Par
Laurent Quevilly-Mainberte
A
Angélique Rose Lambert.
Des insultes, des pierres, des procès, du sang... Durant des années, le hameau du Conihout vécut dans la terreur. Nous allions alors vers la fin de l'ancien régime et l'affaire allait accaparer la justice seigneuriale, empoisonner la vie du quartier. Il y aura même un meurtre. Saga sanglante...
Comme
dans tous les conflits de voisinage, saura-t-on jamais "qui qu'a
commencé".
Au Conihout de Jumièges,
dans les années 1740, c'était la guerre entre les
Boutard et les Porgueroult, deux
familles de paysans aisés séparés par
une haie. Aisés, c'est surtout le cas pour les Boutard qui
comptent une dizaine de domestiques. Isolé du bourg par des
marécages, le quartier est alors une
succession d'étroites
"masures" qui s'étirent vers la Seine. autrement dit des
cours
verdureuses où les chaumières s'abritent sous les
arbres
fruitiers. A gauche de la route qui mène au Mesnil sont des
pâtures communes, des terres labourables. Voilà en
gros le
tableau brossé...
"Bougre de gueux, bougre de garce !"
24 mars 1746. Le ton monte d'un cran. Augustin Boutard, dépose plainte contre Valentin Porgueroult, sa femme et ses enfants. Ce qui motive Boutard ? Les Porgueroult ont commencé par lui subtiliser des prunes. Puis ils lui ont tué des volailles. Mais, depuis un peu plus de deux ans, ils sont allés plus loin. Beaucoup trop loin. Dans les cabarets de Jumièges, dans les rues du Conihout, aux carrefours, les enfants Porgueroult, poussés par leurs parents, insultent Boutard et sa femme, Marie-Anne Lévêque. "Bougre de gueux, bougre de cocu" pour l'un. "Bougre de garce, bougre de putain" pour l'autre. En tous temps, en tous lieux, ils chantent même des chansons diffamantes "contre l'honneur et la réputation" des Boutard.
"Voilà le plus grand cocu !"
En
cette
année 1746, l'affront est allé
à son comble. Nous sommes le mercredi des Cendres, devant
l'église de l'abbaye où la foule
s'apprête à entrer. Il est entre 9h et
10h du matin. Quand arrivent les Boutard, Geneviève Beauvet,
la femme de Valentin Porgueroult, crie alors à haute voix:
"Voilà le plus grand cocu de la paroisse !" Et
elle pousse
ses enfants à chanter leurs couplets infamants. C'en est
trop. Bientôt, les Boutard n'osent plus se montrer en
public. Marie-Anne, la femme de Boutard, ne
fréquente
plus la messe
du
bourg. Non, elle prend le bateau pour assister à l'office du
Landin. Qu'à cela ne tienne, les enfants Porguerout
l'escortent jusqu'à la rive à coups de pierres et
d'insultes.
Et
puis ils attendent son retour pour lui réserver un accueil
tout aussi
chaleureux. Les Boutard n'en peuvent plus. Ils portent
l'affaire
en justice pour faire taire ces "injures,
calomnies et diffamations proférées et
chantées" à leur encontre.
Maître Dubois sera leur avocat.
"Putain de belle tête !"
Après
audition des témoins, les Porgueroult sont
assignés à comparaitre le 28
mai 1746. Mais Geneviève Beauvet se déclare
malade ce jour-là.
Et comme la meilleure défense, c'est l'attaque, les Porgueroult portent plainte à leur tour. Valentin ne prend pas n'importe qui pour avocat. Maître Grésil est le substitut du procureur fiscal. C'est l'homme qui défend les droits seigneuriaux. Une autorité.
Oui, Porgueroult accuse : la femme de Boutard traite la sienne de gueuse, de "putain de belle tête". Elle prétend aussi que ses enfants sont des batards. Sur la plainte des Porgueroult, une information est donc ouverte le 21 juin 1746. Le 30, le sergent royal Le Bourgeois convoque les témoins. Bref, un procès interminable vient de s'ouvrir...
Qui est le père ?
Batards, les enfants Porgueroult ? Il y a des raisons objectives qui poussent la femme Boutard à porter un tel jugement. Retour en arrière...
