Alain Joubert



5.4. – Les marqueurs divers

5.4.1. – Les lieux de naissance des enfants d'Heurteauville sont intéressants à observer pour tenter de dégager une évolution.

Plutôt que de  travailler sur le tableau des naissances de 1843 à 1987 qui ne dégage pas bien les grandes tendances à cause du faible chiffre des naissances chaque année dans la commune – surtout à partir du début des années 60 – on a préféré travailler sur les moyennes de ces naissances calculées par tranche de 5 ans.
Les principales observations que l'on peut tirer de cette évolution sont :

- la diminution générale des naissances à partir de 1961.
- la diminution des naissances à la maison à partir de 1961 et leur arrêt total (à deux exceptions près) depuis 1968.

Les principaux lieux de naissance observés s'établissent comme suit :

- naissance à Heurteauville jusqu'en 1960.
- naissance à Bourg-Achard (RG) majoritaire à partir de 1960 jusqu'en 1976; succédant en quelque sorte à Caudebec-en-Caux (RD) qui fut une maternité importante de 1956 à 1960 et fut fermée en 1966.
- Pont-Audemer (RG) devient un des lieux de naissance des enfants d'Heurteauville de 1965 à 1980. De 1976 à 1978, les naissances à Rouen (RD) et dans sa banlieue qui s'observaient à petite échelle depuis 1958 deviennent plus importantes, la prééminence restant toutefois à Bourg-Achard. Ceci est peut-être à mettre en rapport avec l'ouverture du pont de Brotonne.
- De même Yvetot (RD) apparaît comme centre de maternité pour Heurteauville à partir de 1979, mais à l'inverse Lillebonne (RD) l'était déjà en 1975 avant l'ouverture du pont.
Barentin et Gruchet-la-Valasse, tous deux sur la rive droite, apparaissent à partir de 1985.

Pour résumer, on constate la prééminence de la rive gauche pour les naissances jusqu'en 1980 et de la rive droite ensuite mais, compte-tenu des faibles chiffres mis en œuvre, peut-être ne s'agit-il que d'une coïncidence. Il serait sans doute hasardeux de vouloir attribuer cette évolution entièrement au désenclavement créé par le pont de Brotonne. Un indice toutefois peut aller dans ce sens. Yvetot n'apparaît comme lieu de naissance des Heurteauvillais qu'en 1979, corroborant en cela le rayonnement grandissant que la capitale du Pays de Caux semble exercer sur « l'autre côté de l'eau ».

5.4.2 – Les aires matrimoniales

5.4.2.1 – On se marie dans la presqu'île.

Dans les interviews menées à Heurteauville, l'une des réponses qui est venue le plus souvent quand on parlait de mariages, c'est que les habitants de la boucle se mariaient entre eux et qu'on ne traversait pas la Seine pour prendre époux. Le dicton que nous avons évoqué, "pour réussir son mariage ne passer ni l'eau ni le bois " bien que peu connu à Heurteauville, semblait aller dans ce sens. Nous avons voulu vérifier si la perception commune et la réalité étaient en accord.

« Les gens se mariaient entre petites communes de la presqu'île ».

« Avant... ça se faisait beaucoup de rester dans le coin » (pour se marier).

« Il y a peu de mariages... entre gens des deux rives », dit Monsieur J.P., qui avance une explication : « cela viendrait du sentiment du Cauchois qui se sentait un peu plus riche, un peu plus évolué ».
« Dans le temps, il y en avait peut-être (des mariages entre les deux rives), moi je trouve peut-être moins quand même. »

« La Seine coupait tout. J'ai l'impression que ça restait par là (les mariages), les gens se mariaient entre eux, surtout sur Vatteville, c'étaient les fortunes qui restaient ensemble, remarquez qu'ils se mariaient peut-être surtout de la presqu'île, enfants de la presqu'île. »

« Avant, les gens se mariaient beaucoup dans la presqu'île. Maintenant, les gens voyagent tandis qu'avant, ils restaient.
 A Vatteville, ils se marient tous... tout le monde est en famille à Vatteville.
Regardez ici, on n'a pas bougé... toi t'étais là, moi j'étais là, mon père étais là, ma belle-sœur était à la ferme et puis bien d'autres... mais maintenant, les gens se déplacent »

« ça ne se déplace pas beaucoup »

On remarquera la référence à Vatteville où les mariages semblent être encore plus endogames. On trouve la même attitude vis-à-vis de Jumièges.

« Jumièges, beaucoup (de gens se mariaient entre eux) c'était malheureux ».

« C'était Jumièges surtout... ils se mariaient trop près ».

« On arrivait (à Jumièges) à se marier à deux ou trois générations de différences entre cousins... petits cousins ».

