux se met d'accord avec celle des siècles. L'illusion n'a plus d'obstacle que celui que nous nous faisons réciproquement. Cela même dure peu, un instinct naturel de solitude et de silence nous disperse, et chacun de nous se dérobe aux autres sous des pans de murailles et des masses de végétation. En voilà du roman, nous en demandions; le cintre régne avec ses fiers piliers, ses archivoltes relevés de zigzags et de billettes, ses chapiteaux monstrueux, tout ce cortége d'ornementation farouche, dont le style ogival du chapitre et de la sacristie, annexés aux murs de l'église, ne fait que mieux ressortir l'étrangeté.

L'un de nous se perd à plaisir dans l'immensité d'un ensemble où les brèches de la pierre se compensent et se rachètent par une exubérance de feuilles et de rameaux. Il se reporte au temps où les voue de huit cents religieux, agenouillés dans cette nef, ont dù faire éclater ses voûtes en s'élançant d'un seul jet vers le ciel. Puis, comme le plus cher et le plus émouvant des passés, c'est toujours le nôtre, il retourne aux souvenirs plus récents et pourtant si lointains de sa jeunesse, où le sentiment des ruines s'éveillait au cœur de la France, sans grand discernement de style ni d'époque, mais avec une fraîcheur d'enthousiasme incompatible avec la science de nos jours. En ces jours-là Nodier décrivait avec moins de précision peut-être que de poésie les monuments de l'Ancienne France, que ses naïfs dessinateurs ne savaient pas photographier encore. — Plus curieux de détails, un autre s'attache avidement au symbolisme des figures rangées en modillons ou scellées aux retombées des arceaux en mille sortes d'attitudes hiératiques; le problème se complique de la présence d'une fresaie penchée sur la corniche et qu'éborgne un rayon de soleil. — Le troisième

Dans la tour monte
Si haut qu'il peut monter,

Et si loin que ses regards se projettent, il ne peut embrasser le cercle des domaines de l'abbaye qui s'étendaient jadis de Duclair à Quillebœuf.

Ce n'est que dans l'abside, au point de rencontre de deux tombeaux, que la jonction de nos trois voyageurs s'opère. Le plus jeune, penché mélancoliquement sur la pierre des Enervés, compatissait aux infortunes que la légende leur a faites. Debout devant la statue couchée d'Agnès SoreL le plus vieux semblait se dire: la maîtresse du roi a deux mausolées, l'un ici, l'autre à Loches; mais de celle qui l'aima pour l'amour de la France, jusqu'à la flamme du bûcher, il ne reste pas même un peu de cendre.


Quand nous quittâmes l'abbaye, le soleil planait sur ses tours; et telle était à cette heure la magie de ses ruines, que je me demande encore ce que la lune y eût ajouté de prestige à l'heure la plus rêveuse de la nuit.

Après huit jours d'hôtel, qu'on s'attarde divinement à une auberge de village, si les coquetiers sont de bois, si les verres évasés et maigres sont à côtes, si l'on voit s'ébaucher, au fond des assiettes de terre, des chimères de fleurs et d'oiseaux, si le pain un peu bis correspond à la nappe écrue, et si le maître, absorbé dans l'honneur de votre visite, vous fait deux réponses par question!

— Combien d'ici Duclair?

— Huit kilomètres; et d'ici Yainville, par où vous passerez, trois kilomètres seulement.

— A quand la messe d'Yainville?

— Dam'.plus tôt que plus tard. Monsieur lecuré n'aime pas attendre; je ne m'y fierais pas. Tandis qu'ici rien ne vous hâte; vous avez tout le loisir de voir le portrait de sainte Austreberthe et de son loup, représentés sur un pilier de l'église au naturel.

— Eh bien ! va pour Yainville; nous y ferons halte à la grand'messe, et l'on nous réchauffera le café de Jumiéges — à Duclair.

Jamais conclusion ne faillit si inopinément aux prémisses. Notre hôte n'en revenait pas; il nous croyait à lui, il nous perdait. Debout et pétrifié sur le seuil de sa porte , il nous suivit du regard jusqu'à perte de vue dans la plaine.


Nous cheminâmes rondement, l'œil en quête et l'oreille au guet.

