Jadis, Notre-Dame de Bliquetuit passait pour une terre de centenaires. Suivons-en trois. Et traversons les siècles...
90 ans ! Le curé de Bliquetuit allait sur ses 90 ans ! Mais si l'air des bords de Seine lui réussissait à merveille, Messire Jean Brossard de Marsilly ne célébrait plus aucune cérémonie à la fin du règne de Louis XV. Il déléguait la chose à son vicaire, Charles-François Le Lièvre, 30 ans, natif de Houquetot. Aussi c'est cet auxilliaire zélé qui allait administrer le baptème à Marie Léveillard. Elle naquit le 25 mai 1774, quinze jours à peine après la mort de Louis dit le Bien Aimé, un monarque, en réalité, que tout le monde détestait.
Jean Léveillard, le père de Marie, exerçait avec peine le métier de cordier. Quant à sa mère, Marie Lemaitre, elle pensait compenser par ses prières répétées à l'église le manque de fortune du foyer.
Marie fut baptisée le lendemain de sa naissance dans l'église Notre-Dame de Bliquetuit dont la tour et la nef ressemblent tant à celles d'Yainville. Penchés sur la vieille cuve arrondie, ses parrains furent Jacques Léveillard, laboureur à Guerbaville et Catherine Lemaître, l'épouse du sabotier Monnier.
Cette petite Marie qui vient de naître, nous allons donc la suivre. Et elle va nous faire traverser un siècle...
La scission de BliquetuitOutre son bourg, Notre-Dame de Bliquetuit comptait parmi ses écarts un village qui rêvait d'indépendance. Voilà des lustres que les paroissiens du hameau de Saint-Nicolas, situé au nord, face à Caudebec, demandaient l'érection d'une paroisse autour de leur chapelle. Celle-ci était dessservie par un vicaire qui n'y célébrait que des messes basses. Mais elle avait sa trésorerie et sa confrérie de charité. Il y eut requêtes sur requêtes, enquêtes et avis d'archevêques. Mais il fallut attendre un décret daté du 31 mars 1779 et des lettres patentes du Roi pour voir la cure enfin autorisée. Restait à la pourvoir d'un curé. Châtelaine de La Mailleraye, patronne de la chapelle, Adélaïde Louise Duhamel de Mellemont, épouse du marquis de Nagu, y présenta aussitôt François-Charles Lelièvre, le bouillant vicaire qui avait baptisé Marie. C'est que le marquisat de La Mailleraye reignait ici en maître. Il y avait même au château pas moins de deux chapalains, les sieurs de Francy et Dieul qui intervenaient parfois à l'église. Quant au régisseur du domaine, c'était un certain Pillet.
Marie avait maintenant cinq ans et, autour d'elle, on ne parlait que de "ça". Et ce "ça", c'était ce nourrisson que l'on avait retrouvé dans un puits, près de la porte de la masure du sieur Duvrac occupée par Thomas Marais. La justice de Pont-Audemer avait délivré le permis d'inhumer. Mais qui avait jeté là cet enfant, mystère...
Il restait maintenant à inaugurer la nouvelle paroisse. Curé de Guerbaville, Messire Dumesnil, vint en bénir le cimetière. Quant à Lelièvre, promu curé, il étrenna le tout premier registre de Saint-Nicolas de Bliquetuit le 26 mars 1780. Il le tiendra onze ans.
La scission étant maintenant consommée, Marie Léveillard allait rester attachée à son ancienne église, celle de Notre-Dame et sa confrérie du Saint-Scapulaire. Son vieux curé, Messire de Marcilly, était mort voici peu dans sa 93e année et reposait dans le chœur de l'église. On lui avait bientôt trouvé un successeur : Le Jay de Massuère, issu d'une vieille famille de l'Orléanais...