« Entre Mesnil-sous-Jumièges et Jumièges, ça fonctionnait (les mariages). Avec Heurteauville, de mémoire, comme ça, difficilement.» (Monsieur J.C., de Jumièges).

Toutefois, quand ils prennent le temps de réfléchir, les interviewés retrouvent presque toujours quelqu'un qui s'est marié de l'autre côté ou dans l'Eure.

« Moins maintenant (des mariages dans la presqu'île), ça se faisait... vous avez des gens d'Heurteauville qui se sont mariés avec des filles de Jumièges. »

« Je sais qu'il y a encore des C. à Heurteauville et il y a eu des mariages P.-C. (donc de Jumièges avec Heurteauville).

« Lui par contre, il a pris une fille dans l'Eure, Albert... comme Alain, ça fera pareil ».

« Les arrières-grands-parents... leur famille était de chaque côté de la Seine... »
Par contre, les jeunes, y'en a plus (davantage qui se marient d'un côté et de l'autre). Y'a M. R., il a épousé une fille de l'autre côté de l'eau, d'Yville. »

« Et pourtant, il y en a eu des mariages avec des gens de l'Eure... dans la famille ».

« Vous voyez, mon oncle H. (de Bourg-Achard), il s'est marié avec une fille d'Heurteauville et l'oncle A, par ma marraine... elle l'a marié, elle y a déniché une fille de Jumièges. »

« Mon père, lui, il venait du Calvados, il était douanier... alors, lui, il s'est marié avec une fille d'Heurteauville, ma mère, parce qu'il était douanier ».

Comparons maintenant ces affirmations aux statistiques et dessinons les aires matrimoniales des habitants d'Heurteauville, c'est-à-dire les lieux où ils vont chercher femme ou mari.

5.4.2.2. – Présentation de la méthode.

Nous avons abordé l'étude des aires matrimoniales de deux façons : d'une part à partir des domiciles de résidence des conjoints et d'autre part à partir de leurs lieux de naissance.

Dans le premier cas, nous avons opté pour une étude des mariages contractés à Heurteauville entre 1880 et 1985, en faisant l'analyse sur des périodes de 6 ans choisies tous les 20 ans pour tenir compte du changement de génération (cette méthode s'inspire de celle utilisée par Balfet, Bromberger et Ravis Giordani dans leur article : « De la maison aux lointains » (Balfet, Bromberger, Ravis Giordani, 1976). Nous avons choisi les tranches suivantes : 1880-1885, 1900-1905, 1920-1925, 1940-1945, 1960-1965, 1980-1985.

Dans le second cas, nous avons fait une étude de l'aire matrimoniale des couples mariés de la commune à quatre époques correspondant à des années de recensement où nous disposions des lieux de naissance des individus, il s'agit des années 1872, 1906, 1936 et 1975.
Nous avons adopté dans ce cas la méthode exprimée par Claude Macherel et Jacques Le Querrec dans leur étude sur « Léry, village normand » (Macherel, Le Querrec, 1974). Nous avons fait apparaître dans la carte des statistiques tirées de cette seconde étude deux grandes catégories :

les lieux de naissance des individus mariés à un natif d'Heurteauville et domicilié au village,
et ceux des individus vivant en couple à Heurteauville, non originaires de la commune.

A l'intérieur de ces catégories, nous distinguons six situations
- ou les deux conjoints sont nés à Heurteauville (groupe 1.1),
- ou l'un des deux est né à Heurteauville, l'autre étant originaire de la zone proche (inférieure ou égale à 20 km) (groupe 1.2)
- ou lointaine (groupe 1.3).
- ou tous les deux sont nés à l'extérieur d'Heurteauville, les deux dans la zone proche (groupe 2.2).
- l'un dans la zone proche, l'autre dans la zone lointaine (groupe 2.3).
- ou les deux dans la zone lointaine (groupe 3.3).

5.4.2.3 – Les constatations que l'on peut tirer de la première étude des mariages à partir des lieux de domicile sont :

une forte endogamie (75% en 1880/85) qui se maintient à un niveau élevé ensuite (35 à 50%), à l'exception de la période 1960/65 qui la voit tomber à 12%.
les mariages d'Heurteauvillais avec des résidents de la presqu'île de Brotonne de l'autre côté de l'eau proche (20 km) sont identiques en moyenne (16%) mais leur évolution est un différente. Longtemps nombreux, les mariages avec des résidents de l'autre côté de l'eau se sont stabilisés et, à l'heure actuelle, ont cédé le pas aux mariages avec des résidents de la presqu'île de Brotonne.

Cette constatation prouve donc bien que la Seine n'est pas une frontière imperméable entre les deux rives, et ce, depuis la fin du XIXe siècle, de façon certaine.

5.4.4 – Ces constations, issues de la seconde étude, corroborent en parie les résultats précédents.

