Par Pierre Abbat
(Archives de Jean-Didier Méhu).


ÉVÉNEMENTS 1944
Le Trait



Vendredi 18 Août



La lisière de la forêt entre la maison de Monsieur Dupuich et celle de Monsieur Bonnet est arrosée d’obus.

14 heures. Le quartier du Champ des Oiseaux reçoit quelques rafales. Les premiers obus sont fumigènes et l’on croit un instant à l’incendie de la maison Conchis. Il tombe des obus dans le jardin de Monsieur Roy et sur la lisière de la forêt en arrière de ce quartier. La façade de quelques maisons : Lasnon, Edde notamment, sont crevées. Le tir sur ce quartier cesse vers 16 heures.

Un de nos ouvriers permissionnaire Pierre Peyrot 35 ans, père de famille, n’avait pas reparu à son domicile la veille au soir. Le croyant occupé à des déblaiements sa famille ne s’en était tout d’abord pas inquiétée. Au petit jour on retrouve son corps déchiqueté en bordure du chemin qui conduit à la gare de La Mailleraye, surpris alors qu’il revenait de réparer une écrémeuse chez un voisin. Il s’était jeté à plat ventre, mais une bombe a explosé à ses pieds. On continue à déblayer et on recherche toujours sous les décombres Monsieur St Denis disparu la veille. Fréquentes alertes, grosse activité de la D.C.A. L’activité de l’aviation est moins localisée sur notre région.

La commission d’entraide s’occupe de trouver un abri aux nombreuses familles sinistrées dont un certain nombre a trouvé refuge chez des amis. L’Amicale s’occupe de leur distribuer des secours. Nos équipes s’emploient au déblaiement et aux travaux de couverture d’urgente nécessité. La veille nous avions fait distribuer par la cantine aux sinistrés le repas du soir. Nous prenons la même mesure pour les deux repas de ce jour pour leur donner un peu de temps pour se réorganiser.

Vers 17 heures le sous-officier Elwig  nous demande de la part de Monsieur Schuning d’envoyer à Duclair, à 18 heures, pour le renflouement du bac à l’heure de la marée notre pompe à incendie, l’essence nécessaire et un mécanicien de service (ordre du Marine Oberbauamt de Rouen). Nous demandons un ordre écrit. En nous le rapportant, il nous prie de la part de Monsieur Schuning de procéder sans délai à l’embarquement sur la péniche de tôles de 8 à 22 mm. Nous faisons observer qu’en dehors de toute autre considération, nous sommes totalement privés de courant et en état d’alerte Monsieur Elwig nous dit qu’il n’a pas à écouter nos objections et nous « donne l’ordre » de l’accompagner au Pavillon W. Bauer pour nous expliquer avec son chef. Nous exposons à nouveau la situation à Monsieur Schuning ; il nous dit que cela lui est égal, que cette péniche est là depuis plus de trois semaines et que sans délai, par tous les moyens, en manipulant à la main et avec des palans, nous devons embarquer des tôles de 8 à 22 mm, tout ce qui est possible. En attirant son attention sur le fait que ces moyens de fortune ne produiront qu’un résultat dérisoire nous déclarons que nous allons nous conformer à ces directives et donnons des instructions pour qu’il soit ainsi fait, le personnel devant travailler jusqu’à 20 heures.

Le corps du malheureux St Denis a été retrouvé dans l’après-midi sous les décombres de la maison ce qui porte actuellement à 15 le nombre des victimes décédées le 17 Août au bombardement.

Nous apprenons que les Docks de Petit Couronne ont été bombardés la veille. Il n’en est résulté aucun dommage pour notre personnel. Détail pittoresque : notre représentant à Petit Couronne nous signale qu’il a reçu à titre onéreux du Rustungskommando 9.000 cigarettes et qu’il a fait distribuer à chacun des membres du personnel 10 cigarettes contre 7 francs.

Dans la soirée notre région connaît une grosse activité aérienne. A 19h, 20h et 21 heures tirs intenses de D.C.A, mitraillades et bombardements sur Duclair, Jumièges, Le Trait, La Mailleraye. Au cours du bombardement de 20 heures il est tombé quatre bombes dans le chantier, deux n’ont pas explosé, les deux explosées sont en tête de la cale 7, non loin du chaland qui s’y trouve.

Nuit extrêmement active, nombreuses explosions sur la région. La plupart des habitants du Trait ont trouvé refuge dans des caves et le plus près possible de la forêt, sans compter tous ceux qui avaient déjà évacué ou qui l’ont fait depuis la veille. Nous-mêmes passons la nuit avec notre famille dans le tunnel, sous la voie ferrée où nous avons disposé des matelas. 



Samedi 19 Août


   Après l’accalmie habituelle du petit matin l’activité aérienne reprend peu après 7 heures. De 7h15 à 7h35. Le Trait est survolé, et mitraillé, et bombardé. De 7h25 à 7h35 une dizaine de bombes tombent sur le chantier ou ses abords immédiats. Aussitôt après même jeu sur Duclair (Hôtel de ville incendié, notre pompe est utilisée pour combattre le sinistre). Nous profitons d’une accalmie pour descendre au Chantier et avons juste le temps de gagner l’abri pour un nouveau passage. Nous y trouvons une soixantaine de membres du personnel qui s’y étaient réfugiés fort opportunément et qui sont encore tout couverts de poussière : cinq bombes sont tombées à moins de 10 mètres de l’abri côté nord dont 3 côtés bureaux ont causé à ceux-ci d’importants dommages, la déflagration a soufflé de la poussière dans l’abri. Les sept autres bombes sont tombées dans le chantier : une en tête de la cale 7, trois dans la menuiserie et son parc à bois, les autres entre le Hall d’accus et la centrale. Aucune victime, à peine sept ou huit contusions légères. Nos deux abris ont rempli leur office et sont amortis.

L’alerte danger imminent ne cesse pas jusque 9 heures. A ce moment le chantier est balayé par de violentes rafales de mitraille (petits obus de 20) Ensuite légère accalmie qui nous permet de faire une inspection générale et de constater que la mitraillade a mis le feu à plusieurs des fûts de gas-oil que la Marine allemande nous avait fait remplir la veille avec le combustible primitivement destiné à l’U.F.I et qu’elle comptait réexpédier. Ces fûts étaient situés en bordure de Seine devant la scierie et entre la scierie et le magasin d’Electricité Bord, ce dernier bâtiment est menacé. Comme notre pompe est à Duclair par ordre de Monsieur Schuning nous n’avons aucun moyen de lutter contre l’incendie nous-mêmes et demandons le concours de la municipalité. Les marins du Pavillon W. Bauer s’efforcent de leur côté de localiser le sinistre. Vers 9h30, 9h45 M. Schuning prend à partie sur un ton extrêmement violent M. Richard qui se trouvait à proximité et après l’avoir injurié en allemand hurle : « c’est votre chantier et vous ne faites rien pour l’empêcher de brûler ». Nous nous approchons, faisons observer que nous sommes nombreux sur les lieux mais que, privés de son fait de tout moyen, nous avons fait tout ce que nous pouvions que, du reste, l’équipe municipale des pompiers est là. Il se calme ou tout du moins se retire.

Nous nous rendons aux locaux Linastra où sont situés secrétariat et service de approvisionnements, et comme il semble que nous sommes parvenus au stade de l’alerte perpétuelle, décidons que la conférence journalière se tiendra à notre domicile. Nous venions de nous mettre en route avec M. Lamoureux lorsque, parvenus à hauteur de la Poste nous sommes surpris par la brusque arrivée de huit avions qui prennent la position en piquer Nord-Sud au-dessus de nous à hauteur de la forêt. Nous n’avons que le temps de nous plaquer en bordure de la haie, rue du Chemin de Fer, et voyons les bombes se détacher, deux par deux, des avions qui piquent en ligne en même temps que crépite une mitraillade nourrie. La plupart des bombes tombent dans le chantier, le bâtiment de la peinture prend feu, mais quelques-unes tombent entre la route et la forêt notamment à proximité et à l’ouest du kiosque à musique au point où nous aurions dû nous trouver si nous avions suivi la grande route, trois sur le Rond-Point Colbert et une à l’orée de la forêt entre la villa Dupuich et la villa Bonnet. Nous étions à peine relevés et éloignés de 200 mètres environ vers l’Ouest que les avions qui, leur lancer terminé à faible altitude au-dessus de nos têtes, se sont redressés et ont tourné au sud du chantier, et reprennent leur attaque dans des conditions identiques. Nous nous plaquons à nouveau rue Jean Bart à hauteur du débit Deparis. Bombardement et mitraillade semblent cette fois atteindre uniquement le chantier. Toujours avec M. Lamoureux, nous nous élevons vers la forêt, et parvenus au sommet du Rond-Point Colbert où nous vérifions qu’il n’y a que des dégâts matériels, maison Faure et forêt sérieusement endommagées, autres maisons du voisinage tuiles enlevées. Aucune victime non plus ne semble être signalée au chantier où les quelques membres du personnel qui y demeuraient depuis le matin où l’alerte n’a pas cessé étaient aux abris. Nous élevant toujours vers la forêt, nous sommes parvenus à peu près à l’emplacement de la bombe qui, à 10h45, est tombée sur le chemin de bordure (avenue du Ml Lyautey). Lorsque à 11h02 se produit une troisième attaque sensiblement dans les mêmes conditions que les deux précédentes mais peut être plus nourrie. Sous le plafond sonore que constituent les bombes et la mitraille nous avons de là une vue impressionnante des impacts qui se produisent dans la région centrale du chantier tant par bombes que par obus mitraillant. Au total, au cours de ces trois bombardements, il a été lâché au moins cinquante bombes.