Les pèlerinages à JumiègesEnfant,
Marie entendit
maintes fois ses aïeux lui parler du Roi Soleil, venu un jour
à La Mailleraye ou encore
des fées et des géants qui dansaient la nuit
près de
la pierre du Wuy, là où s'élevait un
orme vieux
de mille ans, du moins l'estimait-on. Ce qui, sur l'échelle des valeurs
normandes, équivaut sensiblement à
la moitié.
Marie accompagnait chaque lundi de
Pentecôte
les
Bliquetuitais qui, dès six heures le matin, toutes
bannières dehors, allaient en
pélerinage à Jumièges demander "du temps à
volonté"
à saint Valentin. Ils étaient conduits par
l'abbé
Le Jay de Massuère, le nouveau curé qui leur
faisait traverser la Seine au niveau d'Heurteauville. Ce
rite existait depuis des temps
immémoriaux. La peste avait ravagé au XIe
siècle
les deux-tiers du village et
les survivants avaient alors fait venir de l'abbaye de
Jumièges les reliques de
saint Valentin. Qui bien sûr avait
opéré ici des
miracles. Depuis, on perpétuait la procession qui avait
marqué le retour des restes saints à l'abbaye voisine.
De la presqu'île de Jumièges était justement originaire un gros paysan établi de fraîche date à Bliquetuit : Pierre Philbert Marescot. Et celui-ci allait bientôt occuper une fonction inédite : maire...
Messes clandestinesMarie avait quinze ans quand éclata la Révolution. Alors que régnait la famine, celle-ci fut accueillie avec enthousiasme par une population de forestiers et de pauvres paysans aux terres ravagées par les bêtes fauves et les lapins. Les conflits avec la marquise de la Mailleraye étaient légion, notamment au sujet de la commune du Mor. Dépendance du marquisat, le château de la Fieffe, juché sur un mamelon, affirmait sa suprématie sur la contrée. Mais Bliquetuit avait aussi une maison noble en bordure de Seine, la ferme de la Coste, ancien domaine des De La Haye, aujourd'hui siège du parc de Brotonne...
Avec 1789, les procès s'enchaînèrent de plus belle contre la marquise de Nagu, accrochée à ses privilèges.
L'heure était à la constitution civile du clergé. Le vendredi 4 février 1791, le curé de Notre-Dame, Le Jay de Massuère, refusa de prêter serment au maire, Philbert Marescot, flanqué des deux officiers municipaux, Eloi Faine et Pierre Cacheux. Le vicaire, Jean-François de Malville, observa la même attitude. Aux yeux de Marie et de sa mère, entourées à la messe par un reflux de fidèles, ces deux prêtres passaient pour des saints alors que Lelièvre, curé de Saint-Nicolas-de-Bliquetuit, Durand, le pasteur de Vatteville avaient prêté serment sans hésiter. Même Dumesnil, curé de Guerbaville, mais celui-ci avait assorti son adhésion de tant de réserves qu'elle n'entrait pas dans les canons révolutionnaires.
Le 15 mai 1791, le
maire transmit au curé une lettre pastorale à lire
en chaire. Elle émanait de l'évêque
constitutionnel, Charrier de la Roche. Massuère refusa la
commission et Marescot prit acte de ce refus. Voyant cela, un homme se
frottait les mains dans la paroisse voisine. C'était
l'abbé Lelièvre, celui qui avait baptisé Marie.
Curé de Saint-Nicolas depuis maintenant 11 ans, il en
était aussi le maire depuis le 21 mars 1790. A l'assemblée électorale du district de Caudebec,
voilà le citoyen-curé-maire qui se dit prêt
à assurer la cure de Notre-Dame de Bliquetuit. Il y est
nommé le 30 mai. Dès le 1er juin, on lui trouve un
remplaçant à Saint-Nicolas en la personne de Jean
Girault, natif de Vatteville.