La cloche se balançait, comme eût dit l'auteur des Jardins, pour la deuxième fois à la tour romane d'Yainville (il n'eût pas dit romane, gothique suffisait alors), quand nous tombâmes à l'improviste sur le village enfoui dans un pli de vallon. Des fidèles, assis dans le cimetière, attendaient, sperabant; et ce repos de quelques minutes sur le théâtre du repos éternel remuait en nous plus d'une pensée. La messe les mûrit et les développa. S'il est doux de prier dans une église accoutumée, il est sain d'en changer et de se dérober par instants aux influences quotidiennes, afin de mieux dégager l'idée immuable et infinie de tout contact extérieur. Que ne sommes-nous pareils à cette pauvre femme agenouillée, la tête dans sa cape, et pour qui Dieu est si visible qu'elle converse avec lui sans la moindre perception des voûtes ni des colonnes sous lesquelles sa divinité s'abrite!

Au sortir du village, il nous fallut remonter. Or telle est, en ce point, la complication du nœud formé par les enroulements de la Seine, qu'après l'avoir laissée à plus d'une lieue derrière nous, nous la pouvions retrouver aux deux extrémités du chemin qui coupait le nôtre en ligne droite. Nous tournâmes à l'est, car, par une singularité de plus, pour gagner le Hâvre, il fallait nous rapprocher de Rouen.

Le soleil ardait; il ne montait de nuages au ciel que des nuages de poussière. Courage, mes amis, cette poussière, cette chaleur, comme nous les regretterons un jour qu'attristés par l'hiver et désunis par la distance, nous grelotterons sur nos chenets! Voyez-vous la rivière qui brille! Allons y boire. C'est Duclair qu'elle baigne, au pied de cette masse granitique qu'ils nomment chaire de Gargantua.


Duclair atteint, nous longeons à trois reprises l'étroite bande qui sépare de l'eau la façade de ses maisons. Nous allions et venions d'un café, d'une auberge à l'autre, les parangonnant tous à l'irréalisable exemplaire que notre imagination nous créait. Bref, de guerre lasse et tête baissée nous enfilons le premier porche qui vient à s'ouvrir devant nous. Le choix nous eût trahis peut-être, le hasard nous sauva.

Hoc erat in votis. Que de fois j'avais rêvé d'un village au levant, propre et gai, bien loin de la ville, un côteau derrière, et les pieds dans l'eau; être assis là, fût-ce une heure, entre ceux que j'aime, fumant et devisant de la nature et de l'art, tandis qu'en face de nous les bateaux montent et descendent ! Mon rêve était coupé: c'était cela, mais relevé encore par un rare concours d'incidents et de localités. La fatigue du trajet, mêlée à la satisfaction d'un itinéraire accompli, consacrait le spectacle et en déterminait le point de vue. Le dimanche, la nature se dilate et s'épanouit; un arôme de fête s'exhalait du paysage où les ondulations de la cloche atténuaient les ardentes vibrations de la lumière. Notez que ce flot paisible, que n'inquiétait nul reflux, n'en trahissait pas moins le voisinage de l'océan par des images inattendues; l'on voyait se croiser des gabarres et des chalands avec des chasse-marée et des lougres.

Toutes les nouvelles du monde, et les caprices, et les humeurs, et les chimères qu'elles reflètent, étaient ici comme si elles n'étaient pas... Un journal près de nous. —Que m'importait ce journal, décacheté de la surveille, replié en chiffon et rejeté là sur une tablette ? Quelle fantaisie me prit de le déplier à mon tour et d'en interroger dédaigneusement les pages?  Nécrologie: M. Eugène Delacroix... 

Cette nouvelle me tomba sur le cœur et me brisa les jambes; c'était la hache de mon voyage. Lui mort, la vie, la flamme! Tandis que nous étions haletants, il y a trois jours, au musée de Rouen, devant l'une de ses plus belles toiles, il expirait. Deux de nous, il y a huit semaines, lui ont serré la main, les derniers pent-être qui, de son plein vivant-, l'aient serrée. Il partait pour les champs où sa poitrine malade allait chercher un air meilleur. Son visage était hâve, sa toux sèche et réitérée; les phalanges de ses doigts crispés et amaigris craquaient sous la pression des nôtres. On l'avait vu tant de fois ainsi depuis dix ans, épuisé, assombri, se rallumer tout à coup comme à la flamme de son génie, qu'on espérait, — à tort hélas! deux fois à tort! Sa destinée était de mourir jeune, car quel que fût son âge, il était jeune. La voix, le port, le geste, rien en lui ne sentait les années; pas un de ses cheveux n'avait blanchi, malheur, sans doute, car les avertissements ne sont pas à redouter. Il est mort de phthysie, comme ceux qui disparaissent tôt, abusé, plein de projets, n'interrompant son œuvre que pour la reprendre au premier soleil.

