Ils doivent d'avoir sauvé leur peau à des balivernes de curés. De 1210 à 1790, des condamnés à morts furent grâciés à Rouen en vertu du privilège de saint Romain. Quelques-uns furentde notre région. Evocation.


Tout commence par une légende. A Rouen, un monstre régnait sur les marécages bordant la Seine. Et de là dévastait la contrée. Les habitants terrorisés l'avaient surnommé la Gargouille.
Saint Romain se décida à l'affronter. Et le seul homme qui osa alors l'accompagner, ce fut un condamné à mort. On devine la suite: la Gargouille dut domptée par la croix du saint homme. Le gibier de potence la ramena docilement en laisse à l'aide d'une étole. On brûla le monstre en place publique et le condamné fut gracié. De cette anecdote irrationnelle naquit le privilège de saint Romain qui fit que, chaque année, on épargna l'échafaud à un heureux élu. Et ce rite perdura jusqu'à la Révolution. C'était l'apanage des chanoines de la cathédrale. Au grand dam des conseillers du parlement. Le triomphe de la justice divine sur la justice temporelle...

La légende n'est guère originale. On en retrouve des variantes un peu partout. Comme à l'île de Batz, en Bretagne, où saint Pol domestiqua un épouvantable serpent en compagnie de Gounadeac'h, l'homme qui ne recule jamais. La croix, l'étole, les mêmes accessoires sont employés...

Le privilège n'est pas non plus un cas isolé. A Orléans, le jour de l'entrée en fonction du nouvel évêque, on vidait les cachots de la ville. A partir de quand fut-il en vigueur à Rouen ? Difficile à dire. On en trouve mention en 1210. Cette année-là, le gouverneur du château de Rouen refuse de libérer le gracié. Protestation des chanoines de la cathédrale. Philippe Auguste délègue ses enquêteurs qui entendent neuf témoins. Ils sont unanimes: le privilège est en usage depuis Henri II Plantagenet...

Durant sa longue histoire, ce droit de grâce, privilège régalien, sera bien sûr contesté pour les représentants du pouvoir royal. Donnant lieu parfois à des incidents. Mais il traversera les siècles. Et ne fut définitivement aboli qu'en 1791. Nicolas Béhérie, de Boissay-sur-Ry, fut le tout dernier à en bénéficier en 1790.

Quelle est la procédure ? En voici shématiquement les grandes étapes.



L'insinuation. Dix-huit jours avant l'Ascension, quatre chanoines vont "insinuer le privilège" aux autorités judiciaires de la ville. Autrement dit rappeler la coutume à leur bon souvenir. On prend acte. Dès lors, toute exécution, toute procédure judiciaire est gelée.


Le choix. Durant les trois jours des Rogations, nos chanoines visitent les geoles, interrogent les prisonniers...

L'élection. Et vient le jour de l'Ascension qui débute par un sermon sur la place de la Haute-Vieille-Tour. Après quoi, le chapitre se retire en sa salle capitulaire. On entend les quémandeurs. Puis on délibère à huis-clos. On vote. Le nom de l'heureux élu est ensuite écrit sur un parchemin portant le sceau du chapitre. Et  porté par le chapalain de la confrérie de Saint-Romain au Parlement. Nos chanoines, à ce moment, festoyent dans leur bibliothèque.

L'extraction. A la même heure, les parlementaires en font de même. Puis le président prend connaissance du parchemin. On extrait le prisonnier le prisonnier de sa cellule. Il est interrogé. Car faut-il encore qu'il soit "fiertable", que son crime soit compatible avec l'amnistie. S'il l'est, le président prononce un sermon et remet le prisonnier au chapelain.

La procession de l'aller. Nous voilà de retour dans la cathédrale d'où sort bientôt une procession. Jusqu'à la Haute-Vieille-Tour. Où se trouve la châsse de saint Romain.

La levée de la fierté. Là, le prisonnier gravit les degrés, ses chaînes à la main. Il devra lever par trois fois la fierté. C'est à dire la châsse de saint Romain qui repose sur un brancard.. Il soulève donc les brancards avant. Des cris fusent de la foule. "Noël! Vive le Roy !"




