Notes de Laurent Quevilly.

Notre défi : retrouver la plus vieille version de la légende du loup de Jumièges. Signée Auguste Luchet, voici une des plus belles, datée de 1836. Elle est assortie de compléments sur la cérémonie de la Saint-Jean et autres superstitions...


Saint Philibert, le fondateur de l'abbaye de Jumièges, avait pour amie une noble et vénérable dame, nommée sainte Austreberthe, qui s'était aussi mise en religion. Voulant donner un éclatant témoignage d'affection à cette dame qu'il avait connue, petite fille, je crois, à la cour du roi Dagobert, l'abbé de Jumièges fit bâtir pour elle, à Pavilly, dans le voisinage, un fort beau monastère de femmes dont elle fut la première abbesse. Or, sainte Austreberthe, afin de prouver à son vieil ami Philibert la reconnaissance que lui inspirait un si bon procédé lui offrit de faire blanchir par ses religieuses le linge de la sacristie de Jumiges. Le marché fut accepté, et voici comment il s'exécutait : chaque semaine, un âne convenablement dressé, venait tout seul à travers bois, de Pavilly à Jumièges, apporter le linge blanc et prendre le linge sale.

Cela durait depuis longtemps, sans que jamais le fidèle âne eût égaré la moindre serviette, quand, par une journée d'hiver où des loups affamés rôdaient autour de la forêt, l'âne revenant de Jumièges fut attaqué, tué et dévoré. L'heure à laquelle son messager avait coutume de rentrer étant passée, sainte Austreberthe conçut de l'inquiétude et vint, après vêpres, par le chemin ordinaire à la rencontre du pauvre âne. Que vit-elle : Hélas, au détour d'un buisson, les paquets de linge éparpillés sur la neige, les paniers de l'âné brisés, et l'âne lui même prêt à finir de disparaître sous la sanglante mâchoire d'un affreux loup ! L'abbesse poussa un grand cri ; alors, le loup leva la tête en grondant ; mais à l'aspect de la sainte, il fut pris d'une telle frayeur que son poil changa de couleur et devint vert de roux qu'il était.

La sainte fit signe au loup de venir à elle ; il quitta les restes de l'âne et obéit. Puis la sainte ramassa les paniers de l'âne et les arrangea sur l'échine du loup qui se laissa faire ; elle prit les paquets étalés par terre, les remit dans les paniers et, ordonnant au loup de la suivre, elle retourna au couvent, consolée et bénissant le seigneur. Le loup suivait, les oreilles et la queue basse. Là ne se borna point le miracle de sa transfiguration ; il resta au couvent, suuivant la sainte partout comme un chien, se laissant battre fort docilement, et quand le linge fut près à être reporté à Jumièges, on en chargea le loup qui eut bientôt fait oublier son infortuné prédécesseur l'âne, tant il mit d'empresement et de diligence à cette commission. Il vécut fort vieux et resta jusqu'à sa mort le très intelligent messager des deux abbayes. Notez bien qu'en changeant de couleur, il avait aussi changé de mœurs : roux il était horriblement carnivore ; devenu vert, il ne se nourrit plus que d'herbe.

Quand saint Philibert vit venir ce loup qui lui portait ses aubes et ses surplis, je vous laisse à penser quel fut son étonnement. Instruit plus tard des détails que je viens de vous dire, il voulut perpétuer la mémoire du fait ; il fit venir des sculpteurs pour raconter la chose sur la pierre de son abbaye et, ayant assemblé le chapître, ils allèrent tous processionnellement visiter le lieu témoin de la mort de l'âne et de la conversion du loup. Ce lieu fut béni et sanctifié au moyen d'une chapelle qu'on y éleva. Cette chapelle tomba de vieillesse un jour et, comme la tradition était fraîche et authentique, les gens de Jumièges et de Pavilly plantèrent là une croix qui s'appelait encore la croix de l'âne quand on jugea convenable de l'abattre, il y a quelque soixante ans. Ainsi se détruisent et meurent toutes les croyances. N'allez pas vous figurer cependant qu'il ne reste plus rien dans le pays pour rappeler l'admirable baliverne de l'âne mangé par le loup et du loup devenu vert. Sur le chemin de Jumièges à Pavilly, vous trouverez un chêne très vieux et tout troué avec des statuettes de la vierge dans les trous. Demandez le nom de cet arbre, on vous dira que c'est le chêne de l'âne.



