Par Laurent Quevilly
   Avec le précieux concours de M. Claude Michon.


Mais que diable faisait Gabriel Dupin au château de La Mailleraye le 29 septembre 1856 ! En quittant ce chantier de démolition, il fut victime d'un tragique accident en Seine. Mais il y a un mystère...

Lundi 29 septembre 1856. Voilà maintenant plus de deux ans que le château de La Mailleraye a été vendu à ses démolisseurs. Plus de deux ans qu'un vapeur a organisé une dernière visite du public avant destruction. Du château, déjà dépecé à l'époque, il ne reste manifestement plus grand chose à contempler. Alors que fait donc Gabriel Dupin, conseiller à la Cour des comptes, au château de La Mailleraye. Du moins si l'on en croit le journal La Normandie dans un article du 30 septembre 1856 :
" M. Dupin, après avoir quitté dans la journée le château de La Mailleraye, où la famille Fizeaux se trouve réunie, prit à La Bouille le bâteau à vapeur L'Union N°1 afin d'être à Rouen dans la soirée pour, de là, se rendre à Paris.
Gabriel Dupin, par A. Despois, 1831. (Collection Claude Michon). Sa mère avait été l'épouse en premières noces d'un certain... Danton ! (Cliquer sur les images pour les agrandir)

L'accident



"Il était sur le pont de l'
Union lorsqu'à la hauteur de Sainte-Barbe, un épouvantable abordage eut lieu entre ce navire et un bâtiment mouillé en rivière. Le beaupré de ce dernier atteignit l'une des cheminées de l'Union et la renversa sur M. Dupin qui eut les deux jambes cassées et reçut en outre de fortes contusions à la poitrine et à la tête."

A la vérité, le navire mouillé, Les Deux-Sœurs, capitaine Lediabat, présentait un défaut d'éclairage qui trompa le capitaine Billette, commandant de l'Union. La Normandie poursuit :

Voici sur cet abordage ce qui nous a été rapporté par un témoin digne de foi : au moment où l'Union se trouvait à la hauteur de Sainte-Barbe, l'obscurité étant très grande, le capitaine aperçut deux navires mouillés en travers de la rivière; l'un d'eux avait du feu à l'arrière, au lieu de l'avoir sur l'avant, comme le prescrivent les règlements. Trompé par cette fausse indication, le capitaine de l'Union, afin d'éviter l'abordage, se dirigeait du côté opposé au feu, quand il s'aperçut que l'on changeait le feu de place. Il connut alors exactement la position où il se trouvait, et, pour éviter un choc, il fit immédiatement stopper; mais il était déjà trop tard, et l'abordage avait lieu. On sait le reste.

M. Dupin, qui avait été relevé, et auquel on avait prodigué les soins que réclamait sa triste position, a été, à l'arrivée du navire dans notre port, placé sur une civière et porté à l'hôtel d'Albion, où ont été appelés les docteurs Groult, Valery et Leudet fils. Nous n'avons pas besoin d'ajouter que son état est des plus graves. L'accident arrivé à M. Dupin produira une profonde sensation dans notre ville, où la famille Fizeaux de La Martel est environnée d'une juste considération. M. Dupin est âgé de cinquante ans. »

La version du Journal de Rouen



La Gazette des Tribunaux du 2 octobre va reprendre à la virgule près l'article de La Normandie. De son côté, le Journal de Rouen a relaté aussi l'information. Mais sans révéler d'abord l'identité de la victime. Doublé sur ce sujet par La Normandie, il aura son explication :

Louise Lucienne Lézurier de La Martel, épouse Fizeaux, belle-mère de Gabriel Dupin. Caroline Bellanger, épouse de Gabriel Dupin. Marie, fille cadette de Gabriel Dupin, épouse de Félix Bouchot (miniature de Cécile Villeneuve.) Son gendre, Louis Michon, fut maire du Val-de-la-Haye.
La Famille
de la victime
Laure, fille cadette de Gabriel Dupin, baronne Fizeaux Lézurier de La Martel (miniature de Cécile Villeneuve). Collection famille Michon Raoul Fizeaux de La Martel, gendre de Gabriel Dupin, (miniature de Cécile Villeneuve). Il fut maire du Val-de-la-Haye.

30 septembre : "Un triste événement est arrivé hier soir au moment où le bateau à vapeur l'Union n° 1, venant de La Bouille, se trouvait à la hauteur de Sainte-Barbe. L'obscurité était très grande et le capitaine aperçut deux navires mouillés en travers de la Seine, l'un d'eaux ayant, assure-t-on, un feu à l'arrière au lieu de l'avoir à l'avant, conformément aux règlements. Trompé, il paraît, par cette fausse indication, le capitaine de l'Union se dirigea du côté opposé au feu, mais à l'instant même, un homme du navire arrêté en rivière enleva le fanal et se mit à courir sur le pont pour le porter à l'autre bout. C'est alors que le capitaine de l'Union s'aperçut de sa fausse direction et fit imméditement stopper. Malheureusement, il était déjà trop tard : le beaupré du bâtiment qu'il vulait éviter venait de frapper l'une des cheminées de l'Union et de la renverser. Cette cheminée, en tombant, a blessé très grièvement un voyageur qui se trouvait sur le pont et qui a eu une jambe cassée."