Geneviève Beauvet est la fille de Thomas et de Marie Prunier. Jeune fille, elle fut servante chez les Porgueroult. Et puis, le 25 novembre 1730, elle épousa Antoine Herpin. Sept mois plus tard, la voilà déjà veuve. Elle reprend alors du service chez les Porgueroult. Et se trouve bientôt enceinte d'un petit garçon : Etienne. Il vient au monde le 26 décembre 1732. Les parrains sont Pierre de Conihout et Geneviève Langé. Mais qui est le père ! Geneviève déclare son enfant des œuvres d'un certain Pierre Lambert. Alors, quand ce dernier annonce, en 1734, son intention d'épouser Marie-Anne Caillebot, Geneviève Beauvet, son enfant sur les bras, fait opposition. Puis finit par renoncer.
"Belle tête" aura ensuite un nouvel enfant hors mariage. De Valentin Porgueroult, cette fois. C'est une fille que l'on prénomme Geneviève le 7 octobre 1736. Le curé de Jumièges fronce les yeux. Entre Valentin et sa servante, il faut vite régulariser la situation. Le 11 octobre suivant, l'abbé Grossetête célèbre ce que l'on appelle un "mariage sous le drap". Ce jour-là, les deux enfants de Geneviève furent déclarés sous le nom de Porgueroult. Les témoins furent Etienne Le François, journalier, Louis Caron, marchand, Robert Amand, laboureur, tous de Jumièges. Louis Nicolas Pinchon, clerc de l'église et le curé Grossetête mélèrent leur paraphe à celui des autres. Amand, Herpin et Geneviève étant les seuls à signer d'une croix.
Du pénal au civil
26 mars 1748. Au premier étage des halles de Duclair, Pierre Nicolas Delamarre préside une nouvelle audience.
Sous le coude: plusieurs couplets de la chanson diffamante.
Malheureusement, nous n'en connaîtrons pas la teneur. Ils ont depuis disparu du dossier.
Ce jour-là, le bailli de la haute justice de Jumièges, Yainville et Duclair prononce une sentence qui "civilise" le procès entre Boutard et Porgueroult. Ce n'est donc plus un procès en crime déclenché par un plaignant contre un accusé désigné. L'affaire devient aux yeux de la justice un conflit entre deux particuliers. Alors qui à tort, qui a raison? On en restera là pour aujourd'hui. Les protagonistes retournent au hameau du Conihout. Jusqu'au jour où va survenir un drame...
Recherche et numérisation aux archives départementales: Jean-Yves Marchand.
Notes
Valentin Porgueroult était le fils de Valentin et Marie Boutard.
Maître Grésil, l'avocat fiscal de la juridiction, vivait à Jumièges. Il était originaire de la paroisse de Saint-Patrice, à Rouen. Fils de Gilles Grésil (Louis X Marie Garet) et de Marguerite Aubert (Mathurin X Marguerite Hérault), mariés le 18 janvier 1695.
Louis Gilles Grésil se maria quant à lui à Jumièges le 30 septembre 1751 avec Catherine Thérèse Hallevend. Il avait alors 50 ans et régularisait en fait une situation réprouvée par la morale de l'époque. Le couple reconnut en effet le jour de ses noces une fille âgée de 15 ans.
"Bougre de gueux, bougre de garce !"
24 mars 1746. Le ton monte d'un cran. Augustin Boutard, dépose plainte contre Valentin Porgueroult, sa femme et ses enfants. Ce qui motive Boutard ? Les Porgueroult ont commencé par lui subtiliser des prunes. Puis ils lui ont tué des volailles. Mais, depuis un peu plus de deux ans, ils sont allés plus loin. Beaucoup trop loin. Dans les cabarets de Jumièges, dans les rues du Conihout, aux carrefours, les enfants Porgueroult, poussés par leurs parents, insultent Boutard et sa femme, Marie-Anne Lévêque. "Bougre de gueux, bougre de cocu" pour l'un. "Bougre de garce, bougre de putain" pour l'autre. En tous temps, en tous lieux, ils chantent même des chansons diffamantes "contre l'honneur et la réputation" des Boutard.