Venus par des chemins divers, dans des conditions comparables à celles que nous avons rencontrées, nos collaborateurs se rassemblent successivement au rendez-vous que nous leur avions fixé. Nous procédons à un examen sommaire de la situation et étant donné que nous sommes parvenus à la fin de la matinée du Samedi, prenons des dispositions de principe ayant trait d’une part aux travaux urgents d’entraide à l’égard des sinistrés, d’autre part à l’utilisation du personnel à partir de Lundi.

A 12h30, attaque sur la région du Mesnil.

Après l’incendie de la peinture, des foyers se déclarent à la première plate-forme de la grue 1 et à la cabine de la grue 3. On nous rend compte vers 13h que M. Schuning a déclaré à l’A.T. Narbonne chargé de diriger les travaux de l’équipe municipale des pompiers qu’il n’avait qu’à se retirer et à ne plus s’occuper d’éteindre l’incendie.

A 13h30, des avions survolent la région et attaquent en direction de La Mailleraye. Quelques bombes tombent rive droite dans le marais du Trait. Après cette longue matinée chargée d’évènements et d’incidents et fertile en émotions de toute nature, l’après-midi est relativement calme tout au moins en ce qui concerne la région.

Vers 20h M. Blohm vient nous demander de la part de M. Schuning de mettre à sa disposition une camionnette et un chauffeur. Nous lui demandons s’il s’en va, il nous précise qu’il s’agit de transporter à Rouen le matériel spécial allemand remisé dans l’abri de la Kriegsmarine et qu’il faut en outre quatre à cinq hommes pour le chargement. M. Schuning ne pouvant distraire aucun de ses hommes de leur service. La camionnette doit charger immédiatement à l’abri du chantier et partir pour Rouen au plus tard à 21h30. Nous faisons observer qu’il sera très difficile de trouver du personnel à cette heure, toutefois nous demandons à M. Blohm des instructions écrites pour M. Bracquemont pour qu’il se conforme aux désidératas de la Marine Bauaufsicht. Comme prévu M. Bracquemont rencontre de nombreuses difficultés pour trouver un chauffeur et du personnel. Il est l’objet de menaces de sanctions de la part d’un sous-officier armé d’une mitraillette et accompagné de deux soldats en armes qui se sont rendus à son domicile. Finalement la camionnette part à 22h45, M. Cornu a été gardé à vue jusqu’à ce moment. Cette camionnette ne reviendra que le lendemain dans l’après-midi. Nuit calme, très légère pluie. Nous la passons, comme la précédente, dans le tunnel sous la voie ferrée.


Dimanche 20 Août


   Peu avant 10h, M. Blohm vient nous demander de faire effectuer d’urgence une petite réparation de tuyautage au bac de la Mailleraye et de faire remettre au bunker du chantier les boulons déjà confectionnés pour la fixation des affûts que nous avons exécutés pour la Flak. Nous faisons observer que dans l’état du chantier il sera difficile de faire un travail quelconque mais que nous allons nous efforcer de faire le nécessaire. Nous donnons les instructions à M. Sartral.

A 10h15 au moment où nous nous préparions à partir aux obsèques des victimes du bombardement du 17 Août, M. Ulm se présente à notre domicile accompagné de M. Rodehorst et d’un M. Gelletin ( ?) avec lequel nous avons déjà été en rapport pour des affaires d’électricité. M. Ulm nous demande de prendre toutes dispositions pour remettre en état l’alimentation H.T. (Haute Tension) du chantier, l’eau, l’air, la soudure qui ont subi la veille d’importants dommages et de reprendre et pousser le plus possible la construction des bacs. Nous énumérons sommairement les difficiles problèmes dont la solution nous paraît problématique et que l’attitude de M. Schuning à notre égard ne simplifie pas. Il dit que M. Galletin est venu pour cela. Nous expliquons à M. Ulm que nous sommes déjà en retard pour nous rendre aux obsèques, que nous allons mettre M. Huré en rapport avec M. Gelletin et nous le retrouverons nous-mêmes entre11h et 12h au chantier. Nous faisons appeler M. Huré et quittons la réunion à 10h55.  M. Ulm nous dit qu’il est très pressé et qu’il va rentrer par la Rive Gauche. M. Ulm nous donne accord pour que le personnel cesse tout travail sur les docks de Petit Couronne.

Obsèques à l’église St Nicolas simples et courtes, la consigne étant d’éviter les trop gros rassemblements. L’église déborde tout de même, il y avait surtout des hommes. Pas de cortège au cimetière, réunion et séparation à l’église, pas de remerciement, pas de discours. Temps couvert, matinée calme.

Nous apprenons que Mme Herment, jeune femme enceinte qui, blessée au ventre le 17, avait été hospitalisée à Rouen et est décédée. Ce qui porte à 14 le total de victimes de ce carnage.

A 11h30 nous rencontrons au chantier M. Gelletin qui, avec M. Huré, prend note de l’état des installations et des besoins pour leur remise en état. M. Schuning présent se retire à notre arrivée après nous avoir, avec quelques réticences, rendu notre salut.

Accompagné de M. Lamoureux et Roy nous faisons une inspection sommaire du chantier agrémentée de quelques passages d’avions. Les dégâts sont surtout considérables à l’atelier des coques. 

M. Fischer nous demande l’état de notre stock d’essence. Nous répondons que nous l’ignorons mais qu’il est certainement insignifiant puisque nous n’en touchons plus depuis longtemps. Il reprend : « Ich bin nicht dum, c’est trop important pour que vous l’ignoriez ». Nous disons que sans engagement de notre part nous pensons qu’il peut y avoir au maximum 100 à 150 litres. Il se rend à bicyclette chez M. Cornu pour lui poser la même question. M. Cornu dit qu’il n’y en a plus une goutte, mais finalement, retrouve une petite quantité.

A 12H40 deux avions lâchent chacun deux bombes en piquer sur la zone voisine du petit appontement. La direction du tir est comme la veille, Nord-Sud.

A partir de ce moment nous allons être largement dédommagés de notre matinée relativement calme et le Trait passera sa journée dans les abris en raison de l’alerte « danger imminent » perpétuelle.

A 14h05 tir de D.C.A, survol d’avions, bombardement sur Caudebec.

A 14h10 trois avions lâchent chacun deux bombes qui tombent au voisinage du petit appontement et au bord de l’eau.

A 14h45 puis à 14h55 après avoir fait le tour suivant le même processus que le Samedi matin, bombardement et mitraillade par six avions. 18 à 20 bombes tombent dans la région du Hall d’accus du petit appontement et du bord de l’eau et ex-célibatorium.

Nombreux survols avec tir de D.C.A., ces actions se passant sur des régions moins rapprochées.

18h30 bombardement et mitraillade sur le Mesnil et Yainville.

A 18h55 M. Bonnet nous rend compte que le gardien de service Staes a été invité à se retirer par les allemands qui ont précisé : plus besoin de garde française où personne ne doit entrer. On s’attend à des opérations de destruction et le marinier de la péniche aurait dit que le bac doit être coulé.

A 19h20 en l’absence de tout passage d’avion, retentit une explosion, c’est le début de la destruction systématique du chantier. Nous enregistrons 7 explosions dont quelques-unes très violentes (97, 89, sous station), deux nouvelles explosions à 19h50 puis sept à 19h54. A ce moment surviennent six avions attirés sans doute par les gerbes des explosions : ils lâchent chacun deux bombes en piqué direction Nord-Sud. Très peu après retentissent trois nouvelles explosions : nous ne pouvons identifier s’il s’agit comme cela s’est produit déjà la veille de bombe à retardement ou d’artifices terrestres. Cette dernière hypothèse est la plus probable.

A 20h plusieurs avions piquent dans une direction Nord-Ouest – Sud-Est en direction de la cale du bac du Trait et lâchent des bombes. On n’entend aucune explosion.

A 20h04 une fumée opaque d’incendie s’élève de la cale 4 où se trouve l’U.F.1.

A 20h07 nouvelle explosion suivie immédiatement d’incendie au pied du château d’eau dans les dépôts de bois. L’épaisse fumée noire qui se dégage indique que des produits pétrolifères ont été disposés pour alimenter le foyer. Cinq nouvelles explosions jusque 20h10. L’incendie s’intensifie rapidement et devient presqu’aussitôt un brasier important.

De 20h12 à 20h15 sept avions qui semblent vouloir opérer sur Yainville ou Jumièges obliquent et piquent en bombardant et mitraillant. Le crépitement de la mitraille ne couvre pas celui de l’incendie et le bruit des bombes se mêle à celui des explosions. Vision dantesque qui laisse l’esprit confondu devant ce carrefour hallucinant où se rencontrent paradoxalement les deux énergies destructrices en présence : opiniâtreté des bombardements aériens et sauvagerie rageuse de la destruction systématique.

20h25 quatre avions à deux reprises après avoir fait le tour piquent, mitraillent et bombardent.

L’incendie crépite, s’amplifie et se développe à la fois vers la menuiserie, vers les dépôts de bois et le réfectoire.

20h35 douze avions piquent sur la Mailleraye après avoir légèrement mitraillé le Trait au passage, également piqué sur Caudebec.

A 20h58 une nouvelle puis à 21h06 deux nouvelles et dernières explosions destructrices (l’une vers le grand appontement).

Dans la nuit qui tombe maintenant rapidement et qui sans cela serait très sombre l’incendie qui a atteint son plein épanouissement crépite et projette d’immenses flammes qui éclairent à la ronde d’une lueur rougeâtre à laquelle se superposent par intervalles à partir de 23h les illuminations plus vives des fusées éclairantes : seules quatre grues par miracle encore debout allongent leurs grands bras qui intensément éclairées à la base, puis progressivement moins, se perdent dans la nuit.