Je le fréquentais peu au début de notre connaissance, ce fier et orageux talent m'intimidait. Ce n'est qne plus tard, à l'expiration des grandes luttes où retentissait si haut son nom, les troupes licenciées, la génération renouvelée, que je me mis peu à peu à l'aise vis à vis de lui. Les souvenirs du passé rapprochent; en se retournant en arrière, ces glorieux combattants des causes reposées s'inclinent; le fond de leur cœur s'entrouvre, et leur humanité se produit. A ce signe indubitable, les petits s'enhardissent, les plus humbles champions sont au maître, comme au général le soldat, qui dit nous en lui touchant la main et en causant avec lui de leurs campagnes et de leurs victoires. Dans l'insurrection romantique, son rôle intrépide et brillant ne fut pas sans quelque rapport avec celui de Charette. 11 commença de meilleure heure et finit plus tard. Comme lui, guerroyant dans sa force et à l'écart, il ne se rattacha que de loin au mouvement général de l'armée. Comme lui, indéfectible, jamais lassé, jamais vaincu, d'une ténacité égale à ses ressources, il tint quarante ans en haleine l'ennemi qu'il défiait encore il y a trois mois, et sous les pieds duquel ses œuvres éclataient comme des bombes.


Quand je dis l'ennemi, et quand je parle de batailles, j'obéis malgré moi au préjugé de l'opinion qui jamais ne manqua de prendre le change sur son compte ; le public force tout et défigure le plus souvent; ce qu'il lui faut, myope qu'il est, ce sont des airs rébarbatifs, des rôles déclamés, des attitudes offensives. A vrai dire, tant de haines et de tempêtes soulevées depuis le tableau du Dante jusqu'aux fresques de Saint-Sulpice ont pu faire croire à autant de défis et de gageures que de pages signées: Eugène Delacroix. Erreur! Cette impression, d'ailleurs inconciliable avec l'effet vrai de sa peinture, se rectifiait bien vite à son contact personnel. A le voir et à l'entendre, la fantasmagorie se dissipait devant une vérité qui ne manquait assurément ni de séduction ni de magie. C'était dans les salons où son esprit, recherché des femmes, pétillait de verve et d'enjouement, que ce corsaire, ce giaour, cherchait ses récréations de la veillée. C'est en habit de ville que peignait ce romantique à tous crins, d'un poignet nerveux, bondissant et crispé par les impatiences de sa brosse. Cet ébaucheur de toiles ne pouvait réaliser à son gré, sous une forme assez exquise, les sentiments et les idées qui faisaient le rêve de ses nuits. Cet exotique trouvait des longueurs dans Shakespeare, et goûtait Racine en lettré. Au fond de ses plus pathétiques effets respirait une simplicité cachée. Les données vives, les motifs jaillissants l'attiraient. Pour une source, il eût cheminé plus loin, dans ce désert d'images et de sentiments où nous vivons, que ces tribus arabes qu'en ses voyages d'Orient il vit marcher vers les ruisseaux dans l'aridité des sables. Sobre de métaphores, et d'un vocabulaire restreint, c'est par l'accent, le geste, le jeu de la voix, le tour vif et imprévu de la phrase que sa conversation étincelait. Là, près de lui, que de mystifications et de mécomptes pour de vulgaires admirateurs ! Que de dédains maladroits, que d'assimilations étourdies! — C'est qu'il était d'un monde plus que d'un temps, libre en cela des solidarités de secte ou d'école où l'on voudrait le confiner. Qui ne se rappelle la mâle contenance de son œuvre au salon de 1855, où sombrèrent tant de renommées? L'épreuve était suprême; le cap terrible fut doublé hautement et à toutes voiles. Jamais n'apparut mieux qu'alors l'abîme qui sépare le talent de vogue et de saison de l'originalité puissante et souveraine.


Pour l'atteindre, l'envie, qu'il ne connut jamais, eût eu à traverser deux obstacles : son culte de l'art, plus fort que l'amour de lui-même, et le tourbillon propre où sa riche et féconde imagination l'enveloppait. Je vois encore jaillir de ses yeux couverts et bridés les deux éclairs qui mettaient le feu à sa palette. Privilége de la mort! Il n'y a si vive et si nette représentation que de celui que l'on vient de perdre; ainsi m'apparaît-il, par phase et par étape, dans chacun des neuf ateliers où le poussa et d'où le délogea tour à tour son humeur inquiète et mobile. Il trouvait fond et jetait l'ancre, quand la mort le déracina.