1er octobre :
"La victime du déplorable accident arrivé avant-hier soir sur le bateau à vapeur de La Bouille est M. Dupin, conseiller à la cour des comptes et beau-père de M. Fizeaux de la Martel. Nous avions tu hier le nom de M. Dupin sur la demande de ceux de ses amis qui avaient accepté la tâche douloureuse d'annoncer le fatal événement à Mme Dupin qui était restée à Hautot-sur-Seine.


Acheté au sieur Lecouteulx, le château de Hautot-sur-Seine fut propriété familiale de 1791 à 1866, année où il fut vendu par les Fizeaux à Martial Bataille, conseiller d'Etat.

Ci-dessous, le château dessiné en 1839 par Polyclès Langlois, fils de Eustache-Hyacinthe Langlois. (Coll. C. Michon)
Les blessures de M. Dupin sont d'une affreuse gravité : outre de fortes contusions à la tête et à la poitrine, il a eu les deux jambes cassées et l'une de ces blessures était telle que les os avaient percé les chairs.
Hier matin, les membres de la famille de M. Dupin étaient déjà réunis près de son lit de douleur, à l'hôtel d'Albion, où on l'avait transporté. Jusqu'à sept heures du soir, il a conservé connaissance ; mais à ce moment, une sorte de protestation est venue augmenter les vives inquiétudes de tous ceux qui l'entouraient. M. Dupin est âgé de 51 ans."

2 octobre : "L'état de M. Dupin qui était fort inquiétant, avant-hier soir, ainsi que nous l'avons dit, s'est malheureusement aggravé pendant la nuit et, malgré les soins les plus intelligents, il a été impossible de lutter contre les résultats d'un affaiblissement qui n'a bientôt plus laissé d'espoir. Hier matin, vers 6 h et demie, M. Dupin a rendu le dernier soupir, entouré de sa famille éplorée."
Louis-Paul Lefort, 53 ans, maire de Grand-Couronne alla déclarer le décès en compagnie de Eugène Lepicard, 41 ans, propriétaire, 67 place Saint-Paul.

3 octobre :
"Le corps de M. Dupin a été transporté hier, à une heure, au chemin de fer, après une messe funèbre dite à l'église Saint-Vincent. Les restes de M. Dupin ont été dirigés sur Paris où l'inhumation au lieu aujourd'hui." Celle-ci eut lieu au cimetière du Montparnasse.

Encore et toujours La Mailleraye...


Le même 3 octobre, la Vigie de Dieppe reprend à son tour l'article de La Normandie pour relater l'accident : "
M. Dupin, après avoir quitté dans la journée le château de La Mailleraye où la famille Fizeaux se trouve réunie ..."  On connaît la suite. Et d'ajouter le dénouement donné lui aussi par le même journal : "La Normandie nous annonce en ces termes la mort de M. Dupin : L'accident du bateau l'Union a eu, comme nous le pressentions que trop, un douloureux résultat. L'infortuné M. Dupin a succombé hier, vers six heures du matin, à ses souffrances. Il est mort en chrétien, après avoir reçu les derniers sacrements et au milieu de sa famille, dont la douleur ne saurait se décrire.
Le corps de M. Dupin sera déposé, aujourd'hui, on onze heures du matin, dans une chepelle de l'église Saint-Vincent, où une messe sera dite. Après la messe, il sera transporté à la gare du chemin de Saint-Sever et partira au convoir d'une heure pour Paris où le service funèbre et l'inhumation auront lieu à la paroisse Saint-Thomas-d'Aquin."


Le Journal des Débats poursuit le récit :

"Le service funèbre de M. Gabriel Dupin a été célébré jeudi à Rouen, à l'église Saint-Vincent. Le deuil était conduit par M. Raoul Fizéaux de La Martel, gendre du défunt et, petit-fils de M. de La Martel, ancien maire de Rouen, et par son beau-frère, M. Ch. Bellanger.
On remarquait aussi parmi les assistants M. Fizeaux-Sainte-Marie, chancelier du consulat de Rotterdam; M. Cavelier, ingénieur en chef des ponts-et-chaussées, et M. Antoine Passy, ancien député de l'Eure et ancien sous-secrétaire d'Etat au ministère de l'intérieur, allié à la famille Dupin.

La dépouille mortelle du défunt a dû être, après le service funèbre, transportée à Paris pour être inhumée dans une sépulture de famille.
M. Gabriel Dupin, fils du baron Dupin, ancien préfet des Deux-Sèvres sous le premier Empire, mort en 1828, conseiller maître à la Cour des comptes, était cousin de MM. Dupin (de la Nièvre).
Le corps de M. G. Dupin a été amené directement de Rouen à l'église Saint-Thomas-d'Aquin, où un nouveau service funèbre a été célébré ce matin en présence d'une nombreuse assistance, au milieu de laquelle on remarquait M. Barthe, premier président de la Cour des comptes, et une députation de la Cour, qui ont accompagné le char funèbre jusqu'au cimetière.