Pour diverses raisons, un certain nombre de nos collaborateurs et nous-mêmes avons passé la nuit dans des tranchées abris.

De 23h05 à 23h20 nous percevons un certain nombre d’explosions en direction de Yainville et à 23h20 vers La Mailleraye. Nous pensons qu’il s’agit d’opérations de destruction. Nous apprendrons le lendemain que vers Yainville ce sont les bombes que nous avons vu tomber à 20h et dont nous n’avions pas perçu l’explosion qui ont explosé avec retardement. Elles étaient toutes tombées sur le vieux Trait, de la Mairie au cimetière et au-delà. Un peu après minuit mitraillade intense des abords de la route. Il y a des projectiles sur beaucoup de maisons (notamment la nôtre).

Par chance, au cours de cette journée pour laquelle la qualification d’apocalyptique dont nous avons usé au 9 Juin 1940 lors de l’incendie des pétroles paraît insuffisante, nous n’avons eu à déplorer aucun accident de personne.

Dans la soirée, M. Bracquemont a eu de nouvelles difficultés pour trouver, à la réquisition de la Kommandantur, deux chauffeurs de camion pour 21h30. Ses interlocuteurs habituels ont notamment menacé de fusiller la famille du chauffeur Goujeon si celui-ci n’était pas retrouvé. Finalement les deux chauffeurs sont présents mais le départ n’a pas lieu. Un contrordre est arrivé trop tard par retarder la destruction du chantier mais assez tôt pour différer le départ prévu.

Une petite pluie qui s’intensifie par la suite commence à 2h du matin. Mais elle est insuffisante pour modifier l’incendie qui conserve sensiblement son ampleur jusqu’au petit matin. 
 

Lundi 21 Août



    Nous constatons qu’effectivement les dispositifs de départ n’ont pas été suivis d’exécution.

Assez tard dans la matinée (vers 9h) et après avoir conféré avec plusieurs de nos collaborateurs et avec M. Roy, nous nous rendons au bureau Linastra pour mettre au point des dispositions concernant le personnel.

Le détail de nos instructions est donné sur les notes jointes. En voici l’essentiel :

Bureaux : Pas de modification aux dispositions en vigueur mais faculté d’intensifier les congés payés.

Contremaîtres : Encadrement par roulement des équipes affectées aux travaux exceptionnels. Congés payés pour le complément.

Ouvriers : Affectation aux travaux exceptionnels- durée hebdomadaire 40h Personnel non susceptible de cette affectation admis au bénéfice de la loi du 20 Mai 1944.

Dérogation à l’horaire de 40h pour les travaux urgents de mise hors d’eau des sinistrés ?

Ces dispositions sont prises en principe pour trois jours.

En outre, distribution suivant les dispositions prévues des vivres de réserve à titre gratuit et des avances au personnel ouvrier.

 Nous venions d’achever la mise au point de ces dispositions lorsqu’à 10h45 M. Rodehorst, dont on nous avait signalé la présence au chantier, vient nous rendre visite à Linastra accompagné de M. Buggel. (Nous ignorions qu’il s’était auparavant présenté à notre domicile, à celui de M. Langalerie et à celui de M. Sartral où partout on ignorait où se trouvaient les intéressés).

M. Rodehorst nous demande de prendre toutes les dispositions pour mettre à l’eau des bacs de 24 T. Nous demandons à M. Rodehorst si cette demande est bien sérieuse. Nous exposons que la veille il est venu avec M. Ulm nous demander de remettre en état les installations du chantier puisque sinon lui, du moins le personnel de la KM résidant au Trait a fait sauter ce qui restait de ces installations et mis le feu et qu’il est pour le moins surprenant qu’il vienne maintenant nous demander de travailler. Nous déclarons que pas un de nos ouvriers ne voudra travailler au chantier et en ce qui nous concerne, il n’y a plus de chantier, donc plus de directeur et que nous nous mettons en congé, que nous ne voyons aucun inconvénient à ce qu’il fasse exécuter par ses propres moyens les travaux qu’il voudra dans ce chantier dont nous n’avons plus la disposition. Au cours de cet entretien très court, mais parfaitement correct, M. Buggel nous a paru dire à son chef : « je vous le disais bien ». M. Rodehorst nous dit qu’il va rendre compte et prend congé ainsi que M. Buggel. Nous quittons le bureau de Linastra après avoir mis au courant nos collaborateurs et les membres de notre personnel présent qui venaient de se confronter.

La péniche destinée au chargement des tôles a quitté la veille avec environ 120 T. de matériaux qui se trouvaient chargés le Vendredi soir l’appontement avec l’aide d’un remorqueur. Atteinte dans l’après-midi elle serait en train d’achever de couler devant Jumièges. Un deuxième remorqueur qui était également venu à l’appontement appareille seul vers 13h30.

La journée a été pluvieuse, moins l’après-midi que le matin, mais de tout façon dépourvue d’activité aérienne, grosse circulation sur les routes. Ce calme est presque déprimant après l’intense consommation nerveuse de la veille. Nous n’avons naturellement pas eu la possibilité d’inventorier les dégâts subis par le chantier. A première vue ils paraissent considérables.

M. Huré nous rend compte que la mise en application des dispositions relatives à l’emploi du personnel n’a pas donné lieu à observations particulières. Par ailleurs la démarche faite le matin par M. Rodehorst n’a pas eu de suite directe ou indirecte ni de répercussion. Certains bruits semblent indiquer cependant qu’ils ont eu un moment l’idée d’appeler du personnel et procéder aux opérations envisagées.

La S.H.E.E. qui a réussi le tour de force de rétablir ses circuits détruits et intérromus depuis Samedi et dans la soirée distribue à nouveau du courant, ce qui améliore la situation en eau du pays qui menaçait de devenir tragique.

Les dégâts du vieux Trait sont purement matériels, cas les habitants s’étaient éloignés. La Mairie, l’église, le cimetière ont subi des dommages.

Nous prenons, pour la nuit, les mêmes dispositions que la veille.

M. Bracquemont nous fait savoir que vers 17h le sous-officier à mitraillette M. Schwermer avec lequel il a maintenant des rapports quotidiens est venu accompagné d’un soldat et lui a demandé en termes moins arrogants qu’à l’ordinaire deux chauffeurs de moto, un chauffeur tourisme, un chauffeur de camion. Ils doivent se présenter à 21h à la Kommandantur accompagnés de M. Bracquemont et du chef du secrétariat M. Bonnet.

M. Schuning lui a déclaré par la suite que cet ordre était périmé et qu’il fallait à 20h un chauffeur tourisme, deux chauffeurs moto toujours accompagnés de M. Bracquemont et de M. Bonnet pour le lendemain midi deux camions et deux chauffeurs.

M. Bracquemont a en outre rencontré M. Grabowski de la B.A. à Rouen qui lui a demandé de trouver des hommes et un ingénieur pour réparer à Yainville un bateau à moteur. M. Bracquemont a répondu à M. Grobowski que ce n’était pas son service et que du reste M. Buggel qui était présent connaissait le personnel mieux que lui. M. Grabowski n’a pas insisté.

La nuit est extrêmement calme, le ciel toujours couvert semble toutefois s’orienter vers l’éclaircissement. Au chantier l’incendie, dont l’ardeur s’est calmée par défaut d’alimentation, a continué à couver toute la journée et d’énormes tisons qui ont rougeoyé toute la nuit percent le brouillard du matin qui semble faire présager une amélioration du temps.


Mardi 22 Août


  Il semble que les dispositifs de départ organisés la veille n’ont pas été suivis d’exécution. Nous avons rapidement confirmation que le Pavillon Bauer est toujours occupé par le Lt Schuning et ses hommes. Un camion part pourtant vers 8h30 mais c’est un déménagement partiel qui comporte notamment un certain nombre d’appareils de T.S.T. en dépôt prélevés par ceux qui disposaient de la clé pour assurer le contrôle de leur conservation. Le bruit court que dans la nuit précédente ils devaient faire sauter les grues et en avaient averti le boulanger Faure mais il y aurait eu contrordre.

Dans la matinée des S.S. venus de Rouen avec des camions procèdent au déménagement d’une partie du matériel de nos bureaux : papier à lettre, fournitures de bureau, quelques meubles et objets divers.

La matinée a été calme, le temps qui était couvert s’éclaircit vers 11h30. Vers 12h30 des avions à double fuselage lancent sur la région Vatteville-Villequier des bombes qui font peu de bruit mais produisent d’énormes panaches. La canonnade semble s’être rapprochée en direction d’Elbeuf.

Vers 15h quatre soldats, épaves de la grande armée, exténués, n’ayant plus que deux fusils pour quatre, viennent se reposer dans notre jardin. Ils viennent de Pont-l’Evêque où est le front et ont fait 6O km à pied, ils n’ont plus de chaussure, l’un Tchécoslovaque a eu les pieds gelés en Russie. Ils se rendent à Rouen qui est déclarée ville sanitaire. Depuis quelques jours les rencontres de cette nature sont fréquentes.

Dans l’après-midi de nombreuses gerbes d’éclatement de bombes dans un rayon de 10 km, au-dessus de la forêt de Bretonne et de Villequier. Grosse activité de l’aviation et de la D.C.A. , mitraillades.