La première observation est que les lieux de naissance sont beaucoup plus variés que les lieux de résidence (dans le rapport de 4 à 1 entre 1880 et 1885 par exemple). En conséquence, l'endogamie sera nécessairement moins forte.
C'est ce que l'on constate, cependant, elle reste forte en 1872 (55%) pour s'écrouler en 1906 à 15% et plafonner à 5% en 1936 et 4% en 1975.

Ces résultats sont à comparer à ceux de Léry (Macherel, Le Querrec, 1974).
Cette constatation relativise la notion de commune enclavée que l'on pouvait avoir d'Heurteauville. On constate, comme dans la première étude, que, jusqu'en 1975, le total des couples résidant à Heurteauville, dont l'un des membres est né « de l'autre côté de l'eau », est supérieur, en pourcentage, au total des couples dont l'un des membres est né dans la boucle de Brotonne, ruinant l'idée reçue, couramment exprimée dans les interviews, que les gens de la boucle se marient entre eux, et battant en brèche l'idée de la Seine-frontière.
On constate également que dans deux cas sur quatre, les couples originaires (pour un des conjoints) du département de l'Eure proche (rayon de 20 km) sont en nombre supérieur aux couples dont l'un membre est originaire de la presqu'île de Brotonne, prouvant qu'Heurteauville et le département de l'Eure proche ont entretenu des relations, malgré l'obstacle que constituait la forêt de Brotonne.

On remarque un grand nombre de conjoints nés tous deux à l'extérieur d'Heurteauville et résidant à Heurteauville.
Il semblerait intéressant de cartographier la provenance de ces personnes et de dresser un tableau statistique général des lieux de naissance des individus vivant en coupe à Heurteauville.
On peut en tirer les remarques suivantes : le nombre total des conjoints habitant Heurteauville, nés dans une zone proche de l'autre côté de l'eau, est encore plus important en pourcentage que le nombre de conjoints mariés à une Heurteauvillais et originaires des communes de la presqu'île.
Ce nombre est, aux quatre dates étudiées, égale ou supérieur au nombre de conjoints habitant Heurteauville, et originaires de la presqu'île de Brotonne.
De même, jusqu'en 1936, le nombre de conjoints originaires de l'Eure proche était supérieur à celui des conjoints originaires de la presqu'île de Brotonne.
Une autre observation peut être faite : à partir de 1906, on constate une forte prédominance de couples originaires par leur naissance des communes proches d'Heurteauville (60%), au détriment de l'endogamie. En entrant dans le détail des professions des intéressés, on s'aperçoit, bien que ceci ne suffise pas à expliquer l'ampleur du phénomène, que six douaniers (11%) sont venus de l' extérieur déjà mariés. Heurteauville avait été doté d'un poste de douane important.
A partir de 1936, c'est de communes plus lointaines que l'on constate une forte arrivée de couples. Cette arrivée est sans doute à mettre en rapport avec le développement de la zone industrielle du Trait (RD) à partir de 1917, car on remarque la présence dans les professions de 17 ouvriers ou cadres d'industriel, alors qu'il n'y avait dans le recensement de 1906 aucun travailleur de l'industrie qui apparaissait.
Cette évolution se poursuit, en 1975, avec la persistance de l'endogamie résiduelle (4%), le maintien des couples provenant de la zone proche d'Heurteauville (60%) et l'augmentation des couples provenant de la zone lointaine (38%).

Le désenclavement d'Heurteauville semble assez ancien si l'on compare son taux d'endogamie à celui d'une commune comme Lery.
On ne saurait donc être aussi affirmatif pour la Seine qu'Alain Croix peut l'être pour la Loire. Il est vrai à une époque toute différente puisqu'il s'agit de la fin du XVIe siècle, où l'étude des aires matrimoniales de neuf paroisses à partir des registres paroissiaux lui permet d'affirmer (Croix, 1974, pp 183-184) : « Une conclusion s'impose en cette fin du XVIe siècle, loin d'unir, la Loire divise. La Loire est un obstacle aux communications entre le Nord et le Sud du Pays nantais. Douéron, avant-port de Nantes (et donc situé sur la rive droite de la Loire maritime) confirme cette observation. Saint-Etienne-de-Montluc et Saint-Herblanc fournissent beaucoup plus de conjoints que Le Pellerin, pourtant situé presqu'en face, sur l'autre rive de la Loire ».

En conclusion, on est surpris de constater qu'entre les affirmations des locuteurs et l'analyse statistique, il y a un hiatus important. C'est ce qu'expriment les habitants d'Heurteauville à travers leur certitude que l'on se mariait autrefois dans la presqu'île, que l'on ne traversait pas l'eau, et que maintenant, on va chercher mari ou femme à l'extérieur. C'est un peu leur sentiment commun face au désenclavement rendu possible par les transports. Mais c'est aussi surtout l'expression de leur volonté collective, inconsciente, d'affirmer leur identité et de se retrouver des racines à l'intérieur de la presqu'île de Brotonne qui constitue leur nouvel univers administratif.