Cet homme était la peinture même; elle et lui ne faisaient qu'un. « Dans la joyeuse saison, quel bonheur, disait-il, de rentrer à Paris, chaque matin, refait par l'air des champs, pour y reprendre sa besogne! Les bruits et les propos de vos compagnons de route, causant de culture et de récolte, vous excitent sans vous occuper. Porté là dessus, vous peignez de tête, et l'œuvre ébauchée se poursuit. Descendu de voiture, vous gagnez d'un pied leste votre chantier, et vous montez les degrés de l'échafaudage. Vous voilà libre et seul, suspendu aux voûtes de l'église dont les voix et l'encens montent et pénètrent jusqu'à vous. L'œuvre de la veille s'échauffe à ce rayonnement et marche à son accomplissement comme d'elle-même. Les tons se fondent, les accords se résolvent, l'harmonie se complète et se répartit. Ah! voyez-vous, c'est charmant, c'est divin, la peinture! » Et d'un geste expressif, il semblait promener le pinceau au-dessus de sa tête.


C'est de la pure poésie, poésie en vers, que sa peinture ; la légende est sa forme, ses confrères écrivent, lui, raconte, et chante en racontant. Les choses qu'il nous montre revêtent à nos yeux ce je ne sais quoi d'étrange, de merveilleux et de saisissant qui naît de l'impression d'un songe. Les enfants et les peuples des âges privilégiés voient ainsi.

A-t-il connu Weber? se sont-ils jamais embrassés, le musicien au cor enchanté, le peintre frissonnant d'effluves, maîtres en évocations tous les deux, ouvrant au loin de soudaines perspectives, et mêlant dans leur harmonie, par un don singulier de leur famille et de leur race, la note mélancolique à l'accent triomphal?

Est-ce sa faute si la splendeur de son pinceau nous distrait quelquefois de l'intime sentiment de son œuvre? Sous cette puissance flamande, sous cette richesse vénitienne, il fut plus français de goût, de convenance et d'à propos que pas un de ses confrères de cette ingrate Académie qui le reçut par surprise, et n'en saura pas porter le deuil. Lui-même, dans sa seconde phase, comme offusqué de son propre éclat, il l'amortit dans ses fresques dont les gammes moins sonores semblent avoir été caressées par le temps. Si l'on voulait chercher à déterminer son apport dans le trésor de la peinture, peut-être dirait-on que ce qu'a faitRembrandt dans le domaine de la lumière, il l'a réalisé dans la région moins accessible de l'idée et du sentiment, en concentrant sur ce foyer toute l'énergie de sa science; quant au reste, le négligeant ou le sacrifiant à des lois d'harmonie qui relevaient de sa conception. Il peignait dans le mouvement; lui demander la netteté de contour et l'impassibilité nécessaire aux demi dieux de l ' Apothéose d'Homère serait folie!... Tenez, ne raisonnons pas; il y a au fond de tout cela des sympathies innées, des attractions inexplicables. Avez-vous peur, restez en bas. Sa devise est: « Qui ose, me suive ! » Avez-vous confiance, acceptez-le résolument; montez en croupe derrière lui, et sur son hippogriffe il vous emportera, fasciné et ravi, dans un monde plus vrai que le nôtre.

Quel rang lui assignera la postérité, et de quel œil la France, dont on le crut l'enfant indiscipliné et perdu, le verra-t-elle? Nul de nous ne sera plus là pour s'incliner devant leurs arrêts. Nous pouvons du moins formuler aujourd'hui nos conclusions en ces termes: il fut fier, émouvant, tragique, il fut charmant, — et il n'est plus.

La cloche de Duclair qui sonnait vêpres vint donner le ton à nos pensées. La cause changea de face: au lieu du génie devant les hommes, c'était une âme devant Dieu. En nous agenouillant à l'église, dont l'architecture saxonne avait pourtant de quoi nous capter, notre curiosité s'absorba dans des sollicitudes plus chrétiennes. Mais quand le soleil frappa sur les verrières empourprées du martyre de saint Romain, à cet éclair qui semblait comme un reflet de sa palette , nos idées chancelèrent, et se retournèrent un instant vers le côté terrestre de son souvenir. Dieu lui fasse paix, et nous pardonne!