Des S.S. , nous ignorons si ce sont les mêmes que ce matin, sont venus vers 14h30 en vedette rapide à moteur accoster au Petit Appontement qu’ils quittent vers 16h. Ils ont mis le feu en divers endroits et dès 15h on voit s’élever d’assez importantes fumées des grands bureaux (maison du concierge). A 16h20 le crépitement caractéristique du Dimanche est de nouveau perçu pendant que d’énormes flammes s’élèvent du dépôt de bois proche du réservoir qui a été rallumé. A 16h45 ainsi que cela s’était produit Dimanche quatre avions, sans doute surpris par la présence d’un incendie qu’ils n’avaient pas provoqué eux-mêmes, lâchent huit bombes. Deux tombent dans le chantier, les autres dans le marais vers La Mailleraye, ils mitraillent en même temps. C’est en plus petit la scène de Dimanche.

A 17h25 on voit s’élever d’énormes flammes à l’angle Nord du Modelage puis de très épaisses fumées noires par des barils de goudron déposés à cet endroit.

Cynique comédie ou absurde incohérence ? Peu après le départ de la vedette, des militaires du Pavillon W. Bauer se sont précipités au chantier, ont saisi les trois gardiens et Guichaoua qui s’y trouvait par hasard et les ont emmené au Pavillon. Là on leur demande pourquoi ils ont mis le feu aux bureaux. On s’explique facilement. M. Fischer paraît mécontent de cette opération effectuée par les S.S. Toutefois, étant données les heures enregistrées, l’hypothèse n’est pas exclue que les deux derniers foyers aient été allumés par les occupants locaux, leurs camarades s’étant bornés à parachever le nettoyage des bureaux qu’ils avaient entrepris.

Ceci semble montrer en tous cas que la destruction méthodique, scientifiquement préparée si elle a été peut-être prématurée, ne pouvait être évitée.

Nous continuons à gravir le Golgotha, mais sommes-nous encore loin du calvaire ? Une sourde angoisse nous oppresse, lourde de l’anxiété des heures qui viennent.

Des bruits circulent, outre celui relatif aux grues, la veille on a vu entrer de la paille au Pavillon Bauer et à la Villa Vince, sans doute pour coucher des troupes de passage, mais on a aussitôt parlé d’incendie. Hypothèse que ce qu’on a déjà vu rend sans doute plausible. L’abri allemand du chantier doit aussi sauter.

M. Fischer s’est promené cet après-midi dans la rue Denis Papin autour des maisons où nous avons, après le bombardement du 11 Septembre 1943, replié nos magasins et on en conclut, ce qui est encore possible, qu’ils vont être détruits. Et c’est l’exode des habitants voisins qui, en s’éloignant, emportent ce qu’ils peuvent de leurs affaires. Etant donné ce que nous a dit M. Fischer peu après le 6 Juin, ces éventualités de destruction ne sont pas exclues et même pourraient menacer certaines habitations privées.

Aussi prenons-nous pour la nuit, en les renforçant, les mêmes dispositions que les deux précédentes.

Nous avons rédigé, à l’intention de M. Le Préfet Régional, une lettre lui rendant compte des évènements de guerre survenus ces jours-ci qui intéressent nos chantiers.

Un peu après 20h nous apprenons que la réquisition devenue quotidienne des chauffeurs poids lourds donne lieu aux incidents non moins quotidiens. Le chauffeur Quevilly sur la moto cherche partout le chauffeur Goujeon qui avait déclaré aller voir le docteur, lequel ne l’a pas vu. Faute de la retrouver la Kommandantur menace de prendre des otages qui seraient : MM. Bracquemont & Cornu. Finalement l’affaire s’arrangera, on retrouve Goujeon qui a effectivement une entorse. Lainé se propose pour le remplacer mais on n’a pas besoin de ses services. Le départ serait définitivement fixé à 3h le lendemain matin.

L’incendie du chantier a atteint sa plénitude, assez semblable, quoiqu’un peu moins intense à ce qu’il était dans la nuit du Dimanche. Vers 3h1/2 il faiblit un peu, les flammes se réduisent à des feux légers qui courent le long des fermes rougies et réalisent un éclairage nocturne qui ressemble aux rampes qui illuminaient Broadway aux soirs d’avant-guerre. Il n’est toutefois pas éteint quand vient le jour. Nuit assez calme, quelques mouvements de camions. Peu d’activité aérienne. Grondement de canons vers Elbeuf.

Mercredi 23 Août


  6h30 « Ils sont encore là, mais rassemblés pour le départ qui est prévu pour 8h. Ils ont été harangués par l’Oberfeldwebel Schmidt, ils doivent de Rouen gagner Orbel ( ?) en Belgique. Orbec en Normandie est précisément le point du front actuellement le plus éloigné de nous. Ils ont fait cadeau à un voisin du W.B. de la paille contenue dans le Pavillon et, générosité facile, ont donné pour le récompenser de ses services, notre petite moto sacoche à Lainé.

7h50 Ils sont partis il y a un quart d’heure, ce n’est pas encore la fin, mais c’est dans une certaine mesure pour nous un changement d’état puisqu’on peut prévoir que nous ne demeurons plus exposés qu’aux risques communs. La Flak est toujours là. Il n’y a pas eu pour l’instant d’autres destructions, mais on dit que maintenant les S.S. se sont installés dans le pays.

Temps couvert, légère activité. Vers 11h canonnade rapprochée. M. Roy nous apprend qu’avant son départ, Fischer a fait le tour du pays avec un des S.S., lui a passé des consignes et indiqué notamment l’emplacement Linastra. En fait, il se précisera plus tard que ce ne sont pas des S.S., ceux d’hier n’ayant pas reparu mais des soldats de la Flak qui se sont du reste installé au W.B.

Les à-côtés des destructions de la veille montrent qu’il y avait bien accord et que l’interrogatoire des gardiens était une sinistre comédie. En effet, les gardiens ont vu les occupants de la vedette procéder à l’allumage des foyers avec l’aide des sous-officiers et hommes du W.B. Néanmoins ils ont prudemment répondu à M. Schuning qu’ils ignoraient totalement par qui et comment le feu avait été mis.

Nous apprenons la nouvelle de la libération de Paris. Les indications que nous avons sur le front de Normandie : Deauville, Touques, Pont-L’Evêque, la Seine entre Mantes et Vernon nous laisse supposer que nous sommes au centre de la poche de résistance et que la situation peut se prolonger quelques jours.

Très grosse activité aérienne. De 14 à 15h bombardement sur la région de Caudebec.

Au début de l’après-midi la populaire camionnette de la Coopérative L’Avenir du Trait dans un dernier voyage emporte les derniers habitants du Pavillon W.H. Néanmoins le bruit court que certains seraient revenus.

Peu après 19h quatre avions mitraillent et bombardent le chantier avec comme objectif deux péniches qui se trouvent depuis très longtemps rive gauche.

Nous prenons pour la nuit des dispositions un peu différentes de celles des jours précédents préconisant l’organisation d’un quart de veille par quartier.

A 20h la canonnade se rapproche. Des pièces à tir tendus installés dans la région de La Fontaine font vibrer les maisons

A partir de 21h il pleut, pluie violente jusqu’à 23h, puis intermittente le reste de la nuit. Néanmoins la région connaît une grosse activité. Grondement de canon ininterrompu en direction d’Elbeuf, violent bombardement sur la région du Mesnil. Bombardements lointains et rapprochés région de Caudebec. Tirs de D.C.A. , mitraillades. Sur le Trait à plusieurs reprises, illuminations qu’en d’autres temps on qualifierait de féériques. Vives mitraillades vers 23h30. Deux bombes à 2h30 et 2h55, deux autres à 4 heures, toutes lancées sur nos têtes en piquer.  


Jeudi 24 Août


   Au matin la pluie a faibli mais le temps reste couvert et pluvieux. Il ne subsiste que de très légères fumées au-dessus des foyers d’incendie dans le chantier. La destruction des bureaux n’est que partielle. Les quatre bombes de la nuit sont tombées non loin de l’entrée des chantiers au voisinage de la maison Cousin.

A 9h55 nous percevons, échelonnées sur environ deux minutes, dix explosions dans la direction des chantiers : ce sont des nouvelles opérations destructives dans la région des cales et, semble-t-il, principalement vers l’U.F.1 .

10h10 l’incendie est rallumé et reprend avec violence dans les bureaux. Les grues sont toujours debout mais que dire et que penser devant un tel acharnement ?

L’incendie dans les bureaux s’intensifie, pour la première fois on voit des flammes s’élever, puis une épaisse fumée, en même temps qu’on perçoit des pétarades.

10h25 quatre avions à double fuselage survolent le chantier à faible altitude en reconnaissance, la D.C.A. tire, les avions mitraillent, pas de bombes.

10h40, quatorze nouvelles explosions se font entendre, toujours dans la région des cales, il semble qu’on fait sauter l’U.F.1 en détail, mais il n’est pas impossible qu’il y ait aussi des destructions individuelles de machines.

10h55 nous percevons deux nouvelles explosions.

La fumée s’intensifie au-dessus des bureaux

11h25, deux nouvelles explosions, la grue N°5 s’affaisse flèche contre terre.

11h45, une explosion

11h50 deux explosions, la grue N°4 s’affaisse vers l’eau, la cabine en avant. Nous avions réuni à 11h30 nos collaborateurs pour échanger quelques idées sur la situation et de nos fenêtres nous assistons à cette agonie. M. Bracquemont nous raconte l’odyssée des deux chauffeurs Quevilly et Fontaine qui, hier matin, après avoir déposé à Rouen leurs passagers et leurs bagages, ont eu l’ordre de se rendre à la Feldkommandantur à Mesnil-Esnard. Ayant appris du chauffeur d’un autre camion qu’ils auraient à déménager cet organisme jusqu’en Allemagne, ils sont revenus à pied hier soir.

