En 1777 fut découvert un trafic de sel à Heurteauville. A une décade de la Révolution, il nous éclaire sur les injustices de l'Ancien régime et du pouvoir central.

Le sel fut longtemps le seul moyen de conserver les aliments. Monopole du roi, ce dernier prélève une taxe exhorbitante, la gabelle, sur ce produit de premère nécessité. Il est entreposé dans les greniers à sel où la population l'achète en petite quantité mais à prix fort. Ce grenier est aussi un tribunal où sont jugées les contraventions. Car cette taxe impopulaire a engendré la contrebande : celle des « faux saulniers ». Ce sel était acheté dans des régions exemptes, comme la Bretagne en vertu de son traité d'union avec la France, pour être revendu sous le manteau dans notre pays qui figurait parmi les plus imposés. Qui se livrait au trafic risquait au mieux l'amende, le fouet. Au pire les galères où la déportation dans les colonies. Voire la mort si le faux saulnier agissait en armes.




Le sel est ainsi à l'origine de révoltes populaires, comme celle des Nus-Pieds, en 1639, dans notre verte province. Cette fronde réveille le sentiment nationaliste. On invoque le temps des rois qui ne prélevaient pas tant de taxes dans une France où le centralisme n'était pas poussé à ce point. On agite la Charte aux Normands de 1315 qui voulait que ce soit nous qui fixions nos impôts. On en regrette même le temps béni des Ducs où la Normandie était indépendante. Richelieu veut donc faire un exemple. La répression menée par le chancelier Séguier est partout féroce, notamment à Rouen où notre Parlement est frappé d'interdit.

Le sel et la Seine


La Seine est la porte d'entrée du sel pour la France septentrionale. Venu de Brouage, de Bourgneuf, il est mis à sécher durant deux ans. Chez nous, le grenier à sel est à Caudebec. En 1665, il desservait 159 paroisses, occupait 19 personnes et délivrait 60 muids. Chaque année, les habitants viennent y acheter le sel du devoir : 3,5 kg par personne de plus de 8 ans.
C'est sans compter les gens des fermes du Roy, les gabelous qui entrent chez vous, se font ouvrir les coffres. Avez-vous peu de sel, c'est que vous l'avez revendu. En avez-vous trop, c'est que vous l'avez acheté en fraude. On hait les gagelous.
De tout temps, nous dit l'archiviste Beaurepaire, un capitaine et un archer ont disposé d'un bateau ancré au port du Trait pour contôler les navires. Bretons, Normands, ils sont quelques centaines à remonter chaque année le fleuve en convoi. Le sel est transporté par sacs portant un plomb des douanes pour éviter la contrebande. En vain. Au Trait, e
n mars 1388, Colin Melot fut condamné pour cacher un minot de sel en son hostel. Soit une cinquantaine de kilos.
Pour surveiller les gabellants, des brigades pléthoriques sont présentes dans toutes les paroisses. Elles sont surtout en force au bord du fleuve. Dans la nuit du 4 au 5 décembre 1777, un trafic de sel fut découvert à Heurteauville. Le voici résumé heure par heure, car le déroulé des événéments a son importance...
A lire...

L'article de Jean-Pierre Derouard sur les Fermes du Roy. 


Minuit
Augustin Turpin, 42 ans, employé des fermes du Roy, accompagné du sous-brigadier Lasne et de Valentin Beaucachard, garde-matelot, surveillent deux navires espagnols stationnés sur la rive d'Heurteauville. Ces voiliers leur semblent suspects...
La patache des fonctionnaires royaux est à l'ancre mais le vent se lève fortement sur le fleuve. Turpin prend le parti d'arrimer son embarcation à l'un de ces deux navires, celui dont les ceintres sont peints en jaune. Il est commandé par le capitaine Antoine Médina.

1h du matin Pendant la nuit, nos trois gabelous aperçoivent deux petits bateaux accoster la nef. Quand soudain, le capitaine espagnol tente de couler la patache indiscrète en filant son cable. Voyant cela, les employés du Roy décident de rejoindre terre à Heurteauville afin de se concerter avec leurs confrères.
Car dans le même temps, Jean Vital Lebrun, la trentaine, également fonctionnaire royal, demeurant à Guerbaville, est à la barre d'une autre patache. A son bord : Charles Année, 44 ans, lieutenant d'ordre de la ferme du Roy, demeurant à Guerbaville, Vallet, sous-brigadier à La Mailleraye et Lefebvre, garde-matelot. Leur patache est attachée au second navire espagnol, celui dont les ceintres sont peints en rouge.



Ces fonctionnaires distinguent eux aussi dans la nuit plusieurs unités de pêche accoster les vaisseaux étrangers d'où manifestement on débarque « quelque chose ». Au moment où les employés du Roy veulent se déplacer pour observer ces mouvements, les Espagnols les en empêchent en manœuvrant à plusieurs reprises leur gouvernail. Vital Lebrun décide alors de rejoindre terre et reçoit l'ordre de s'embusquer avec Turpin, le manoeuvrier de la première patache.