Massuère fut donc invité à quitter un
presbytère qu'il avait construit sur ses propre deniers. On lui
accorda un délai : le 2 juillet. Entre temps, le 26 juin,
Lelièvre entrait à l'église Notre-Dame, toutes
cloches sonnantes. Restait à exiger du curé
insermenté les registres, les clefs de l'église, du
presbytère, du coffre de la fabrique. On inspecta les ornements
du culte, tout était en ordre. L'insermenté se retira
alors dans une location du bourg. Humilation supplémentaire,
Massuère fut "déprêtrisé"
par le maire, Philbert Marescot, le 26 juillet 1791. Sa
destitution fut
cosignée par les officiers municipaux Pierre Cacheux, Freret,
François Gaudin, Ambroise Caron, Eloy Foyne...
Le curé resta quelques temps au village. Mais les lois se
montrant plus sévères, il dut s'embarquer à
Dieppe, avec son vicaire,
Jean-François de Malleville, en
1792. Ils partagèrent leur exil et Westphalie avec les
prêtres de Mauny, Hauville, Routot... Quant à
l'abbé Dumesnil, curé de
Guerbaville, il allait connaître par deux fois la prison.
Marie avait 18 ans lorsque se produisit une catastrophe sur laquelle elle aurait pu nous éclairer. Il est dit que le samedi 14 janvier 1792, jour de marché à Caudebec, Allais, le passeur du bac, accepta plus de passagers que l'état de son embarcation pouvait en supporter. On parle de 80 victimes. Les registres n'en comptent qu'une douzaine.
Et puis le carillon de l'église allait voler en éclats. Avec sa fille et sa petite-fille, en février 1793, la marquise de Nagu, elle aussi, allait tâter un temps de la prison d'Yvetot. Ce qui arracha des pleurs et quelques cheveux chez nombre de bigotes qui considéraient l'aristocrate comme leur mère.
Marie Léveillard restait alors cloîtrée en sa maison. Mais quand venait le samedi soir, elle quittait à la dérobée le foyer familial pour courir avec sa mère à travers bois jusqu'à la Haye-de-Routot. Au cœur de la forêt de Brotonne, sur le coup de minuit, un prêtre réfractaire célébrait la messe dans une maison particulière. Puis elles accomplissaient toutes deux les six lieues du retour avant l'aube pour ne pas donner l'éveil... C'est que l'abbé Lelièvre, curé jureur de Notre-Dame, était un serviteur zélé de la République. Il avait été maire de Saint-Nicolas, on le retrouvera à Notre-Dame greffier puis très vite défroqué. Aux fêtes religieuses succédèrent les cérémonies patriotiques orchestrées par la Convention. L'église de Bliquetuit devint un temple de la Raison. Cela dit, Thomas, le frère de Marie donnait le change. Il s'était porté volontaire en 92 alors que la Patrie était en danger et fut ainsi cavalier dans un régiment de ligne.
La Montagne s'écrouleLes privilèges étaient maintenant abolis. Maître Lintot, le meunier, s'enrichissait sur le dos des Bliquetuitais en leur vendant fort cher leur farine. Quand, en juillet 1793, Marat fut assassiné par Charlotte Corday, on organisa partout des cérémonies à la mémoire du martyr. Paris se couvrit d'arcs de triomphe et de mausolées tandis que des bustes furent adressés dans toutes les communes de France pour y être vénérés par les citoyens. Marie assista à l'une de ces commémorations et ses souvenirs furent retranscrits ainsi. " Comme alors la Montagne était sur le pinacle, les Jacobins de Routot élevèrent sur la place du marché une espèce de montagne sur le haut de laquelle fut placée l'image du martyr. Alors commença une procession qui devait faire le tour du buste de Marat. A la tête du cortège marchèrent les organisateurs de la fête. Arrivée en haut, la montagne improvisée fit entendre un bruit, effrayant, s'écroula et les entraîna dans sa chute. Beaucoup de blessés et quelques morts cédèrent leur place aux pauvres du pays, qui, sans nul regret de l'accident, s'assirent à la table du festin et y firent grandement honneur. "
Mariage tardifFille de la marquise, Adélaïde Marie Céleste de Nagu était l'épouse de Victurnien Bonaventure de Rochechouart, marquis de Mortemart. D'abord député de la Seine-Inférieure, ce militaire avait émigré et combattait le nouveau régime. Marie Léveillard, elle, vivait maintenant dans un autre monde : commune de Bliquetuit, canton de Caudebec, district d'Yvetot, département de la Seine-Inférieure... Mais en 1795, l'église Bliquetuit fut rouverte au culte. Et Lelièvre rendossa sa soutane.