Que faisait Dupin au château de La Mailleraye ? Mystère. L'homme n'avait manifestement aucun lien avec les vendeurs et les acheteurs du château dont on connait au moins deux noms : Antonio Cannia et Jeannette Rossi-Nash.  Ajoutons-y celui du comte de Ferrières de Sauvebœuf qui rachera les terrains du parc pour une opération spéculative. Quant aux Fizeaux, la famille de son gendre, ils possédaient le château de Hautot-sur-Seine et celui de Sainte-Vaubourg, au Val-de-la-Haye dont Prosper Raoul sera maire de 1860 à 1879, année de sa mort. On ne voit donc pas bien les raisons d'une villégiature dans les ruines du château de La Mailleraye. A moins d'une réunion de chantier si les Fizeaux avaient été impliqués dans sa démolition, ce qui n'est manifestement pas le cas. Alors ?
Alors le procès qui découle nécessairement de l'abordage accidentel en Seine va nous apporter peut-être une réponse.

Le procès


Quelques mois plus tard, l'affaire arrive devant les tribunaux et la Gazette du 29 janvier 1857 nous éclaire sur les circonstances de l'accident.

"Le 29 septembre dernier, la nouvelle d'un accident déplorable se répandit dans la ville de Rouen. M. Dupin, conseiller référendaire à la cour des comptes, était venu passer quelques jours près de sa fille, Mme A. Fizeaux, au château du Val-de-la-Haye.

Le château de Sainte-Vaubourg

 Val-de-la-Haye
Aquarelle Caroline de Fontenay, née Laulne de Longchamp 1807. Collection famille Michon Dessin de Constance Lézurier de La Martel, 1838.
Série de trois photos anciennes.... Inaugurée en 1844, la colonne Napoléon au premier plan. Le terrain fut offert par la famille Fizeaux. L'île du Val-de-la-Haye.
Henri Ier, roi d'Angleterre, donna son manoir de Sainte-Vaubourg aux Templiers en 1173. Ils y furent remplacés par les chevaliers de Malte au début du XIVe s.


"Le 29 septembre, retournant à Paris, il avait pris, vers six heures du soir, le bateau à vapeur qui accomplissait son dernier voyage de La Bouille à Rouen.
Son gendre et lui, après quelques tours faits sur la galerie supérieure à l'arrière, s'étaient assis sur le banc circulaire qui règne sur cette partie du bateau.
A peine y était-ils placés que, sans que rien au monde ait pu les avertir de l'effroyable danger qui les menaçait, la cheminée de babord s'abattit, épargna M. Fizeaux, qui dans un mouvement plus rapide que la pensée, s'était levé, mais renversa M. Dupin et lui fit d'horribles blessures. On le relève, on aborde. La malheureuse victime avait les deux jambes fracturées, sans compter nombre d'autres lésions non moins graves.
M. Dupin ne reprit connaissance que pour prononcer quelques paroles ayant trait à l'accomplissement des devoirs de sa charge qu'il avait en vue dans ce retour anticipé et dont il se trouvait éloignait, il ne sait pour quel temps, par la gravité de son état. M. Dupin avait laissé au château du Val-de-la-Haye une partie de sa famille, comptant bien, hélas ! pouvoir se réunir bientôt à elle avant la rentrée définitive."

La Gazette est donc formelle. C'est au château du Val-de-la-Haye que M. Dupin était descendu. Et c'est au château du Val-de-la-Haye qu'il laissa sa famille, accompagné de son gendre, pour se rendre à Rouen. Voilà une version plus cohérente que celle du château de La Mailleraye. Car si l'on suit la Normandie, M. Dupin aurait abandonné sa famille dans les ruines de Guerbaville, aurait pris une voiture, seul, pour attraper le bateau de La Bouille et regagner Rouen. Un trajet mi-terrestre, mi-maritime quelque peu original. En revanche, l'embarcadère est bien à deux pas du château du Val-de-la-Haye...

Un mot du procès ? MM Demetz et Billette, propriétaire et capitaine de l'Union furent acquittés. Le capitaine Lediabat fut quant à lui condamné à verser 5.000 F de dommages et intérêts sur le 30.000 que réclamait la partie civile.

Laurent QUEVILLY.


La famille n'oublia jamais l'accident survenu à Gabriel Dupin. Sur cette photo des années 1895, on la voit sur le bateau de La Bouille au lieu précis où s'était déroulé le drame, à Sainte-Barbe, Dieppedalle. Le garçon assis est Louis Michon fils. Il est à côté de sa mère, née Antonia Bouchot, fille de Félix Bouchot et Marie Dupin. Félix Bouchot est assis et coiffé d'un chapeau melon. Debout, de dos, Marie Bouchot née Dupin et son gendre Louis Michon. (coll. famille Michon)

Cette photo fut prise à la même époque devant Sainte-Vaubourg (coll.famille Michon).

 

SOURCES


La Gazette des tribunaux.
La Vigie de Dieppe.
Journal des Débats
Etat civil de Rouen.

Source iconographique :
M. Claude Michon, descendant de Gabriel Dupin.