"Voilà le plus grand cocu !"

"Putain de belle tête !"

Et comme la meilleure défense, c'est l'attaque, les Porgueroult portent plainte à leur tour. Valentin ne prend pas n'importe qui pour avocat. Maître Grésil est le substitut du procureur fiscal. C'est l'homme qui défend les droits seigneuriaux. Une autorité.
Oui, Porgueroult accuse : la femme de Boutard traite la sienne de gueuse, de "putain de belle tête". Elle prétend aussi que ses enfants sont des batards. Sur la plainte des Porgueroult, une information est donc ouverte le 21 juin 1746. Le 30, le sergent royal Le Bourgeois convoque les témoins. Bref, un procès interminable vient de s'ouvrir...
Qui est le père ?
Batards, les enfants Porgueroult ? Il y a des raisons objectives qui poussent la femme Boutard à porter un tel jugement. Retour en arrière...
Geneviève Beauvet est la fille de Thomas et de Marie Prunier. Jeune fille, elle fut servante chez les Porgueroult. Et puis, le 25 novembre 1730, elle épousa Antoine Herpin. Sept mois plus tard, la voilà déjà veuve. Elle reprend alors du service chez les Porgueroult. Et se trouve bientôt enceinte d'un petit garçon : Etienne. Il vient au monde le 26 décembre 1732. Les parrains sont Pierre de Conihout et Geneviève Langé. Mais qui est le père ! Geneviève déclare son enfant des œuvres d'un certain Pierre Lambert. Alors, quand ce dernier annonce, en 1734, son intention d'épouser Marie-Anne Caillebot, Geneviève Beauvet, son enfant sur les bras, fait opposition. Puis finit par renoncer.
"Belle tête" aura ensuite un nouvel enfant hors mariage. De Valentin Porgueroult, cette fois. C'est une fille que l'on prénomme Geneviève le 7 octobre 1736. Le curé de Jumièges fronce les yeux. Entre Valentin et sa servante, il faut vite régulariser la situation. Le 11 octobre suivant, l'abbé Grossetête célèbre ce que l'on appelle un "mariage sous le drap". Ce jour-là, les deux enfants de Geneviève furent déclarés sous le nom de Porgueroult. Les témoins furent Etienne Le François, journalier, Louis Caron, marchand, Robert Amand, laboureur, tous de Jumièges. Louis Nicolas Pinchon, clerc de l'église et le curé Grossetête mélèrent leur paraphe à celui des autres. Amand, Herpin et Geneviève étant les seuls à signer d'une croix.
Du pénal au civil
26 mars 1748. Au premier étage des halles de Duclair, Pierre Nicolas Delamarre préside une nouvelle audience.
Sous le coude: plusieurs couplets de la chanson diffamante.
Malheureusement, nous n'en connaîtrons pas la teneur. Ils ont depuis disparu du dossier.
Ce jour-là, le bailli de la haute justice de Jumièges, Yainville et Duclair prononce une sentence qui "civilise" le procès entre Boutard et Porgueroult. Ce n'est donc plus un procès en crime déclenché par un plaignant contre un accusé désigné. L'affaire devient aux yeux de la justice un conflit entre deux particuliers. Alors qui à tort, qui a raison? On en restera là pour aujourd'hui. Les protagonistes retournent au hameau du Conihout. Jusqu'au jour où va survenir un drame...
Laurent QUEVILLY.
Recherche et numérisation aux archives départementales: Jean-Yves Marchand.
Notes
Valentin Porgueroult était le fils de Valentin et Marie Boutard.
Maître Grésil, l'avocat fiscal de la juridiction, vivait à Jumièges. Il était originaire de la paroisse de Saint-Patrice, à Rouen. Fils de Gilles Grésil (Louis X Marie Garet) et de Marguerite Aubert (Mathurin X Marguerite Hérault), mariés le 18 janvier 1695.
Louis Gilles Grésil se maria quant à lui à Jumièges le 30 septembre 1751 avec Catherine Thérèse Hallevend. Il avait alors 50 ans et régularisait en fait une situation réprouvée par la morale de l'époque. Le couple reconnut en effet le jour de ses noces une fille âgée de 15 ans.