2h du matin Des rives d'Heurteauville, Turpin et Lebrun remarquent un petit bateau face à leur poste d'observation. Il est si proche qu'ils peuvent compter sept hommes à bord. 
Six d'entre eux, ayant chacun un lourd sac et tous armés de bâtons mettent pied à terre, le septième, resté à bord, reprend aussitôt le large.
Ceints de leur bandoullière aux armes du Roi, les employés des fermes courent vers les contrebandiers en criant les injonctions d'usage. Mais ceux-ci prennent la fuite. Dans la débandade, quatre abandonnent leur butin dans un fossé. Les deux autres se sauvent avec le leur sur le dos. Ceux-là sont reconnus par Turpin comme étant ses voisins à Heurteauville. « Arrétez-vous Duval ! Arrétez-vous Bocachard ! » Il a beau les sommer de s'arrêter, les deux hommes s'évanouissent dans la nature. On saisit les quatre pouches abandonnées. Elles sont remplies de sel gris.

Qui étaient ces contrebandiers reconnus par Turpin ? Pierre Bocachard, pêcheur, 20 ans, fils de Pierre, né en la paroisse de Jumièges au hameau d'Heurteauville et Thomas Duval dit Poulot, pêcheur de 20 ans lui aussi, fils de la veuve Duval, né au même lieu.
Lebrun aussi en a reconnu un. C'est Bocachard. Il l'a vu maintes fois à l'église de Guerbaville.

3h du matin Les employés du Roy aperçoivent de nouveau Thomas Duval et Pierre Bocachard, toujours au même endroit. Turpin remarque alors qu'ils ont encore le dos mouillé. Signe qu'ils ont porté des sacs de sel.

8h du matin Ayant observé dans la nuit deux bateaux se diriger vers Le Trait, le lieutenant Année, accompagné de Lebrun, Vallet et Lefebvre, décide de fouiller le rivage côté nord et traverse la Seine en direction du Trait.
A Yainville, les gabelous remarquent, sur le quai du Sieur Rollain, garde-bois, des traces de pas d'hommes et de deux ou trois chevaux. Après bien des allées et venues, on remarque que des pouches ont été jetées à terre pour aider à franchir une digue dans une prairie. D'ailleurs, voici une poignée de sel répandue sur le sol. En suivant toujours les empreintes en direction de la forêt du Trait, on trouve enfin, cachés sous des feuilles, dans un petit bosquet du hameau de la Neuville, douze sacs de sel gris et blanc. Celles de sel gris avaient une marque distinctive : un petit ruban de laine de couleur bleue.
Un banneau loué à cet effet ramène les sacs saisis à la patache. Le lendemain, elles sont débarquées au grenier à sel de Caudebec en présence de Maître Prudent-Hypollite Bénard, le receveur. Le même jour, Année et Lebrun déposent devant Jacques-Nicolas Chaudecol, président du grenier à sel et son greffier Lacaille.


La prison, les auditions...


Duval et Bocachard ont moins d'un mois de liberté devant eux. Le 24 décembre 1777, veille de Noël, plainte est déposée à la subdélégation de la commission souveraine du Havre de Grâce. Le 29, Augustin Turpin, Jean-Vital Lebrun et le lieutenant Année sont entendus au Havre et relatent les faits. Année se souvient que dans la nuit du 4 au 5 décembre, il a entendu un particulier dont il a oublié le nom (il s'agit de Michel Roger), se plaindre que quelqu'un lui avait pris sa barque. Puis l'avoir entendu crier quelques instants après : « M. Lasne ! C'est ce gueux de Sergent qui m'avait pris mon bateau. Il est retrouvé! » Sergent est laboureur et marchand de cidre à Heurteauville. On le soupçonne donc d'être l'un des cinq contrebandiers non identifiés. De même que Robert Léonard Danet, tonnelier au Trait, époux de Catherine Daoust, Boquet, pêcheur à Heurteauville, un certain Louis Lepetit...

Ce même 29 décembre, le Président de la cour des Comptes de Normandie ordonne l'arrestation de Bocachard et Duval et leur incarcération dans les prisons royales du Havre où ils sont écroués le 4 janvier. Leurs auditions commencent...

Interrogé le 4 janvier 1778, Bocarchard nie en bloc. Il a bien passé sa nuit avec Duval, un garçon avec il a grandi depuis le berceau. Quand il s'est levé, il a déjeuné en présence de la veuve Duval puis est allé chez le fermier de celle-ci, le sieur Bové. Le projet était alors de ramener des limons de la forêt de Brotonne pour fabriquer une charrette à la veuve. Mais Bové avait d'autres soucis à 3h du matin. Celui de vider son four. Nous verrons au fil des interrogatoires que nos aïeux avaient une intense activité nocturne...

Duval passe aux aveux...


Thomas Duval défendra d'abord la même version que celle de son compagnon. Oui, il a dormi avec Bocachard et l'un de ses frères. Oui, il a déjeuné avec lui et sa fraterie. Puis il est allé battre dans la grange de sa mère. Toute la journée. Que faisait Bocachard pendant ce temps ? « Je crois qu'il faisait des filets. » L'intéressé le confirmera : il fabriquait bien des rets chez son père.
Mais Duval est assailli de questions. Il a bien été vu, lui martelle-t-on, en pleine nuit dans cette chaloupe avec six complices, Thomas Duval observe un long silence. Puis finit par avouer. Il reconnaît avoir acheté du sel aux Espagnols à huit francs la poche, mais, s'empresse-t-il de préciser, en la seule compagnie de Bocachard.