A ce moment 12h05 deux soldats allemands demandent à nous voir. Ils nous demandent si nous sommes bien le directeur des chantiers, nous répondons que nous l’étions quand il y avait un chantier. Ils nous disent qu’il faut leur envoyer nos camions pour déménager la Flak qui est près de la ferme de Hauteville. Nous répondons que nos camions ont été conduits à le Feldkommandantur de Rouen, que nous regrettons de ne pouvoir rendre le service demandé, mais qu’on ne peut donner que ce qu’on a et qu’on ne nous a rien laissé.

A la demande de certains intéressés, nous décidons, à partir de Lundi, de régler l’horaire de 40 heures des travaux exceptionnels sur les cinq jours de la semaine, samedi exclu.

12h25 deux nouvelles explosions, c’est la grue Perbal du petit appontement qui saute.

La pluie reprend avec violence.

12h45 deux nouvelles explosions, c’est la tour de la grue N°5. Presque simultanément une seule explosion suffit à faire effondrer La grue 1. Toutes deux s’affaissent avec fracas sur leur flèche.

Plus rien ne subsiste de ce qui constituait du plus loin à l’horizon la silhouette familière du chantier maintenant émasculé et dans les deux minutes qui suivent trois nouvelles explosions règlent le sort du portique dont on voit comme dans un dernier sursaut de vie la grue glisser à fond vers l’atelier des coques sur son chemin de roulement dénivelé.

Reste-t-il encore quelque chose à détruire ? C’est peu probable, néanmoins on attend encore de longs quarts d’heure, mais plus rien ne se produit, ce dernier élément du portique continue à se profiler sur le fond du parc.

Les bureaux brulent toujours. Il pleut et il pleuvra à verse tout l’aprè- midi, ce qui n’est pas fait, évidemment, pour améliorer l’existence des sinistrés. Nous-mêmes, à la suite d’importantes infiltrations découvrons qu’un obus de 20 a pénétré à travers le toit dans un placard après avoir brisé deux tuiles. Naturellement avec ce temps la journée est calme, il y a toujours grande circulation sur la route vers Rouen.

La pluie cesse en fin d’après-midi et le ciel s’éclaircit. Vers 20h le beau temps est revenu et vers 20h30 l’activité reprend. La D.C.A. semble avoir été considérablement renforcée sur notre région.

21h25 mitraillade et lâcher de trois bombes vers le chantier, région du bord de l’eau.

Nous prenons la nuit les mêmes dispositions que la nuit précédente, nous avons conseillé à nos collaborateurs de généraliser autour d’eux les quarts de veille par groupes de maisons voisines.

La nuit est moins active que la précédente, cependant on perçoit quelques survols et quelques explosions.

Ayant quitté la veille à minuit pour la reprendre à 3h du matin, nous sommes troublés dans notre premier sommeil par un survol irritant à faible altitude, très proche et à sens alterné, quelques explosions peu éloignées, puis à minuit 45 le fracas d’une mitraillade intense s’abat sur notre maison et à l’entour. Et simultanément une très violente détonation ébranle l’immeuble pendant que les vitres brisées dégringolent partout. Un quart d’heure plus tard on vient nous prévenir que la maison de M. Huré est par terre. Nous restons muets et abasourdis devant le spectacle que nous découvrons après avoir gravi les 150 mètres de raidillon qui nous sépare de notre voisin. La maison s’est entièrement écroulée à l’exception des pans de murs qui constituent l’angle Nord et qui supportent encore les constructions légères rajoutées (chambre à l’étage et véranda). Déjà on s’affaire pour les premiers secours, la situation apparaît malheureusement vite dans sa brutale réalité. Des quinze personnes qui couchaient dans les caves, ils ont pu sortir par leurs propres moyens par le soupirail situé sous la fenêtre du salon, seule issue laissée libre et devant laquelle la chute des matériaux a miraculeusement laissé un étroit passage. Les quatre autres qui ne répondent à aucun appel sont certainement ensevelis sous la dalle en ciment qui constituait le plancher de la salle à manger. Il s’agit de Mme Huré, Mme Harang, Mme Carrat, Yolande Carrat sa fille. Il faudra de longues heures pour dégager leurs restes mutilés. M. Huré et M. Carrat se trouvaient exceptionnellement en dehors de la cave où gitaient leur famille parce que le second qui veillait était venu appeler le premier pour lui faire part de l’appréhension que lui causait le survol à faible altitude que nous avons mentionné plus haut. De ce point où ils avaient subi le choc, comme aveuglés et à demi étouffés par le souffle et les projections qu’il entraine, après que leurs appels fussent demeurés sans écho, ils avaient à tâtons, rejoint les occupants angoissés de la cave voisine située sous le salon où, depuis peu de jours, couchaient avec leur bonne, les six enfants de Langalerie. Ils réclamaient de l’air et de l’aide. Là s’étaient aussi rassemblés ceux de la troisième cave, le ménage Sagan.

Enfin la découpe sur le ciel libre des contours du soupirail donne aux emmurés de l’espoir et du courage. Ils brisent le meneau qui en barre l’ouverture à mi-hauteur, puis se glissent à l’extérieur par l’étroit couloir qu’a constitué avec le bandeau de la façade, le bandeau d’armature qui s’est effondré à cet endroit.

Malgré la nuit et les dangers des passages aériens, les sauveteurs bénévoles s’emploient courageusement et sans lassitude au déblaiement.

Vendredi 25 Août


  Le jour qui se lève découvre un ciel exceptionnellement pur, temps splendide et très chaud.

Les sauveteurs ont progressé dans leur besogne de déblaiement, mais ils sont encore loin du but, le premier corps, celui de la petite Yolande est dégagé vers 10h, celui de sa maman à la fin de la matinée et l’opération se termine vers 13h30. Tous sont atrocement mutilés notamment les deux derniers dont il faut renoncer à décrire l’état. Les victimes n’ont pas souffert, peut-être même ont-elles été surprises dans leur sommeil.

Les constations faites permettent par recoupement de reconstituer le drame. Deux au moins et sans doute plusieurs avions ont survolé le Trait à faible altitude sur une ligne sensiblement Nord-Sud dans les deux directions. Il y a eu un premier lâcher de bombes dans le sens Nord-Sud au voisinage de la chapelle St Eloi : une bombe a traversé le pignon de la maison Bertreux pour exploser dans le puits perdu de la maison Ronot, une autre a explosé dans le jardin Bertreux, dégâts matériels faibles, aucun accident de personne. Puis à minuit 45, violente mitraille Sud-Nord commençant sur le toit de notre maison, s’étendant dans la partie nord du jardin (on trouve trace d’au moins une centaine d’obus de 20 mm), jusque la maison contigüe qu’habitent actuellement MM. Chabrol et Richard et enfin lâcher de deux bombes dont les impacts se sont confondus dans la salle à manger de M. Huré (on trouve un 3e impact dans le champ à un peu moins de 100 m de notre maison). On retrouve sous les décombres de la cave Huré he…ces ( ?) permettant de conclure à l’arrivée simultanée de deux bombes ce qui, joint au fait qu’elles ont explosé à l’intérieur, explique l’ampleur de leur effet. Peut-être aussi étaient-elles de plus fort calibre que celles utilisées chez Bertreux.

Nous passerons toute cette journée du Vendredi en alerte permanente, réfugiés sous le tunnel de la voie ferrée et accrus de MM. Huré, Carrat, Richard, Chabrol et de la famille Declerck. On met à profit les courts instants où l’on peut croire qu’il n’y a pas de danger pour ramener à l’abri les objets et denrées les plus essentiels et on y séjourne, mange et couche.

Dans cette journée, entre 7 et 21h nous n’avons eu que deux fois (de 13h50 à 14h05 et de 19h25 pendant plus de deux minutes) l’impression que le danger ne planait pas sur nos têtes. En limitant les manifestations de cette activité aérienne à notre horizon local, voici la chronologie des faits :

 7h15    Bombardement et mitraillade sur le passage d’eau du Trait où les  Allemands ont installé rive gauche une péniche pour servir d’embarcadère.

8h    Mitraillade    - d° -

8h15    D.C.A. lâcher de trois bombes en piquer, mitraillade

8h25    Carrousel, tir intense de D.C.A., cinq bombes et mitraillade

8h40    Bombardement sur le Mesnil et Jumièges

8h45    Bombardement sur le Trait

9h    Quatre avions venant du Nord-Est lâchent chacun deux bombes et     mitraillent. Tous ces bombardements sont destinés à la péniche disposée en face     de la cale du Trait.

9h10    Répétition du précédent

9h20    - d° -

10h30    - d° -

11h25    Fort bombardement sur la région de Jumièges, mitraillade,

13h à 13h20 Gros carrousels, tir intense de D.C.A. mitraillade,

14h05 Mitraillade,

14h35    Mitraillade et bombardement,

15h15    Bombardement et mitraillade,

15h25 Mitraillade,

18h15    Mitraillade,

18h40    Bombardement et mitraillade,

19h    Bombardement et mitraillade sur Jumièges,

20h    Bombardement et mitraillade,

21h    Mitraillade.

 Vers 19h30, Colignon qui était allé à Rouen à bicyclette pour prévenir la famille Harang vient rendre compte de sa mission à M. Huré. Il a été dépossédé de son vélo au retour  à la côte Béchère sous la menace d’un révolver. Les nouvelles qu’il nous apporte de Rouen sont confuses : très violents bombardements sur la Rive Gauche, les usines sont minées, toutefois la centrale serait entre des mains françaises.

De 21h à 23h c’est la trêve du crépuscule mais c’est aussi l’heure du canon dont on perçoit très distinctement le grondement qui s’est rapproché.

On prend ses dispositions pour la nuit.