5.4.3 – L'héritage

Il ne semble pas y avoir eu jamais aucun droit d'aînesse. « C'est le plus qui a la poigne" qui gère la famille, précise Monsieur D. Il poursuit :

« C'est le plus malin en affaires, c'est celui qui s'enrichit le plus (qui gère le magot après le décès des parents) Il n'est pas contesté par les autres. »

« Un testament, c'est quand même un acte qui est mal pris... c'est comme un péché. »

On est à Heurteauville dans un système de partage égalitaire entre les enfants. « C'est partagé ici, chacun à sa part. »

A l'inverse, un historien questionné souligne qu'au XVIIIe siècle, le système égalitaire de la vallée était différent du système préciputaire du Pays de Caux et que Duclair dépendait pour une part (en haut de la côte) de la coutume du Pays de Caux et pour une autre part (la vallée) de la coutume générale de Normandie. Un notaire questionné à confirmé que le droit d'aînesse n'était plus appliqué de nos jours dans le Pays de Caux.
Ce point que nous n'avons pas plus approfondi fait toutefois apparaître une différenciation des coutumes successorales entre la vallée et le Pays de Caux. Ne serait-ce pas un trait supplémentaire d'affirmation de l'identité des habitants de la vallée par rapport aux gens des plateaux.

5.4.4 – Les fruits de Jumièges

A Jumièges, comme à Heurteauville, les cours fruitières (cerises, prunes, pommes, poires, petits fruits) constituent une partie très importantes des exploitations agricoles. Il serait intéressant de comparer les modes gestion de ces propriétés, ce qui n'a pu être réalisé faute de temps.
On s'est toutefois attaché à dégager la différenciation existant au niveau de la renommée des fruits produits sur les deux rives de la Seine.
La renommée des fruits de Jumièges fait qu'ils sont plus appréciés que ceux de la rive gauche, alors que, de l'avis des arboriculteurs mêmes, les seconds seraient d'aussi bonne qualité et les arbres seraient mêmes plus productifs car mieux abrités.

« Les fruits sont plus goûtés à Jumièges... ça n'est pas le même terrain... ça mûrit plus vite. »

« Ce n'est pas pareil ici parce qu'ils ne sont pas de Jumièges... la différence est faite par le client ».

« Y'a que la Seine qui sépare ».

« Du moment que les fruits sont pas de Jumièges, ils sont pas bons ».

« Les fruits de Jumièges me semblent meilleurs, ils ont une saveur différente. »

« Ils produisent plus rive gauche, ils sont plus à l'abri. Les terres sont équivalentes mais ils avaient plus de prune que chez nous ». (Monsieur C., rive droite).

« Non, non, c'est la même chose, c'est une renommée ».

« Y sont pas traités, nos fruits ».

En fait, la renommée des fruits de Jumièges est sans doute due, davantage à l'action publicitaire qui s'est développée autour des fruits de la boucle de Jumièges (marché au fruits, label commun) qu'à une différence de qualité intrinsèque des produits. Toutefois, cette dévalorisation relative des fruits d'Heurteauville est prise en compte par certains habitants d'Heurteauville eux-mêmes, qui attribuent ces différences au micro-climat.

« On dit que Jumièges à une avance de 15 jours-3 semaines, ça mûrit plus vite. »

« (La maturité entre les deux rives) non non, c'est en même temps. »

« ça mûrissait à la même époque ».

« Y'a quand même une espèce de micro-climat parce qu'il y a qu'en bordure de Seine que vous pouvez avoir les bigarreaux, les prunes... ça doit être l'alluvion ».
« C'est un petit Nice (le Conihout de Jumièges), l'été, il fait chaud. »

En ce qui concerne le cidre, en revanche, il semble admis que le cidre d'Heurteauville est meilleur que celui de Jumièges, mais inférieur à celui du plateau du Roumois.

« Le cidre que j'ai fait avec les vieilles pommes de la cour, il est excellent... Il est de meilleure qualité que celui que j'ai déjà bu à Jumièges. »

« Nous, on va avoir du cidre qui fait à tout casser 5 (degrés) et vous, vous avez du cidre dans l'Eure qui fait 7. »

Mais peut-être ne s'agit-il que de qualités de terroir, les pommiers, de l'avis populaire, donnant leur meilleur rendement sur les terrains caillouteux.

Peut-on parler, à propose des fruits d'Heurteauville, d'infériorisation. Certainement, même si bon nombre des producteurs se rendent compte que cette dévalorisation relative est due davantage à la publicité qu'aux qualités naturelles des fruits et qu'ils la dénoncent.












Source: L'autre côté de l'eau, Alain Joubert.

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