En 1802, le conseil municipal favorisa l'instruction publique en prenant le relais de l'Eglise. L'instituteur retenu allait prendre en charge les enfants des deux communes. 1802 marqua encore le retour en France du marquis de Mortemart mais aussi la fin du ministère de l'abbé Massuère qui, depuis la Révolution, avait retrouvé sa cure de Bliquetuit et fait élever un nouveau presbytère. Marie n'avait connu que ce saint homme pour émerveiller ses pensées. Le temps passait et elle n'avait toujours pas d'époux. Et déjà plus de père. Elle l'enterra le 6 mai 1804.
Fileuse de profession, comme beaucoup de femmes ici, Marie avait maintenant 36 ans et c'est sous Napoléon, le 24 juillet 1810, qu'elle convola enfin avec Jacques Delaune, un paysan de onze ans son cadet et originaire de Vatteville. Il y avait là nombre de témoins : Jean-Baptiste Durand, Nicolas Richard, Thomas Léveillard, frère aîné de Marie, tailleur d'habits à Guerbarville et Philippe Alexandre Léveillard, son plus jeune frère, tourneur à Bliquetuit.
Si la mariée était déjà bien mûre, elle eut cependant deux enfants. D'abord un fils, en 1812. Les oncles de l'enfant, Thomas Leveillard et Philippe Alexandre, signèrent l'acte en mairie. Puis vint une fille, en 1818. Marie avait déjà 44 ans. Cette fois, ce furent Jacques Messier et Alexandre Leveillard qui furent les témoins de ce prodige. La gamine reçut les deux prénoms de sa mère : Marie Catherine.
En 1823, on apprit la mort subite du marquis de La Mailleraye à Paris. Son corps fut ramené en grande pompe à la chapelle du château. Depuis son retour en France, il avait retrouvé des fonctions au conseil général de la Seine-Inférieure jusqu'au retour de la Monarchie. Après quoi, Louis XVIII l'avait fait lieutenant général de ses armées et pair de France. Il avait voté pour la mort de Ney. Avec ingratitude car sa belle-fille avait été admise dans la suite de l'impératrice Marie-Louise et Napoléon la citait souvent en exemple...
En 1826, ce fut au tour de la fameuse marquise de Nagu, la bienfraitrice des pauvres. Son corps leur fut exposé 24 heures sous le pérystyle du château de La Mailleraye. Allées et cours furent remplies de gens tenant à bénir le cercueil.
Veuvage prématuréLe mariage de Marie Léveillard, hélas, ne dura que vingt ans. Jacques Delaune mourut à 45 ans au hameau du Mor, non loin du moulin des Bruyères où il était cultivateur. On retrouve les frères de Marie pour témoins. L'année 1830, qui vit Delaune disparaître, marqua la fin des processions des gens de Bliquetuit à Jumièges. Elles duraient depuis sept siècles ! Désormais, Marie allait prier Valentin devant l'image du saint exposée dans l'église. En revanche, on allait bientôt voir renaître la confrérie du Saint-Scapulaire, dissoute depuis la Révolution. Celle-ci avait été créée en 1679 à l'instigation de Charles Mallet, vicaire général du diocèse. Elle fut rétablie le 16 septembre 1836 par l'abbé Fayet, lointain successeur de Mallet.
Nous
étions sous
la Restauration et la noblesse avait repris ses couleurs. Mme de
Mortemart, née de Nagu entretint de 1834 à 1841
un
procès contre les deux communes de Bliquetuit. La marquise
était propriétaire de
l’allée dite de
Villequier. Cette longue avenue, prolongement de celle du parc du
château, traversait les deux communes et rejoignait la
ferme des Hauts-Arbres au hameau du Fayel. Or Mme de
Mortemart voulait interdire aux habitants des deux communes le passage
sur cette grande avenue flanquée de deux contre-avenues.