On imagine quelle peut être l’existence des gens soumis à un régime pareil surtout si l’on considère que la moitié d’entre eux ont fui leur habitation pour se réfugier en des points supposés plus abrités et où l’on est entassé dans les caves avec des enfants, des vieillards, des malades (ce qui est notre cas), l’oreille tendue vers ce ronronnement incessant qui rappelle fortement amplifié celui des moustiques qui tournent autour de leur proie avant de piquer. Certains ont fui vers la forêt. La nuit est relativement calme au point de vue aviation mais sans cesse on entend passer de la rive gauche à la rive droite des troupes en retraite.


Samedi 26 Août


Le temps est toujours très beau. L’activité aérienne est plus faible et intéresse moins que la veille notre région. En bordure de la route nationale la plupart des maisons qui sont abandonnées ont été occupées pendant la nuit et pillées par les soldats en retraite. C’est particulièrement le cas des débits de boisson. Au besoin, ils font sauter les serrures à coup de révolver ou enfoncent les portes.

13h30 Une mitraillade sur la forêt interrompt notre déjeuner sur l’herbe.

14h30 Deux soldats de la Flak les poches bourrées de bons de réquisition en blanc recherchent les vélos, ils en prennent un chez nous.

16h15    Mitraillade sur la forêt.

On voit à l’œil nu de gros rassemblements de troupe en fuite sur les berges de la rive gauche notamment autour de la cale en face Le Trait. On aperçoit la canonnade plus rapprochée et on entend de multiples explosions destinées à détruire du matériel. Par un de ces paradoxes dont la présente guerre nous a offert des exemples quotidiens, l’aviation anglaise semble aujourd’hui se désintéresser des abords de la Seine où la densité des troupes allemandes en retraite est pourtant considérable, et s’est reportée vers la forêt où nombre de civils se sont réfugiés.

On nous signale que la voiture Hotchkiss et l’autocar Saurer ont été pris. Ils ont du reste pris toutes les voitures y compris les deux Rosengaert comme nous nous en apercevrons plus tard et tout ce qui de près ou de loin peut servir à un transport. L’ambulance municipale n’y a pas échappé.

Aussi, le soir, de 18h à 18h45, c’est sur une charrette à bras, deux par deux, que l’on procède au transfert du domicile de M. Rialland, où on les avait déposés jusqu’à l’église, les corps des quatre victimes de la nuit tragique du 24 au 25 Août. D’abord Mme Huré et Mme Harang, puis Mme Carrat et Yolande, sans escorte, sous un ciel de feu, au bruit du canon et de la mitraillade : il faut, pour accéder jusqu’à l’église, franchir les trous creusés le Dimanche précédent par les bombes. On imagine difficilement plus lugubre et on a le cœur serré.

Nous venions à peine de rentrer en croisant l’ambulance municipale déjà en panne et poussée à bras par quatre soldats, qu’on nous prévient à 19h30 que les soldats emportent les vélos remisés dans le garage de M. Huré. Nous nous précipitons et trouvons M. Huré aux prises avec plusieurs soldats de la Flak parmi lesquels les deux qui nous avaient rendu visite au début de l’après-midi. Celui avec lequel discute Monsieur Huré ne veut rien entendre. Cependant, après notre intervention, mais avec une rage non dissimulée, il consent à rendre le vélo mais emporte contre bon de réquisition celui de Mme Huré et de M. Carrat et un troisième qui appartenait au secrétariat des A.C.S.M. Par ailleurs, le domicile de M. Carrat à l’ancienne école ménagère, a été violé.

19h30    Lâcher de deux bombes et mitraillade vers le Grand appontement.

20h    Grondements sourds vers Rouen et fumées d’incendies

Nous n’avons plus d’électricité et par conséquent plus d’eau courante.

21h15    Incendie en direction de La Mailleraye 

Les troupes allemandes continuent à passer la Seine de La Rive Gauche à le Rive Droite. Ils ont installé des va et vient et armé d’avirons toutes les embarcations et pontons, notamment les barques du Génie. Les principaux passages sont à la cale du bac du Trait et à la maison de la Piette (débarquement dans le trou du Trait et au Petit appontement). Toute la nuit on entend des cris gutturaux « Mein Gott », « Eins, zwo, drauss » et de temps en temps « das krieg ist aus ». On perçoit aussi de 23h à 6h, au milieu des fusées éclairantes, les balles traçantes de la D.C.A. des détonations et des rafales de mitraille …  …

Puis les étoiles fondent dans la clarté laiteuse du jour naissant, le passage à rames ne cessera plus maintenant de jour ni de nuit. Il y a 15 jours c’était la bataille des bacs, aujourd’hui c’est le passage de la Bérézina.

 
Dimanche 27 Août



 Dès 7h15 commence le défilé des soldats qui cherchent un vélo pour accélérer leur fuite. Nous aurons plusieurs visites de ce genre dans la journée et une autre plus pittoresque dans l’après-midi de cinq soldats de la Flak qui cherchent une voiture avec le concours d’un chien policier qui flaire un bidon d’essence. Tous ces visiteurs vont partout dans les caves et les greniers et on a fort à faire à suivre tant ils sont nombreux simultanément. On a beau leur expliquer qu’un grand nombre de leurs camarades est passé avant eux et que ce qui était à prendre est déjà parti. Ils veulent se rendre compte par eux-mêmes.

On entend le canon tout proche et aussi les panzers qu’on fait sauter et dont les éclats sifflent en retombant.

La nuit dernière, plus encore que la précédente, des fuyards se sont répandus partout et ont naturellement pillé.

A 10h30 il est procédé à l’inhumation de Mme Harang, Mme Huré, Mme Carrat et Yolande. En raison des dangers que peuvent faire courir les rassemblements de personnes, M. Huré et M. Carrat avaient demandé au Maire d’inviter la population à s’abstenir d’assister à la cérémonie. Néanmoins, un certain nombre d’habitants avaient tenu à venir en personne exprimer les sentiments qui ont été unanimement ressentis en présence d’une épreuve aussi cruelle et aussi imméritée. Cérémonie religieuse écourtée, décoration florale limitée aux ressources locales, mais où l’ingéniosité et l’affectation avaient su marquer la pénurie. Ne disposant que d’une charrette, on dut porter à bras les corps de Mme Harang et de Mme Huré. En bref, cérémonie poignante, pleine de dignité, dépouillée de toute pompe inutile, en harmonie avec les circonstances qui ont présidé à ce sacrifice et qui arrache des larmes à tous les assistants particulièrement frappés que le destin ait atteint des victimes jouissant de l’estime et de la sympathie unanimes de la population.

14h05    Bombes et mitraille dans la région du chantier.

14h15 Explosions sur La Mailleraye. Nombreux foyers d’incendie à l’horizon proche. Nous apprenons que des allemands de la Baulehrzug étaient revenus pour procéder aux destructions du Jeudi. On dit qu’il y en aurait encore au Trait.

14h45    Bombardement et mitraille.

L’usine de Standard de La Mailleraye est en flammes.

16h05    Bombardement sur La Mailleraye. Il y a là trois foyers d’incendie, deux Rive Gauche le troisième sur l’usine de la Standard.

16h35    Mitraillade et lâcher d’une dizaine de bombes vers le Grand appontement et La Mailleraye. Même opération à 16h45. L’incendie sur La Mailleraye, au voisinage de la cale des bacs, s’intensifie. On distingue de hautes flammes, puis on perçoit de nombreuses explosions. C’est un dépôt de munitions qui est en flammes, on les voit et on entend fuser de toutes part. Il semble, sans qu’on puisse l’affirmer, que l’incendie a été allumé par les bombardements aériens.

18h15    Vive alerte sur Le Trait, attaque venant de l’Est, violente mitraillade, lâcher de vingt-cinq bombes dont on perçoit le passage proche au-dessus de la maison.

18h35    Renouvellement de cette opération.

De ces bombes destinées au va et vient de la maison de Piette, l’une est tombée au pied de l’ancien stade entre les écoles Gustave Flaubert et la Villa Vince, coupant le chemin vicinal, une autre entre la maison St Denis et la maison Sévene où il y a un blessé léger. Quelques autres ont fait mouche sérieusement.

18h45    Mitraillage

19h45    Importante canonnade rapprochée au Sud Est.

20h55    Nous percevons au-dessus de nos têtes le sifflement caractéristique d’un obus qui va exploser plus loin. Ce premier obus marque-t-il le début d’une phase nouvelle de nos épreuves et va-t-il être suivi d’autres ? Prudemment, nous nous abritons, mais pour l’instant il n’y a pas de suite.

A partir de 21h15 on perçoit de nombreuses détonations provenant des dépôts de munitions qu’on fait sauter rive gauche, ultimes opérations de destructions.

A La Mailleraye où depuis 16h30 les détonations se sont poursuivies sans interruptions, le bourg est maintenant la proie des flammes et dans la nuit qui vient offre un aspect sinistre.

A 22h à notre horizon visible et dans un rayon de 6 km de Jumièges à l’Ouest de La Mailleraye on compte quinze foyers d’incendie.

L’incendie crépite dans les bois, face à Heurteauville, le spectacle est effarant. Des dépôts en flamme jaillissent des fusées rouges, bleues, vertes qui rappellent à grande échelle les fontaines lumineuses et la lune à son premier quartier donne du relief à ce sinistre tableau.

22h45 nous percevons des crépitements dans la forêt du Trait, le cercle de feu va-t-il se refermer sur nous ? Le calme revient dans cette région, il semble qu’il s’agisse seulement de petites quantités.