... Puis il se rétracte !


Les interrogatoires vont se poursuivre. Les gens de la justice ont trouvé un os à ronger et ne lâchent pas leur proie. Ils soupçonnent Bocachard de s'être rendu chez Maurice Tiphagne, à la ferme du Torp, pour y vendre du sel à des particuliers. Du sel, encore, n'en a-t-on pas débarqué dans la plaine de Bliquetuit pour en vendre aux sieurs Delille et Herpin, de Vatteville ? A-t-il eté, lui, Bocachard, consulter Danger, le syndic de la paroisse de Jumièges au sujet de cette affaire ? Pierre Bocachard nie tout. Donne son propre emploi du temps qui, forcément, diffère de la déposition des gabelous. Depuis quand dort-il avec Duval ? Une an et demi, deux ans peut-être. C'est que chez lui, son père ne lui offre aucune commodité pour le coucher.
Si Duval est passé aux aveux, le lendemain, il se rétracte. S'embrouille. Refuse de répondre. Baisse les yeux. Bocachard l'inflexible, lui, nie toujours aussi farouchement. Il était dans son lit ! Oui, il s'est levé à 3h du matin, il a alors déjeuné pour aller ensuite chez Bové avec Duval. On ne peut l'avoir vu sur les lieux du débarquement. Et sa chemise a toujours été sèche.

Transférés à Caen


Le système de défense des accusés peut se résumer à cette formule répétée à l'envi par Duval : « Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise ! » Menés par un capitaine général et trois employés des fermes du Roy, les deux hommes furent transférés aux prisons de Caen pour être jugés en cette ville par la Commission souveraine. Le 18 mars, nouveau rebondissement. Nous en sommes au huitième interrogatoire. Bocachard continue de nier, Duval en fait de même. Mais soudain craque. Oui, ses premiers aveux étaient les bons. Ils ont bien acheté quatre poches. Ils ont bien débarqué à bord de la chaloupe de Boucarchard qui a pris la fuite vers le nord à bord de son embarcation alors que lui, Duval, s'est précipité vers le hameau d'Heurteauville. Mais ils n'ont jamais été que deux.

Lourdement condamnés


Le 26 mars, neuvième et ultime interrogatoire. Sans avocats, les deux hommes restent sur leur dernière position. Le jugement définitif tombe sous le marteau du Sieur Rondeaux de Setry. Ils sont condamnés à verser chacun à Laurent David, adjudicataire général des fermes de Sa Majesté, la somme de 300 livres. Montant considérable. C'est le revenu annuel de la seigneurie du Trait-Sainte-Marguerite. Duval et Bocachard ont-ils été alors élargis, comment ont-ils payé cette somme, quels furent les rapports entre ces deux frères de lait, l'un taiseux, l'aute parjure. L'histoire ne le dit pas.
Durant toute la procédure, les enquêteurs poseront plusieurs fois la question aux prévenus : les cinq autres contrebandiers ne leur ont-ils pas proposé de payer leur amende pour acheter leur silence !

Epilogue


"Que le commerce du sel soit rendu libre !" Dix ans plus tard, des cris s'élèveront. Comme  celui poussé par les habitants du Mesnil, de Jumièges et d'Yainville lors de la rédaction des cahiers de doléances. Ce sera la Révolution. Le canton de Duclair comptera alors 491 employés des fermes du Roi répartis dans sept stations. Des gabelous on fera des douaniers. Et l'on tordra enfin le cou à la gabelle. Sauf les Chouans qui en vivaient. Sauf Napoléon qui la réintroduira. Il faudra attendre la Seconde République puis la loi de Finances de 1945 pour ne plus jamais en entendre parler.


Notes généalogiques

Pierre Bocachard, né le 15 novembre 1756, était fils de Pierre et Marie-Anne Duclos. Le 22 mai 1787, il épousa Geneviève Dossier, fille de Jean Dossier et Marie-Anne Cabut. Il est décédé en 1829.

Thomas Duval est sans doute le fils d'autre Thomas, laboureur, décédé à 45 ans le 19 octobre 1772. Témoins de sa mort : ses enfants Thomas et David Duval mais aussi Pierre Bigot et Robert Tiphagne, beaux-frères du défunt.
Thomas Duval fils, notre personnage, mourut quant à lui à 38 ans en 1796 au hameau d'Heurteauville. Les témoins de son décès furent ses voisins : Pierre Guérin, un pêcheur de 40 ans et Jacques Mauduit, 60 ans... préposé aux douanes !



Source


ADSM - 3 B 1228. Document retrouvé et numérisé par Jean-Yves Marchand. Résumé : Jean-Yves Marchand et Laurent Quevilly.

La Seine, Mémoire d'un fleuve, Parc naturel régional de Brotonne, Société d'éditions régionales, 1994.