Nos élus étaient également en conflit
avec la
marquise au sujet du moulin des Bruyères dont le domaine
s'était agrandi par l'appropriation de terrains communaux.
Le 9 décembre 1840 la foule se pressa sur la berge pour voir passer les cendres de Napoléon.
Le 14 novembre 1843, Marie conduisit sa fille à l'église où elle épousa Baptiste Vallois, un tisserand de Routot. C'est chez eux qu'elle irait finir ses jours.
En 1845, le hameau du Mor fut terrorisé par une louve aux fréquentes apparitions. Un dimanche, vers 7 h du soir, quoi que n'étant pas chasseurs, Olympe Saffray se saisit d'une carabine et Cyrille Fretel d'un énorme bâton. Un coup de fusil abattit l'animal, un coup de bâton l'acheva. On alla exposer sa dépouille dans un hôtel d'Yvetot.
En 1852, Marie vit s'élever la mairie-école de N.-D.-de-Bliquetuit sur un terrain vendu par les héritiers Longuemare. Ce fut le terme d'un conflit de vingt ans avec la fabrique de la paroisse qui refusait d'être dépouillée d'une parcelle située dans le clos de l'église.
Puis ce fut une page histoire qui se tourna en 1853. La fille de la marquise de Nagu, veuve Mortemart, mourut à Paris à un âge très avancé, elle aussi. Le château de La Mailleraye allait être vendu. Puis démantelé pierre par pierre par quelque bande noire... Il n'en subistera que la chapelle éclairée par des vitraux arrachés à l'abbaye de Jumièges mais aussi le château de la Fieffe assis en lisière de forêt de Brotonne... Marie pouvait mettre un nom sur cette bande noire. Un nom et des visages : ceux d'Antonio Caccia et de la cantatrice Rossi-Caccia. Avec les restes du château, ils avaient fait bâtir une grande auberge près du bac.
En 1859 arriva à Notre-Dame un nouveau curé, Jean Louis Sénateur Tinel. Né à Ybleron, il nous venait de la cure de Cideville.
La vieille des Vieux...Marie avançait en âge, confiante encore en son avenir. Car Notre-Dame-de-Bliquetuit, comme nous le verrons plus loin, passait déjà pour un terre de centenaires. Du moins pour les journaux en quête d'originalité. Les longévités exceptionnelles constituaient de longue date un marionnier idéal. Dès 1787, le Journal de Rouen fait était d'un homme âgé de 115 ans dans le diocèse de Basas. Aveugle, il fume comme un sapeur et mange du pain dur bien qu'édenté. En 1802, long article sur le citoyen Pierre Barnou, charpentier dans l'Isère, qui vient de mourir à 105 ans après avoir beaucoup aimé les femmes et les patates cuites dans la cendre. En 1813, on nous parle encore d'une centenaire de la Gironde qui, elle, ne buvait jamais de vin et allait pédestrement entendre la messe. 1817 est l'occasion de rappeler que dans la famille Fontenelle, tout le monde meurt à 100 ans. En 1827 est présentée à Charles X une femme âgée de 113 ans, venue elle aussi à pied du duché de Savoie. Mais alors, pas de centenaire en Seine-Inférieure ? Si ! En 1883, le Mémorial de Dieppe nous trouve une femme de 102 ans à Bailly-en-Rivière, morte en tombant dans un feu. Voici deux ans, elle avait escaladé un mur de sept pieds pour retrouver un clef perdue.