A 23h certains foyers crachent comme des volcans et à ce moment commence le service de nuit des avions, mais l’activité se borne vers 23h25 à projeter quelques éclairs de magnésium pour fixer sur pellicules ces manifestations délirantes de la défaite. Et dans la nuit où rougeoient les brasiers, au milieu des détonations, on perçoit les cris gutturaux dont s’accompagne le passage des troupes en déroute que scande « ein, swo », le rythme de l’aviron qu’on voudrait accélérer. On perçoit sur la route le grouillement de ceux qui sont déjà passés, certains jusque tard dans la nuit cherchent un gîte. Nous réussissons à décourager ces visiteurs qui voudraient bien devenir des hôtes et vers 1h, sans toutefois cesser ces manifestations de la débandade, faiblissent. On est content d’avoir vu et senti cela car c’est bien ce que traduisait dans son célèbre vers : « Besiegt und zerschlagen das grossse Heer ».

L’activité aérienne se bornera à la tournée photographique. Il semble que si, en ce qui nous concerne, nous n’en percevons pas encore tous les effets bienfaisants, la bataille de Normandie est terminée.

Lundi 28 Août


    Les explosions continuent et au fur et à mesure que se dégage l’épais brouillard matinal on retrouve affaiblis, mais non éteints et signalés par d’épaisses fumées les foyers de la nuit. Le passage de la Bérézina continue et par va et vient, rythmé par les coups de sifflet et les interjections.

Cinq chevaux morts au cours du bombardement de la veille gisent dans la cour de St Denis et un sixième dans la cour du Clos Fleuri. Nous nous préoccupons de les faire enfouir mais nous n’y parviendrons pas tout de suite car notre atmosphère locale n’est pas encore complètement pacifiée.

A un coin de rue nous rencontrons notre voiture Hotchkiss peinte en jaune et prête pour le départ. L’autocar bleu est parti Samedi par la Cavée du Val.

Temps couvert, peu d’activité aérienne, légère pluie vers 14h, puis le temps s’éclaircit vers 15h. On entend toujours des détonations et de nouveaux incendies s’allument. Dans l’après-midi, vers 15h30 on perçoit des sifflements d’obus suivis de détonations. On nous dit que des obus sont tombés du côté du cimetière mais nous ignorons si ce sont des obus lancés par l’artillerie anglaise ou des obus projetés par l’explosion d’un dépôt de munitions en flammes à heurteauville.

A 16h45 Une fumée d’incendie s’élève au-dessus du Pavillon W. Bauer accompagnée de pétarades. Mais cela dure peu et peu après nous constatons que ce n’est pas le Pavillon, mais l’abri et les baraquements qu’avaient construits les Allemands.

A 16h10 six avions bombardent en piquer sur Heurteauville en face de la cale du Trait.

A 16h25 Nous percevons au-dessus de nos têtes trois sifflements très nets d’obus ainsi que les explosions d’arrivée, la troisième nous paraît très proche.

Ici, nous atteignons l’horreur dans le tragique. Ce troisième obus est tombé entre notre maison et celle contigüe où habitent MM. Chabrol et Richard, dans l’enclos non loin du perron. M. Huré qui, au fur et à mesure qu’il arrachait aux décombres de son foyer quelques épaves, les triait et les répartissait entre notre maison et celle de M. Chabrol, se trouvait dans cette dernière. Sans doute alerté par les sifflements, il sortait pour gagner l’abri sous la voie ferrée ainsi que nous le faisions nous-mêmes de notre côté. L’obus éclate à ses pieds à 1m50 sans qu’il ait eu le temps de faire un mouvement pour se protéger. Il a été jeté à terre, atteint en douze endroits différents.

On le transporte dans notre cave où le docteur lui prodigue les premiers soins. Les blessures sont graves : genou et poignets droit fracassés, blessures au ventre, à la poitrine et dans le dos, plus légères au cou et à la face. Son attitude est admirable. Il ne pense qu’à s’offrir en sacrifice pour tous. Pas une plainte ne lui échappe malgré les souffrances qu’il endure. Nous voulons tenter l’impossible et malgré l’absence de moyen de transport cherchons comment nous pourrions le faire conduire à la Clinique d’Yvetot. Par chance et grâce à la diligente entremise de M. Lamoureux, nous obtenons le concours d’une ambulance qui l’emporte à 17h30 sans qu’on ait perdu de temps puisque les pansements sommaires étaient à peine achevés. M. Bonnet l’accompagne et à son retour à 21h30 ne nous laisse aucun espoir. Son état s’est aggravé en route et à l’arrivée à la clinique St Pierre le chirurgien l’a trouvé très affaibli par les pertes de sang et considéré comme perdu.

A 18h35 une rafale d’obus s’abat sur notre quartier. Un obus tombe notamment entre notre maison et celle du docteur dans le jardin de ce dernier. D’autre, plus vers le Vieux Trait où le fils Durand est blessé. Les maisons Durand et Jouan atteintes.

18h50 Le tir continue. Nous sommes nettement dans le champ de tir et de la cave où nous sommes réfugiés, nous percevons les lueurs des éclatements. Plusieurs obus tombent dans le champ près de la voie ferrée.

18h15 Bombardement et mitraillade.

De 20h à 21 h Plusieurs rafales sur le quartier. Quelques-unes plus longues.

21h15    Le tir s’est déplacé, l’objectif qui semble avoir été jusqu’à présent la partie comprise entre le carrefour de la route Nationale et du chemin vicinal, et le passage à niveau proche de notre maison est maintenant dans la région du marais comprise entre le Malaquis et le passage d’eau de La Mailleraye.

Les batteries sont établies vers le Landin à 5 km environ et toute la nuit le tir continuera en alternant entre ces deux objectifs à une cadence assez nourrie. Nous estimons à plus de 600 le nombre d’obus lancés sur Le Trait au cours de la nuit. La grande majorité se compose d’obus fusants.

A 6h30 nous avons l’impression de salves plus rapprochées, effectivement deux obus tombent sur notre toit, un troisième dans la partie Est du jardin, à quelques mètres.

Au bruit de l’artillerie s’ajoute celui des explosions qui continuent et aux lueurs d’incendie se superposent celles des fusées éclairantes. Nous ne trouvons pas d’expression superlative pour qualifier cette nuit plus effarante encore que celles que nous avons relatées précédemment. Nous avons l’impression qu’en plusieurs endroits le pays brûle, mais en fait ce que nous percevons ce sont les incendies de la Standard à La Mailleraye et d’Heurteauville.

Les débris de l’arme allemande continuent à passer la Seine et à circuler sur la route.


Mardi 29 Août



 A 7h le tintamarre effrayant de la canonnade cesse enfin. Nous avons l’appréhension de trouver toute la cité en ruines fumantes. Mais heureusement, il n’en est rien. Comme nous l’avons signalé, le tir a été effectué surtout avec des obus fusants, d’autre part l’objectif de la région du marais n’intéressant pas la cité, seul notre quartier a été un peu atteint, autour de notre maison dans un rayon de 200 m une quinzaine d’impacts dans les différents jardins voisins. Les dégâts causés par les impacts sur notre toit sont peu importants.

A 7h45 nous percevons une colonne de fumée au-dessus de la Centrale de Yainville où se poursuivent sans les opérations de destruction commencées la veille. L’usine de la Standard à La Mailleraye brûle toujours.

A 8h crépitement d’incendie, ce sont des dépôts de munitions qui sautent à Heurteauville en face la cale du Trait.

Cette matinée est d’un calme impressionnant après le bruit assourdissant de la canonnade nocturne.

Les passages continuent sur la Seine, on essaie de faire passer des chevaux à la nage, de la rive gauche à la rive droite. Opérations difficiles et souvent vouées à l’échec.

Les animaux eux-mêmes sont affolés, les oiseaux tournoient sans cesse et huit petits cochons sont parvenus, on ne sait comment, dans notre jardin où nous les parquons provisoirement jusqu’à ce qu’on retrouve leur propriétaire.

On perçoit de la canonnade en forêt de Bretonne.

Le bruit court que les Anglais ont établi une tête de pont à Villequier, et comme nous nous rendons compte nous-mêmes qu’ils sont au Landin cela restreint sérieusement l’arc de cercle de combat en face de nous. Serons-nous donc les derniers ?

Vers 12h MM. Carrat et Colignon partent à pied pour Yvetot pour tenter d’avoir des nouvelles de M. Huré.

Les derniers trainards passent.

A 14h un docteur allemand vient pour installer une ambulance à notre domicile et nous propose de lui laisser la place. Après discussion et recherche, il s’installe dans la villa Gauthier qui lui paraît un plus petit objectif et pas trop près de la route.

A 14h15 une batterie allemande installée sur le plateau riposte sur les batteries anglaises.

15h15 les sifflements d’obus recommencent.

17h    Intensification de la canonnade bilatérale. Bruits de mitrailleuses révélant des combats de troupes d’infanterie en contact.

18h30 Le tir d’artillerie continue du Landin sur la région du Malaquis, sur la Standard et le chantier.

Journée relativement calme par comparaison avec certaines des précédentes.

L’usine de la Standard continue à brûler. Il y a à l’horizon proche quelques foyers nouveaux.

19h30 et 20h Rafale d’artillerie sur Le Trait.

Il passe toujours des troupes en déroute. Nous avons la visite de deux jeunes assoiffés de 18 et 20 ans qui déploient leur humour autant à l’égard des Anglais que des Allemands : les premiers, disent-ils, avaient promis que pas un soldat allemand ne passerait la Seine, car des milliers d’avions sèmeraient la destruction, les second se sont arrêtés au V1 alors qu’il y avait toute la gamme jusqu’à la V8 Ford. Ils nous disent que si nous avons des jumelles nous verrons demain matin les Tommis sur l’autre rive. Ils déchargent leur révolver pour s’amuser et se font rappeler à l’ordre par le médecin allemand, notre voisin tout temporaire pour amuser les Franzouses. Ils rectifient la position et s’en vont en gouaillant.

20h45 Tir d’artillerie de gros calibre vers La Mailleraye.