Et ce qui est plus concluant, c'est qu'il existe à Jumièges une confrérie de la Saint-Jean qui, chaque année, se donne un nouveau chef appelé le Loup Vert, lequel Loup Vert est pris et installé de la manière suivante :
Il paraîtrait que la mort de l'âne de sainte Austreberthe est arrivée le jour de la Saint-Jean après Noël, or, comme la fin de décembre est une époque très peu favorable pour les processions et les céromonies en plein air, la commémoration de cet événement inouï fut transportée au 23 jui,, veille de la nativité du précurseur. Tous les ans, donc, le 23 juin, la confrérie de Saint-Jean part de Jumièges en grande pompe et va prendre au hameau de Conihout, lieu consacré, le loup vert, son chef de l'année, qui l'attend fort dévotement, revêtu d'une large et longue robe verte, coiffé d'un bonné très haut et très pointu, sans bords, et vert comme la robe.

Après les salutations, compliments et rafraîchissements d'usage, le Loup Vert se met à la tête de sa confrérie qui retourne à Jumièges en chantant l'hymne de la Saint-Jean, Ut queant laxis resonare fibris, croix et bannières en avant, au bruit des pétards, coups de fusil et deux sonnettes que porte un jeune clerc en surplis, par allusion aux clochettes que le malheureux âne avait pendues au cou lorsqu'il allait à Jumièges rendre au saint abbé sa lingerie d'église. La confrérie étant arrivée au Chouquet, endroit situé en face des ruines de l'abbaye, vient le curé de Jumièges avec ses chantres et son clergé, lesquels passaient tous pour hérétiques s'ils manquaient jamais à cette bizarre cérémonie. L'apparition du relieux cortège est saluée par des acclamations et des mousquerades terribles, puis tout le monde se rend à l'église paroissiable de Jumièges, et l'on chante vêpes aussitôt.
Cela fait, le Loup emmène la compagnie, le curé et le reste, dans sa maison où l'on trouve servi un repas splendide, quoique que composé uniquement de végétaux et de poisson. Pendant que les confrères, les prêtres et les chantres sont à table, la jeunesse danse et boit devant la porte, et aux frais du généreux loup. Le jour finit dans ces joyeuses et gastronomiques occupations.

Alors, un jeune garçon et une jeune fille, parés de rubans et de boucquets, commencent, au son des symboliques clochettes, à allumer le feu de la Saint-Jean, vaste bucher dresser sur le Chouquet. Le feu étant allumé, on appelle la confrérie qui vient chanter le Te Deum autour du bûcher. Au Te Deum succède une répétition de l'hymne Ut queant. Les chants terminés, le Loup et ses frères se prennent tous par la main et se mettent à courir une espèce de farandole après celui d'entre eux qu'ils ont désigné pour être le loup vert de l'année suivante. Il faut que celui-ci soit atteint et pris trois fois, condition assez pénible puisque, dans toute la chaîne, deux personnes seulement ont une main libre, la première et la dernière. Cependant, le futur loup s'enfuit et se défend de toutes ses forces, armé d'une longue baguette dont il frappe ses poursuivants à tort et à travers. Mais enfin, puisqu'il faut qu'il soit pris, il l'est. On le désarme alors, on l'enlève, on le porte près du bûcher, on le balance comme s'il s'agissait de le jeter au feu, quand le ménétrier donne un coup d'archer et accompagne la ronde que vous allez lire entonnée par un vieillard du pays et répétée en cœur par les assistants.

Voici la Saint Jean,
L'heureuse journée
Que nos amoureux
Vont à l'assemblée ;
Marchons, joli cœur,
La lune est levée.

Que nos amoureux
Vont à l'assemblée
Le mien y ser,
J'en suis assurée ;
Marchons, joli cœur,
La lune est levée.

Le mien y sera,
J'en suis assurée ;
Il m'a apporté
Ceinture dorée ;
Marchons, joli cœur,
La lune est levée
Il m'a apporté
Ceinture dorée ;
Je voudrai, ma foi
Qu'elle fut brûlée ;
Marchons, Joli cœur,
La Lune est levée.

Je voudrais ma foi,
Qu'elle fut brûlée,
Et moi dans mon lit
Avec lui couchée ;
Marchons, joli cœur,
La lune est levée.

Et moi dans mon lit
Avec lui couchée,
De l'attendre ici
Je suis ennuyée ;
Marchons, joli cœur
La lune est levée.