La première fois où Bliquetuit est évoquée dans ce registre, c'est en 1863. Au printemps, au hameau du Bourg-Corblin, meurt la veuve Crepel, dite la Mère Louise. En riant, elle avait souvent exprimé le souhait d'atteindre cent ans, rien que pour le plaisir de savoir son nom imprimé dans L'Abeille cauchoise. Et puis rappeler ainsi à sa coterie que travail et pain sec ne font point mourir. La presse : " Cette vénérable doyenne du canton de Caudebec, qui a toujours vécu dans une position voisine de l’indigence et qui a passé sa vie dans les travaux et les privations, a accompli sa longue carrière sans de graves indispositions. A l’âge de quatre-vingts ans, Mme Crépel eut l’ingénieuse idée de ranimer sa vue, qui s'affaiblissait, en s’appliquant des sangsues sur les tempes et cet organe s’est bien conservé jusqu’au dernier moment. La mère Louise chantait encore d’amusantes chansonnettes qu’elle avait apprises dans son enfance et, sans avoir jamais su lire, elle récitait son catéchisme tout entier sans faire la plus petite faute."
Vérification faite, la veuve Crépel, née Marie Anne Elisabeth Roisset, n'avait que 94 ans et six mois. Ce qui n'était déjà pas si mal. Et finalement logique. Elle était née dans la paroisse... des Vieux. Mais Marie Léveillard fera mieux.
Marie
était
maintenant la mémoire vivante de la commune. Des historiens
s'intéressaient alors au passé de Bliquetuit.
Comme
l'abbé Cochet qui, en 1865, découvrit dans
l'église le cœur de plomb de Louis de Grimouville,
seigneur de Bliquetuit, placé là en 1640. On
avait
trouvé aussi des squelettes sur les terres des Marescot.
Avec le
partage des bois communaux, la scission entre les deux Bliquetuit,
entamée un siècle plus tôt, fut
définitive
en 1866. En 1869, on
édifia à Notre-Dame-de-Bliquetuit une cale pour
accueillir le bac à vapeur qui allait désormais
faire la
traversée vers Caudebec. La vapeur ! Depuis le 21 mars 1816,
jour où l'Elan
avait
craché sa fumée devant Bliquetuit, nombre de
bateaux en
étaient dotés qui doublaient les gribanes sous
voile. Ce
fut l'une des manifestations du progrès qui
impressionna
Marie. Un progrès que l'on n'arrêtait pas au point
qu'un
projet de tunnel entre Bliquetuit et Caudebec avait germé
dans
quelque esprit en ébullition...
Les élections municipale de 1871 furent encore animées. Le sieur Marais les contesta. Notamment parce que deux candidats portaient le nom d'Alexandre Lefèvre. Or les bulletins de vote ne faisaient pas le distinguo entre les deux. Il fut reconnu que seul l'adjoint Alexandre Lefèvre était connu sous ce nom. L'autre sous celui de Lefèvre Léveillard. Oui, Léveillard comme Marie. Mais ces histoires là ne l'intéressaient guère...
Fileuse jusqu'au boutLes conflits entre le clergé et les autorités n'en finissaient pas. En 1873, la fabrique acheta un calvaire neuf pour remplacer celui qui s'étiolait près de l'if du cimetière. La municipalité la devança dans son projet et nos paroissiens allèrent élever le leur sur la route de Guerbaville. Les processions des gens de Bliquetuit venaient de reprendre jusqu'à Jumièges mais Marie était maintenant trop âgée pour les suivre. C'est aussi en 1873 que fut démonté l'un des deux moulins de Notre-Dame de Bliquetuit : celui du Mont-Gobert.
Toute sa vie, Marie Léveillard fila le lin et ne délaissa son rouet que quelques mois avant sa mort. A son grand regret. Et tandis que son existence s'écoulait linéaire à Bliquetuit, elle aura connu quatre révolutions, vu l'arrivée du train, l'apogée des chantiers navals de La Mailleraye, vécu sous treize gouvernements, ceux de quatre rois, deux empereurs, trois présidents de la République, le dernier étant Mac-Mahon. La pieuse paroissienne avait enterré ses trois frères depuis belle lurette, traversé douze mandats de maires, usé dix curés et autant d'archevêques. Et lorsque je songe que mon propre grand-père était contemporain de cette vieille dame née sous Turgot, l'histoire me donne le vertige.