Il n'est cœur si gonflé qui ne se dilate sur la route de Duclair à Barentin. Des rivières sans nom, humbles affluents d^ la Seine, et dont les sinuosités sont aux siennes comme la vipère au boa, rampent au pied des collines les plus boisées, les plus fourrées, les plus capricieusement enchevêtrées qui se puissent voir. Le postillon, enfant de ces collines, et qui a tété à leurs mamelons, nous affirme que leur aspect ne changera pas, et que les petits-fils de nos arrière-neveux les retrouveront telles quelles: — «Une terre bonne à rien! »Et du manche de son fouet il nous montre (spectacle rassurant pour le paysagiste) entre deux touffes d'alisiers, le produit malheureux d'un défrichement téméraire. — Oui, terre bonne à rien. Poussez et repoussez, taillis, pour la joie du bûcheron, pour la vie du foyer, pour le triomphe des campagnes, sur ces maigres versants où la main qui vous sema vous protége et vous éternise. Que la leçon profite et qu'on se la raconte en passant!

Au fond, dans la prairie, une herbe rare et torréfiée par trois mois de soleil, buvait avec une avidité indicible l'eau d'un étang récemment débondé.

Voyez, messieurs, trois mois sans boire! Si ce n'est pas pitié 1 Lâchez vos bondes, leur disais-je. Il est bien temps à cette heure !.Le déluge n'y pourrait rien. Il en est de la terre comme du pauvre monde. »

Ce spectacle parut avoir impressionné vivement notre homme. Au premier bouchon, il serra les guides à lui, mit pied à terre, et ne fit qu'une gorgée de la moque de cidre que la servante d'auberge lui tendait.

Barentin! son viaduc est célèbre. Vingt-sept arches sous lesquelles la lumière coule et ruisselle en guise d'eau. Les connaisseurs admirent la coupe monument taie de ses pierres et la science qui a présidé à leur juxtaposition. Par-dessus tout cela une chose nous touchele viaduc dévie notablement de son axe; ainsi l'a voulu la brusque déviation de la vallée. Cette concession de l'art à la force de la nature fait plaisir. On aime à voir fléchir devant les lois de la création cette puissance de l'homme si prête à s'enivrer d'elle-même. Il y a donc un Dieu! Quel bonheur! On allait l'oublier.


Autre infraction : de Barentin au Havre, le service déroge à la précision de ses heures. La chaîne des wagons s'allonge d'une station à l'autre sans pouvoir suffire à l'alfluence des voyageurs. Les retards accumulés épuisent la patience de ce long crépuscule, que les journées d'août traînent comme une chevelure après elles. C'est Paris qui donne. La capitale du monde est celle de la Normandie avant tout; de tout temps celleci fut sa meilleure pourvoyeuse, non-seulement de moutons, de bœufs, de poissons, d'huitres, mais d'hommes. C'est d'elle que lui vient le contagieux grasseyement qui sous peu aura opéré sa jonction avec celui de la Provence. La fête de l'Empereur a pompé hier à grands flots cette population qui en remporte la poussière pour la mêler ce soir à la cendre de ses foyers. Le grand feu d'artifice pétille encore dans les cervelles. Bourgeois d'Yvetot, filateurs de Bolbec, paysans de Beuzeville et d'Hartleur s'entretiennent de chandelles romaines et de fusées, sans souci de la grande ni de la petite Ourse, ni de Pégase, ni de la Lyre, ni d'aucune des merveilleuses constellations qui décrivent en ce moment leur cercle radieux sur nos têtes...



SOURCES

Victor Pavie, Mémoires de la Société d'agriculture, sciences et arts d'Angers.

Victor Pavie, né à Angers 1808 et mort à Angers le 17 août 1886, était un écrivain, poète et historien d'art français.

Issu d'une famille d'imprimeurs angevins, il fit des études droit à Paris et fut, avec son frère Théodore, introduit dans sa jeunesse dans les cénacles littéraires parisiens, devenant l'ami de Sainte-Beuve et de Victor Hugo. Il devint lui-même éditeur et imprimeur, reprenant l'établissement familial ; il soutint le romantisme naissant et fut un des premiers éditeurs du Gaspard de la nuit d'Aloysius Bertrand. Il fut vice-président de la Société d’Agriculture des Arts et des Sciences d’Angers (fondée par son père Louis Pavie en 1828), président des Conférences d'Angers et fut l’un des fondateurs des « Cercles catholiques ouvriers ». Il est l'auteur de poèmes, de souvenirs littéraires et artistiques, et de récits de voyage (dont le plus important, le récit de son voyage avec David d’Angers à Weimar, où il rencontra Goethe).


 

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