N'admirez-vous pas comme cette ballade est bien en rapport avec l'Ane mort, le Loup Vert et la Confrérie de Saint-Jean-Baptiste ? N'est-il pas aussi infiniment ingénieux de faire chanter cela par un vieillard ? Au reste, vous trouverez de ces contradictions-là dans toutes les réjouissances populaires de même origine.
Quand on est las d'acoir bien dansé, tourné, chanté et crié, on rentre chez le Loup pour souper de maigres, comme était le dîner. Ce souper commence gravement et solennellement, tous les frères sont à table, décorés et chaperonnés de leurs signes distinctifs.

La moindre phrase équivoque, le moindre propos étranger au motif de la réunion du jour, seraient à l'instant même réprimés par un vigoureux carillon de clochettes qui obligerait aussitôt le contrevenant à se lever pour réciter à haute voix le Pater noster. Mais une fois le dessert venu, ou minuit sonné, toutee contrainte cesse, les frères se déchaperronnent, et l'orgie villageoise s'allume pleine de fougue et de tapage. Dieu sait tout ce qui se fait et se dit alors, dans le pèle-mèle d'hommes et de femmes invités à souper chez le loup. C'est de là qu'il vient. Le lendemain, on clot la fête en allant entendre la messe avec une superbe pain bénit décoré d'une grosse asperge fleurie comme on suppose que sainte Austreberthe en trouva une sous sa main pour vaincre et dasciner le loup, chose peu propable puisque c'était dans l'hiver. Après la messe, le vieux Loup dépose sur les marches de l'autel son bonnet et sa robe et ses deux deux clochettes que le nouveau Loup vient prendre et garde jusqu'à la Saint-Jean suivante. Enfin, oin dîne encore chez le Loup dépossédée, cette fois le plus grassement possible.

Ce singulier mélange du pieux et de l'absurde, du profane et du sacré, n'a rien qui doive étonner de la part d'une population aussi enfantine dans ses croyances que l'est encore la simple et honnête population des marais de Jumièges. Quand un habitant de la terre gémétique s'est noyé, et la chose peut arriver souvent puisque parmi ces pêcheurs et ces mariniers de la Seine, il n'y a pas un individu sur trente qui sache nager, quand donc quelqu'un s'est noyé, si le cadavre ne peut être repêché, on va faire un cierge qu'on fixe sur une planche de liège, on l'allum, et on l'abandonne au courant. Le corps du noyé doit se trouver à l'endroit où le cierge s'arrête. Dans ce pays, toutes les maladies portent le nom de quelque saint ; on ne vous dit pas : J'ai mal à la jambe, par exemple, on vous dit : J'ai le mal de saint Philippe. Conséquemment, celui qui se sent malade va trouver une vieille femme qui, au moyen de feuilles de lierre trempés dans de l'eau bénit, devine de quel saint provient le mal qui tourmente le consultant et ordonne ensuite la somme de prières ou le genre de pélerinage nécessaires. Vous ne persuaderez à personne, dans la campagne de Jumièges, que tous les bestiaux malades, les chevaux surtout, ne doivent point être infailliblement guéris par le moyen que voici : Aller le jour de saint Jean-Baptiste, avant le lever du soleil, pieds nus et sans être vu arracher deux poignées de seigle dans le champ de son voisin, en faire un lien et le passer au cou de la bête malade, puis réciter l'évangile de saint Jean, et au moment où l'on prononce in principio, l'animal doit faire un saut qui prouve la guérison. S'il ne saute point, s'il reste malade, s'iil meurt, c'est qu'on a été vu.
Qu voulez-vous, vous trouverez à Jumièges grand nombre de gens aisés qui ne savent point lire et qui regarde toute instruction comme une damnable impiété. Ce ne sera ni vous ni moi qui changeront leurs idées à cet égard.


Aug. Luchet
Le Journal de Rouen, 9 mai 1837.



Adaptation d'une gravure anglaise pour le Penny magazine de 1839.
Note

A ce jour, la plus ancienne version de cette légende que nous ayons retrouvée est datée de 1760 et fut rapportée par les moines qui rédigeaient alors la chronique de l'abbaye. Curieusement, Charles-Antoine Deshayes, qui eut ce manuscrit entre les mains, en donna une version différente en 1818 dans sa notice sur la presqu'île gémétique, brouillon de sa fameuse histoire de l'Abbaye de Jumièges qui paraîtra dix ans plus tard. Deshayes ne met pas en scène Austreberthe mais une bonne du nom de Gertrude. On notera qu'une église de ce nom existait peut-être à Jumièges. Pour certains auteurs anciens, c'est là que Rollon aurait déposé les restes de sainte Hermentrude.