Les émules de Marie LéveillardEt puis le temps passa. Rythmé par de menus événémenents. Comme en septembre 1875 lorsque les paroissiens de la presqu'île allèrent inaugurer en procession leur nouveau calvaire puis la croix du cimetière de Notre-Dame offerte par le maire. Comme ce matin de juillet 1912 lorsque, baignant dans son sang, l'on retrouva sous un hangar de la ferme Alphonse un domestique de 53 ans, Célestin Savoye, frappé la veille au soir de 25 coups de couteau par trois inconnus. Comme encore le 25 septembre 1821 lorsque M. Charles Dollfus, parti de Caudebec en mongolfière, atterrit délicatement à Saint-Nicolas. Il y eut ce terrible accident, en 1925, quand le bac entra en collision avec vapeur anglais. Deux femmes, une fillette et un matelot du bac en furent victimes... En novembre 1928, on frôla encore la catastrophe. La voûte de l'église de Notre-Dame de Bliquetuit vient à s'effondrer sous le clocher. Il fut heureux que l'accident soit survenu la nuit, car c'est sous cette partie de la voûte que l'abbé Maurice faisait le catéchisme aux enfants. Curieusement, cet érudit n'en pipe mot dans son ouvrage sur Bliquetuit.
Mais Notre-Dame-de-Bliquetuit se taillera encore une belle réputation en matière de longévité. Le 19 mai 1932, le Grand Echo du Nord titre "Un village où l'on ne meurt plus". Le 22 mai, L'Homme libre développe l'information sous la plume de Jacques Barty :
Yvetot est véritablement un pays voué à l'immortalité. Bérenger l'avait déjà doté d'un roi qui malgré son modeste bonnet de coton, restera plus longtemps que bien des empereurs, dans la mémoire des hommes. Et voici que tout près d'Yvetot l'on a découvert un village où l'on ne meurt pas.
Son nom mérite de devenir célèbre : il s'appelle Notre-Dame de Bliquetuit. Jusqu'alors il ne s'y était rien passé d'anormal et, hors ses fonts baptismaux romans qui témoignent d'un assez vieux passé, le village heureux n'avait pas eu d'histoire, L'ombre bienfaisante de la forêt de Brotonne, toute proche, avait permis à ses générations successives de vivre cachées. Il paraît que cela leur a réussi et qu'elles ont comme certains arbres de la forêt dont les troncs de plus de six mètres de tour témoignent d'un âge vénérable, pris goût a la longévité.
Le dernier décès enregistré à Notre-Dame de Bliquetuit remonte... au 13 mai 1931. Plus d'un an ! Un an, entier, sans décès ! Et ce n'est pas tout : l'année d'avant on n'avait enterré que des vieillards de quatre-vingt seize et quatre-vingt dix-sept ans. Et le village en compte encore un certain nombre de plus de quatre-vingts: ans, les hommes et les femmes de soixante-dix et soixante-quinze ans y étant considérés comme d'âge mûr tout au plus.
Mais les enfants ? Evidemment, c'est par le nombre des gosses qu'un village prouve sa vitalité. Mais quand on n'a pas ce qu'on aime il faut aimer ce qu'on a — et c'est déjà très beau de trouver dans notre pays de France un village sain et tranquille dont le charme est fait de la belle existence de ses habitants.
A quoi doit-il cela ? Bon air ? Bon site ? Sapins, sol sablonneux et sec, hygiène alimentaire ? On ne saurait le préciser. Et pourtant c'est cela qui aurait de l'intérêt — puisqu'on pourrait, alors, ne pas se contenter de chanter les louanges du pays d'Yvetot mais le proposer en exemple — et l'imiter.