La procession du retour. Et l'on s'en retourne en procession à la cathédrale. Le prisonnier ferme la marche, toujours portant la châsse, encadré des sept graciés des années précédentes. D'une galerie descendent des chants tandis que l'on pénètre dans l'édifice en passant sous la châsse tenue par deux prêtres au travers du portail.

Les sermons. Le prisonnier est sermonné. Il le sera encore à l'issue de la grand messe par la confrérie de Saint-Romain. Il lui reste à faire don de ses chaînes.

Nouveau procès. On se rend ensuite à la Vicomté de l'Eau. L'élu revit son procès. Suivra un repas. Et le libéré passera la nuit chez le maître de la confrérie.

La libération. Au matin, l'homme est conduit au chapitre. Nouveau sermon. Nouveau serment de ne point récidiver. De revenir aux prochaines cérémonies. Puis il part enfin, coiffé d'un château neuf offert par le maître de la confrérie.

Sur les sept siècles qui nous sont connus, le privilège s'est appliqué à plus 350 assassins, quinze voleurs, neuf infanticides, six violeurs, trois faux monnayeurs,... Sur le nombre, on retrouvera forcément des malfrats originaires de nos boucles de la Seine. Les voici...



Il avait tué un prêtre

 En 1410, Robert Du Bosc, d'Anneville, demeurant au Mesnil, près Jumiéges, bénéficie du privilège. Il avait tué Robert Fauquart, un prêtre. Reste à savoir où cet ecclésiastique exerçait son ministère.

Le vagabond de Jumièges

1421: on épargne cette fois Pierre Jolis, de la paroisse de Canteleu. Il avait commis un meurtre dans la forêt de Roumare en compagnie de cinq complices. Dont un vagabond, natif de Jumièges dont on ignore malheureusement le nom. Deux autres étaient de Montigny: Motin Briquet et Antoine De La Houlle. Les autres étaient morts depuis.

Foule de complices

1472. Jean Carité, résidant du côté d'Yville, était originaire de la paroisse de Sain-Rémy-de-Drave, diocèse de Paris. Lors d'une bagarre, il avait tué Michel d'Yainville sur nos rives. Et il avait foule de complices: Jehan Le Page père et fils, Robert et Thomas Guiot, Jehan Asselin, Laurent Plante et Guieffine, la mère des dits Guiot.

Le gendre tue le beau-père

1534. C'est un avocat de 35 ans qui bénéficie du privilège. Maître Pierre Letellier, clerc. A Caudebec, il avait épousé la fille du procureur du roi, Maître Pierre Houël. Ce dernier, par une clause du contrat de mariage, s'était obligé à loger et nourrir le couple durant trois ans.

Houël avait à son service deux chambrières. Et vivait en concubinage avec l'une d'elles. Quand sa maîtresse accoucha d'un enfant, il désigna son gendre pour parrain. Dans Caudebec, on se scandalisait de cette situation. Si bien que Pierre Letellier et sa femme n'osaient plus fréquenter la bonne société, tant on les accablait de reproches. Les rapports entre gendre et beau-père étaient de ce fait détestables.

Letellier avait pris l'habitude de souper en ville et de rentrer fort tard. Plusieurs fois, Houël avait fait fermer sa porte. Un soir, Letellier frappe interminablement à l'huis. Sa femme finit par lui ouvrir. En entrant, il accable de reproches la maîtresse de son beau-père. Quand survient Houël, « ayant seullement ses chausses, sans son pourpoinct, le quel, tenant ung baston appellé ung mardis, rua troys ou quatre coups sur son gendre, tant sur la teste que sur les bras, à playe et sang. » Outré de ce mauvais traitement, Letellier frappa son beau-père de plusieurs coups « d'un sang de dey ou pougnart qu'il portoit, tellement qu'il tomba à terre ; et tantost fust porté en la salle par ses chambérières, en la quelle salle tantost aprèz décéda. »


Note: les Houël était une famille bien établie à Caudebec. Elle a donné force prêtres. Barbe Houël sera la grand-mère de Pierre Corneille.

