Francis Poictevin
Marchant dans les bas-cotés
intacts de la grande
nef de l'église roman pur, nous regardions les ombres
uniformes
projetées sur le gazon sous le ciel. Le silence sous le
soleil
se recueille dans ces ombres des colonnes larges et longues, des arcs
tristes. A droite, où fut la cour du cloître, un
if
presque millénaire semble de son tronc
câblé tordre
ses siècles. Dans le transept à gauche, la tombe
d'Agnès Sorel est creuse, la maçonnerie
dégradée y laisse croître des ronces
chargées de mûres. Le chœur s'est
transformé
en un bocage, que menace à une confondante hauteur
l'archivolte
coupée.
Cette matinée-là,
attendant à
Caudebec le vapeur de Rouen, nous longions un sentier entre la Seine et
la balustrade d'un jardin où un tilleul centenaire est
étayé, ses branches elles-mêmes telles
que des
arbres; à cause de leur poids on a cerclé de fer
le
tronc, l'arbre toujours grossissant va recouvrir le cercle. Sous son
feuillage argenté et ses fleurs d'un parfum qui
s'édulcore, s'épandait un jour vert
élyséen. La Seine, sous ses buées se
dégageant mal, s'entrevoyait luride. Puis, du bateau nous
considérions au-dessus des toits le haut du clocher de
pierre en
tiare, que l'éloignement affinait fondu. Sur la Seine
tortueuse
le soleil montant avait balayé les brumes, les peupliers des
rives n'en finissaient pas de se déformer,
bombés,
tortillés dans l'eau gonflée, ondulante, ils
s'enfonçaient acuminés près du bateau,
le fleuve
semblait alenti non sans lourdeur. Derrière des arbres
apparurent hautes, dans le fond de la plaine
côtoyée
à sa gauche de proéminences,les deux tours
ruineuses de
Jumièges. A droite, une ligne courbe de coteaux
boisés
que des carrières éventrent. A la station de
Jumièges on mit le drapeau en berne, le bateau ne
s'arrêta
pas. Sur l'embarcadère entre la saulaie psalmodiaient trois
prêtres en chapes noires, l'un des enfants de chœur
en
rouge tenait la croix processionnelle, un autre remuait le
bénitier d'argent où le soleil qui à
présent éclatait se mirait en brisures. Sur
l'autre rive
en face, d'un corbillard on déchargeait le cercueil
qu'attendait
la barque de passage, quelques hommes en noir étaient
groupés.
Pondant que passait moins vite le bateau pour prendre d'un batelet un
voyageur, cette cérémonie de la mort restait dans
une
attente, des récitatifs nous arrivaient par bribes. On
releva le
drapeau. Et les deux tours de Jumièges se confondirent en
une
seule, que bientôt on ne vit plus.
SOURCE
Paysages,
Francis Poictevin, 1896.