21h    Incendie dans la région de la maison de la Piette.

22h30    M. Carrat revient d’Yvetot A l’aller, sur la route, il avait déjà rencontré un messager que nous envoyait M. Lemonier et qui nous portait la nouvelle de la mort de M. Huré survenue la veille à 20h30, c’est à dire peu après son arrivée à la clinique.

Son attitude a, jusqu’au bout, été exemplaire et édifiante. Parmi toutes les blessures, celle qui a provoqué la mort avait atteint le foie. Les religieuses qui ont recueilli son dernier soupir ont comparé sa fin sublime à celle d’un Saint. Nous pensons que la comparaison est presque faible car notre ami Jean Huré ne s’était épargné aucune des peines, souffrances et préoccupations de la vie laïque et matérielle. M. Boulard auquel nous avions recommandé Huré a pris le corps chez lui et on lui fera Jeudi à 10h30 des obsèques convenables. Malheureusement personne du Trait ne pourra y assister.

MM. Huré et Carrat avaient déjà prévu à la mémoire de leurs chères disparues un service solennel le 8 Septembre. Il sera également célébré à l’intention de cette nouvelle victime.

Les gens d’Yvetot ne se rendent pas du tout compte que nous sommes en plein front et sous le feu de l’artillerie, là-bas la vie ressemble à ce qu’elle était chez nous il y a un mois.

La tragédie qui s’est abattue sur la famille Huré nous laisse tous abasourdis. Cet anéantissement et en deux stades du foyer et des membres de la famille est tellement total et précis qu’on se demande si ce que nous prenons pour du hasard n’est pas une prédestination fatale. En ce qui nous concerne, nous faisons une perte considérable et même irréparable, la riche nature d’Huré était fort au-dessus de la moyenne et son plein concours était toujours donné sans hésitation et sans réserve avec le dévouement et la loyauté les plus absolus. Nous ne craignons pas de dire qu’au cours de cette quinzaine tragique où les épreuves se sont succédées ce coup est le plus dur que nous ayions eu à supporter. Son sacrifice se situe au sommet du chemin du calvaire. Nous étions loin de nous en douter lorsqu’en le gravissant nous nous demandions où il nous conduisait.

Nous reverrons longtemps la cave où couché sur une porte en guise de civière, assisté du curé et du vicaire, il faisait l’offrande de son sacrifice, ne faisant qu’un seul vœu : que ce soit le dernier, nous exhortait à ne pas nous attendrir et nous quittait dans la paix de l’église, déjà presque nimbé d’un éclat surnaturel.

Et pourtant nous qui avons vécu ces derniers jours en étroite intimité avec lui nous pouvons affirmer que miraculeusement épargné au cours de la nuit fatale il ne songeait nullement à la mort et ne pensait qu’au dévouement qu’il pourrait encore déployer et aux services qu’il pourrait encore rendre à ses amis et à la France.

Toute la nuit, arrosage intense par obus de gros calibre en majorité fusants. Mêmes objectifs que la nuit précédente, les batteries se sont déplacées vers l’Ouest et tirent plus en face de nous. Nombreux impacts sur notre quartier et surtout sur la région du Vieux Trait. Nuit de transe aussi effarante que la précédente.

 

Mercredi 30 Août


    Temps pluvieux. Comme le jour précédent, on est surpris de trouver encore quelque chose debout. Dans notre quartier, tuiles cassées. On ne trouve plus une seule pièce qui ait tous ses carreaux. Un obus a traversé un mur de la maison Avenel. Du côté du Vieux Trait c’est plus sérieux : la Pergola a été sous le feu, quelques dégâts, des obus non explosés, la maison Boldon atteinte en son milieu est effondrée. Autres dégâts divers. Paysage de front. La maison du docteur a été occupée la nuit par une compagnie, plus de cinquante hommes, partie au petit jour.

A 8h incendie de l’embarcadère constitué par les Allemands à Heurteauville face à la cale du Trait.

8h20 grosse rafale d’artillerie.

10h « Ils » sont tous partis. Il n’y a plus un Allemand au Trait sauf deux que nous retrouvons dans les communs de la Pergola autour d’un poste émetteur de T.S.F. et deux qu’on retrouve cachés auprès de la maison Bordillon, un blessé que le docteur soigne.

12h Encore des obus sur le Malaquis et la Standard

12h30 Gros bombardement d’artillerie sur le plateau là où se trouvait la veille une batterie allemande qui s’est retirée.

La lisière de la forêt entre la maison de M. Dupuich et celle de M. Bonnet est arrosée d’obus.

14h     Le quartier du Champ des Oiseaux reçoit quelques rafales. Les premiers obus sont fumigènes et l’on croit un instant à l’incendie de la maison Conchis. Il tombe des obus dans le jardin de M. Roy et sur la lisière de la forêt en arrière de ce quartier. La façade de quelques maisons : Lasnon, Edde notamment, sont crevées. Le tir sur ce quartier cesse vers 16 heures. 

14h30 La « Résistance » établit une liaison en barque avec la Rive Gauche pour tenter d’obtenir des Anglais que les tirs d’artillerie sur Le Trait, où il n’y a plus personne, cessent. Une période de grand calme. On a l’impression que tout est fini.

15h Malgré le pavillon tricolore qui flotte maintenant sur les hauteurs de la Hauteville, il tombe toujours des obus. 

Encore à 15h30

A 15h45, il tombe des obus à une centaine de mètres derrière la maison de Langalerie.

A 16h20 on perçoit plus nettement encore que le matin le bruit des blindés anglais sur l’autre rive.

A 16h25 il tombe toujours des obus au même endroit et encore à 17h. Puis tout est calme, nous pensons que nous allons pouvoir reprendre des positions nocturnes plus normales. Il faut dire que depuis exactement douze nuits, nous ne nous sommes pas déshabillés, couchant tantôt dans une tranchée, tantôt sous le tunnel, tantôt dans la cave, suivant les considérations dominantes du jour.

Cependant, à 19h30, nous entendons encore des sifflements d’obus et nous décidons de prolonger pour une treizième nuit les dispositions prudentes dont nous avons maintenant pris l’habitude.

Une rafale à 21h30 nous confirme dans cette opinion. Il pleut toute la nuit. La nuit est calme. A 4h du matin nous percevons une canonnade maintenant plus éloignée. La vague pensée « Das lied ist aus ! ». Nous sommes libérés. 

Jeudi 31 Août



    Nous pouvons procéder à une inspection sommaire du chantier qui offre un aspect de front, les rives bordées de chevaux crevés qui déjà commencent à dégager une odeur pestilentielle. Nous ne donnerons pas ici l’énumération détaillée des dommages, nous dirons seulement que nous n’avons jamais vu un incendie aussi total que celui des bureaux où il ne reste que des murs calcinés, des cendres et du verre fondu.

Nous dirons aussi que bien que les dégâts soient considérables nous pouvions encore nous attendre à pire car les transformateurs et deux des trois compresseurs sont encore capables de service et la Baïse est demeurée dans l’état où nous l’avions laissée.

Contrairement à ce que nous craignions il n’y a pas eu de destruction individuelle de machines.

Pour clore un alinéa historique, nous préciserons aussi que la péniche chargée de ferraille n’a pas coulé devant Jumièges mais au pied de l’appontement qu’elle n’avait pas quitté.

Le canon qui tonne (peu d’ailleurs), les avions qui passent ne nous causent plus les mêmes inquiétudes.

La « Résistance » fait son apparition un peu tardive et pittoresque (on serait tenté de dire bouffonne). En plus de ceux que nous venons de mentionner, elle fera dans la journée une dizaine de « prisonniers ». On trouve aussi deux travailleurs russes que des Allemands avaient emmenés dans leur fourgon.

A 17h nous voyons apparaître une patrouille anglaise, douze hommes qui viennent prendre livraison des prisonniers de la « Résistance » qu’on avait parqués dans la salle de culture physique.

Les impressions que nous enregistrons maintenant sortiraient du cadre que nous nous étions assignés en commençant ce journal le 6 Juin, non que nous n’ayions plus rien à dire mais ce sera le travail de demain. Nous considérons que l’époque passive au cours de laquelle nous étions condamnés à nous limiter à enregistrer est maintenant révolue. Nous allons pouvoir nous efforcer d’émettre.

Il nous revient à l’esprit qu’au début de l’occupation allemande nos vainqueurs n’aimaient pas entendre prononcer les mots de Barbares et Vandale. L’Obergefreiter Kurjo, un des premiers secrétaires de la Kommandantur avait expliqué que, contrairement à la réputation qui leur a été faite, les Vandales étaient une petite tribu sympathique et pacifique qui mérite d’être réhabilité. S’il en est ainsi, nous n’emploierons pas le mot Vandale, mais nous dirons que depuis Tacite le peuple germanique n’a pas dégénéré, qu’il est resté conforme à ses destinées et qu’il a su s’adapter à ses fins traditionnelles de dévastation avec les progrès de la technique.

Nous avons toutefois l’impression que Le Trait a eu, en ce qui concerne les chantiers, un « traitement de faveur ». Certes l’histoire nous a conservé le souvenir de maintes manifestations de vandalisme, mais il semble que notre situation géographique et topographique nous ait causé plus de désagréments que nous n’en méritions. Cette situation géographique a eu comme autre conséquence de nous exposer aux derniers spasmes de Bataille de Normandie dont, du reste, la Rive Gauche a eu, en ce qui concerne la propriété privée (non industrielle) plus à souffrir que nous.
 
Ainsi que nous l’avions pensé nous avons été les derniers, en même temps que Rouen, et Caudebec même a été libéré 24 heures avant nous.


Module de Commentaires



Article connexe : les inhumations