Règlements de comptes entre greffiers


1536. Nous sommes toujours dans l'ancienne capitale du Pays de Caux. Et toujours chez les gens de robe.
Maître Jehan Gautier, greffier du vicomte de Caudebec, avait été destitué et remplacé par Maître Simon. Ce dernier avait pour parent et collaborateur le jeune Nicolas Vynement qui demeurait sous son toit, signait pour lui en son absence.
En ville, le greffier destitué et son fils manifestent en toutes rencontres leur ressentiment pour Simon et Vynement. Le 27 avril, ces derniers soupent chez un ami en compagnie d'autres convives. La soirée s'achève. Le greffier et son assistant rentrent chez eux, devant eux marchent leurs amphytrions « qui les convoyoient, une torche allumée devant eulx ». Quand soudain surgit le fils Gautier qui insulte Vynement. Mais le voilà parvenu chez lui. Là, Vynement « prinst sa rondelle ( son bouclier ) et son espée » et, accompagné de Noël Simon, de Montfreulles, de maistre François Alexandre, sieur d'Esquimbosc, escuyer, et autres , « saisiz chascun d'une espée », alla chercher, par les rues, le fils Gautier, qu'à la fin ils rencontrèrent. Les épées furent tirées. Vynement donna à Gautier « ung coup d'espée sur la teste, à grant playe, et lors le dit Gautier getta son espée par terre, disant ces paroles :  Je suys mort ! Mais, ce néant moins, Vynement le frappa encores de son espée ung coup ou deux, tellement qu'il décéda quelques jours aprèz. »

Nicolas Vynement avait 26 ans lorsqu'il fut gracié par le chapitre. Lui et ses complices. Mais la fierté de saint Romain, si elle graciait les condamnés a pénal, leur épargnait-elle pour autant les poursuites civiles. Non. Car cette affaire eut des prolongements. Le 13 juillet 1540, le père de la victime poursuivait les meurtriers en réparation civile, « iceulx défendeurs soustenoient que, au moyen du dict prévillège, ils n'estoient tenuz ne subjects à aucun intérest ne satisfaction cyville. » Mais le parlement en jugea autrement, et condamna les défendeurs, « chacun d'eux et l'un seul pour le tout, comme complices du dict homicide, à la satisfaction et intérest civil du dict homicide, adjugés au père de l'homicidé ».


Un meurtre collectif


Nous en profitons ici pour corriger une erreur commise par Bunel et Tougard dans leur ouvrage de référence: Géographie de la Seine-Inférieure. A l'article du Mesnil-sous-Jumièges, il est dit que les habitants de la paroisses avaient tué dans une rixe un homme du sire de Radepont. Deux autres ayant été blessés. Une anecdote reprise depuis ici ou là. L'incident eut lieu en réalité au Mesnil-sous-Saint-Georges, près La Vaupalière. En 1560, Guillaume Quibel, laboureur de 25 ans, fut en effet élu et à travers lui tous les habitants du village.

Les raisons de cette rixe ? Le sieur de Radepont jouissait au Mesnil d'une portion de fief. Quelques prairies sises dans cette paroissce étaient en litige entre les habitants et lui. Un dimanche, pendant la messe, le sieur de Radepont vint avec quinze ou seize hommes de sa suite, tous armés, pour enlever des troupeaux « de bestes à cornes et chevalines » qui paissaient dans ces prairies. Ils se saisirent des gardiens et voulurent les mener en prison. Mais, alertés par leurs cris, les habitants arrivèrent et un combat s'en suivit. Plusieurs villageois furent blessés. Un des hommes de sieur de Radepont fut effectivement tué, deux autres blessés, les autres mis en fuite. Des procédures rigoureuses furent entamées contre la centaine d'habitants du village. Une vingtaine furent exécutés en effigie sur la place du Vieux-Marché de Rouen. Enfin la fierté leur rendit la vie à tous.

Les registres du chapitre indiquent quelques-uns des condamnés graciés le jour de l'Ascension 1560 : Collasse Vasse, Jehan et Guillaume, ses fils, Pierre Avisart dit Morue, Jehan Du Perron, aîné, Jehan Du Perron, cadet, Nicolas Du Perron, Collas Quibel, Michel Quibel, Jehanne, femme de Michel Quibel, Anne Quibel, leur fille, Estienne Marays, Madeleine, sa femme, Pierre Lerron, Villain Leroux, Pierre Leroux, son frère, Jacques Cavelier, sa sœur, Nicolas Cavelier, Marin Lefort, sa femme, Pierre Guignon, sa fille, Guillaume Mallet, Gervais Vasse, sa fille unique, Jehan Piquefeu, Marguerite Vasse, veuve, Jehan Le Roux, Martin Dubusc, Pierre Mauboue, Robert Vasse, sa femme, Jehan Chandelier. Et beaucoup d'autres, dont Quibel ne put se rappeler les noms.