Voici ce que dit le manuscrit de 1760 en évoquant une chapelle de Sainte-Austreberte, "abbesse de Pavilly, bâtie en son honneur, dès le commencement du huitième siècle, en mémoire d'une merveille opérée par la sainte au milieu des bois de Jumièges. Elle rapportoit sur un âne le linge de la sacristie, qu'elle avoit blanchi ; le loup égorgea son âne dans la forêt. La sainte, sans se déconcerter, arrêta le loup, le chargea du linge et le conduisit à l'abbaïe. La chose est possible, mais est-elle vraie ? c'est ce que nous n'osons assurer. Ce que nous sçavons, c'est que cette chapelle fut détruite par les Danois, qu'elle n'a jamais été rebâtie et qu'on y a planté une croix qui a subsisté jusqu'au dix-huitième siècle. Nous ajouterons que l'histoire du loup obéissant et soumis à S. Austreberte se voit encore aujourd'hui dans une chapelle de l'église abbatiale, où cet animal féroce est représenté à ses pieds avec la douceur d'un agneau, et chargé d'un fardeau qu'on ne peut distinguer. "

Plus tard, l'abbé Cochet dira : "la chapelle dite aujourd'hui de la Mère de Dieu a probablement remplacé la chapelle de Sainte-Austreberthe. Près de là se voit un vieux chêne, qu'on nomme encore le Chêne à l'âne en souvenir d'une légende."


LÉGENDE DE L'ANE ET DU LOUP,
Racontée par une aïeule à son petit-fils.

« Puisque tu as été à Jumièges, sais-tu l'histoire de l' Ane et du Loup ?—Non . — Eh bien ! je vais te la raconter!

« Un grand saint, nommé Philibert, fonda, il y a bien longtemps, l'abbaye de Jumièges. Beaucoup de saints personnages vinrent y demeurer pour faire pénitence et honorer le Très-Haut. La fondation prospéra si grandement, que saint Philihert résolut d'établir un couvent de femmes. Avec la permission de Dieu, il établit donc à Pavilly une corporation religiense, à la tête de laquelle il plaça sainte Austreberthe .

« Cette sainte femme, et les soeurs placées sous sa discipline, par reconnaissance se chargèrent de blanchir le linge de la sacristie des moines de Jumièges. Un pauvre et bon âne, habitué à faire les quatre lieues qui séparent Pavilly de Jumièges, allait seul chercher son fardeau, en reportant le lin bien blanchi par de pieuses mains. Un jour, à la sortie même du couvent de Pavilly, il fit une bien funeste rencontre : un loup, un affreux loup, lui sauta à la gorge et l'étrangla. La bête féroce se disposait à profiter de son crime, c'est-à-dire à dévorer le cadavre de la pauvre bête, lorsque tout à coup survint sainte Austreberthe . Aussitôt le meurtrier frissonna; il voudrait fuir, il ne le peut pas ; une force invincible l'attire aux pieds de la sainte, qui lui dit: « Meurtrier, obéis, et fais l'oeuvre de ta victime. » Aussitôt le loup prend le linge dont l'âne était chargé , et il le porte à l'abbaye. Depuis ce jour, et tant que sa vie a duré, le loup, docile comme un chien, a été sans cesse de Pavilly à Jumièges, accomplissant le message dont l'âne élait chargé.
« N'est-ce pas une merveilleuse histoire?... (1) »

(Magasin des demoiselles. — Août 1850.)

(1) Une pierre qui existe encore à Jumièges retrace ou plutôt rappelle celle singulière légende. Les restes , respectueusement entretenus de l'abbaye de Jumièges, sont encore une des plus belles choses de la Normandie. Heureux les visiteurs qui, comme celle qui écrit ces lignes, auront pour guide à travers ces précieuses ruines leur noble propriétaire, M. Caumont, un des archéologues les plus savants et les aimables que possède la France. M. Caumont a arraché les ruines de Jumièges des mains du vandalisme; c'est une grande et belle action dont le souvenir durera aussi longtemps que le renom de la vieille abbaye.





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