Aux ruines de Jumièges

Marchant dans les bas-cotés intacts de la grande nef de l'église roman pur, nous regardions les ombres uniformes projetées sur le gazon sous le ciel. Le silence sous le soleil se recueille dans ces ombres des colonnes larges et longues, des arcs tristes. A droite, où fut la cour du cloître, un if presque millénaire semble de son tronc câblé tordre ses siècles. Dans le transept à gauche, la tombe d'Agnès Sorel est creuse, la maçonnerie dégradée y laisse croître des ronces chargées de mûres. Le chœur s'est transformé en un bocage, que menace à une confondante hauteur l'archivolte coupée.



Cette matinée-là, attendant à Caudebec le vapeur de Rouen, nous longions un sentier entre la Seine et la balustrade d'un jardin où un tilleul centenaire est étayé, ses branches elles-mêmes telles que des arbres; à cause de leur poids on a cerclé de fer le tronc, l'arbre toujours grossissant va recouvrir le cercle. Sous son feuillage argenté et ses fleurs d'un parfum qui s'édulcore, s'épandait un jour vert élyséen. La Seine, sous ses buées se dégageant mal, s'entrevoyait luride. Puis, du bateau nous considérions au-dessus des toits le haut du clocher de pierre en tiare, que l'éloignement affinait fondu. Sur la Seine tortueuse le soleil montant avait balayé les brumes, les peupliers des rives n'en finissaient pas de se déformer, bombés, tortillés dans l'eau gonflée, ondulante, ils s'enfonçaient acuminés près du bateau, le fleuve semblait alenti non sans lourdeur. Derrière des arbres apparurent hautes, dans le fond de la plaine côtoyée à sa gauche de proéminences,les deux tours ruineuses de Jumièges. A droite, une ligne courbe de coteaux boisés que des carrières éventrent. A la station de Jumièges on mit le drapeau en berne, le bateau ne s'arrêta pas. Sur l'embarcadère entre la saulaie psalmodiaient trois prêtres en chapes noires, l'un des enfants de chœur en rouge tenait la croix processionnelle, un autre remuait le bénitier d'argent où le soleil qui à présent éclatait se mirait en brisures. Sur l'autre rive en face, d'un corbillard on déchargeait le cercueil qu'attendait la barque de passage, quelques hommes en noir étaient groupés.
Pondant que passait moins vite le bateau pour prendre d'un batelet un voyageur, cette cérémonie de la mort restait dans une attente, des récitatifs nous arrivaient par bribes. On releva le drapeau. Et les deux tours de Jumièges se confondirent en une seule, que bientôt on ne vit plus.

Paysages, Francis Poictevin, 1896.