Le fléau de la région


1604. On libéra Nicolas du Toupin, sieur d'Orival, de la paroisse de Trouville-en-Caux, âgé de 33 ans. Parmi ses méfaits, l'un concerne notre région. Une compagnie de soldats à pied, commandée par le capitaine Levasseur, était venue à Epinay-sur-Duclair. Cinq de ces soldats allèrent loger dans un moulin, où ils commirent telles cruautés que le meunier alla implorer l'assistance des sieurs du Mesnil-Vassé, du Manoir et du Toupin. Les voilà qui rappliquent aussitôt et Du Toupin, voyant un de ces soldats le menacer de sa pique, le tua d'un coup de pistolet.
Toupin avait d'autres morts à son actif. Son ami, le sieur du Manoir, en avait assez de voir chasser dans ses bois MM de Cany et de Coutances. Un jour, ils décident d'en finir. Ils les attaquent dans le bois de Mont-de-L'if. Et les tuent.
Une autre fois, Nicolas du Toupin est chez son père, le sieur de Bosleville, au Vertbosc. Un dénommé De Blaves est à maltraiter deux lévriers. Toupin lui ordonne de cesser. L'autre continue. Il le tue.
Un jour, les paysans du cru s'assemblèrent au son du tocsin pour s'emparer de Nicolas. Mais, flanqué de Pierre du Toupin, Robert Gondouin et Jean de Lanquetuit, ils se défendirent avec acharnement. Nicolas parvint à s'échapper. Mais son parent fut tué et Gondouin blessé.


Le bûcheron voit rouge


En 1720, on gracia Robert Caron, âgé de 53 ans, compagnon charpentier, demeurant à Bliquetuit.

En avril 1709, coupant du bois pour son chauffage, dans la forêt de Brotonne, près du chemin de Normare, il fut aperçu par Longuemare, garde de la forêt, qui le contraignit de lui livrer sa hache. Longuemare lui donna ensuite plusieurs coups de bourrade de pistolet. Caron, irrité de ces mauvais traitements, lui asséna un coup de bâton. Dont Longuemare mourut presque immédiatement.

Le couteau du marchand de chaux


1722. On élit Robert Le Gendre, marchand de chaux, 39 ans, de Caudebecquet.

Le jour de Saint-Michel 1714, il avait eu une dispute, dans un cabaret, près de l'église de Saint-Wandrille, avec trois individus, et notamment avec un nommé Boudin, dont il était le débiteur, et qu'il ne payait pas. A onze heures du soir, revenant à Caudebecquet, il fut rencontré, près du moulin de Caillouville, par ces trois individus qui étaient partis du cabaret avant lui. Ils l'attaquèrent et le maltraitèrent fort. Legendre tira un couteau de sa poche, et en porta un coup à Boudin, qui l'avait attaqué le premier. Boudin mourut sur la place.


Il poignarde son neveu

1740. Martin Barjole, âgé de 28 ans, de la paroisse de Hauville, dragon au régiment d'Orléans.
Assailli d'injures par sa sœur, couché en joue par son neveu, Barjole s'était jeté sur ce dernier, un couteau de chasse à la main. Et l'avait tué.



Source

Amable Floquet, l'histoire du privilège de saint Romain, Baudry, Rouen, 1833.


Nota Bene. Dans son édition du 18 octobre 2015, Paris-Normandie rappelle qu'un jeune lycéen de Yainville, Bruno Bertheuil et un de Duclair, Laurent Dutrait, ont, dans les années 1975 réalisé une étude que récompensa un prix national, remis alors par Jack Lang. Le privilège a permis de libérer au moins 15 voleurs, 6 violeurs, 9 infanticides, 3 faux monnayeurs et plus de 350 assassins.  On aimerait avoir une copie des travaux de MM. Bertheuil et Dutrait...



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