"On ne meurt plus", renchérit encore le Paris-Soir du 20 juin 1932 :
"En Normandie, il est une petite ville où dame la Mort n'a guère de succès. Une année vient de s'écouler dans un deuil. Le dernier décès remonte, paraît-il, au 13 mai 1931. Cet Eden est Notre-Dame-de-Bliquetuit, en Calvados (sic). On y rencontre fréquemment des vieillards de 96, 97 et 98 ans, ayant encore toutes leurs facultés et ne dédaignant pas un bon verre de cidre pétillant ou de ce calvados doré. Allons vivre à Notre-Dame-de-Bliquetuit..."
La longue course de Rose Adélaïde
Oui, pour y couler de longs jours heureux, allons donc vivre à Notre-Dame-de-Bliquetuit. Remarquez que si votre famille en est originaire, vous pouvez très bien naître ailleurs et vivre aussi centenaire. C'est le cas de Rose Adelaïde Delafosse. Son père, Benjamin était natif de Bliquetuit et avait épousé une fille de Sainte-Marguerite, Caroline Victoire Bersout. Douanier ambulant, il était en poste à Jumièges, au hameau d'Heurteauville, lorsque, à 34 ans, lui vint la quatrième de ses dix enfants : Rose Adélaïde. Son acte de naissance la vouait à une vie originale. Car il fut écrit que son père était "âgé de quatre ans". Il était alors quatre heures de relevée. Soit le secrétaire de mairie, qui avait cette réputation, était déjà sâ à cette heure-là, soit le second adjoint qui recueillit la déclaration était encore sous le coup de l'émotion. Car l'acte précise que le maire et son premier adjoint venaient tout juste de démissionner.
A 16 ans, Rose Adélaïde fut placée à Rouen, dans une famille anglaise. On le retrouvera plus tard au service de M. Frétigny. Natif de l'Eure, Joseph Frétigny, marinier, charpentier de navires puis entrepreneur de batellerie fut conseiller municipal de Rouen. Il habitait rue de Rivoli, sur l'île Lacroix.
Alors que ses parents étaient revenus s'établir à Guerbaville, Rose avait 20 ans lorsqu'elle épousa un certain Subtil, tailleur de pierres de son état à Rouen. François Eugène Subtil nous venait d'Anisy, dans le Calvados. Il avait pour oncle Pierre Aimable Enault, charpentier de navires, à Rouen et lié aux chantiers Enault de La Mailleraye. Deux filles naquirent de cette union célébrée à Guerbaville mais, hélas, l'une mourut en bas-âge, l'autre à 9 ans.
Au soir de sa vie, Rose Adélaïde se souviendra parfaitement du voyage de Napoléon III à Rouen, ce fameux 31 mai 1868 où elle cria avec la foule "Vive l'Impératrice !" Toutes les demoiselles étaient en blanc et jetaient des bouquets. "Et l'Impératrice saluait, vite, comme ça et comme ça..." Lorsqu'elle racontera plus tard ses souvenirs, elle les ponctuera toujours de petits geste rapides et précis. Les dates se brouilleront un peu. Mais elle vous dira comme fut vécue ici la guerre de 70, elle évoquera avec précision la patache de Noël Petit, cette fameuse gondole qui vous menait de La Mailleraye jusqu'à la capitale normande en passant par Duclair.
François Eugène Subtil mourut à Rouen le 14 novembre 1873, rue du Commerce, sur l'île Lacroix. Son patron, Eugène Collé, marchand de pierres et un collègue du défunt, Charles Lemeignen, déclarèrent le décès en mairie.
Rose ne resta pas un an veuve. Le 24 octobre 1874, à Rouen, blanchisseuse, notre vaillante quadragénaire se remariait avec Constant Godey, un jardinier de la rue de Rivoli, sur l'île Lacroix. C'était un veuf originaire de la Manche.
Tous deux furent vingt ans employés du Château-Baubet, le Tivoli normand, sur l'île Lacroix. C'était un établissement fondé en 1848 par le Marseillais Toussaint Baubet et spécialisé dans les réceptions, les banquets, les grands bals. Ses constructions abritant quatre grandes salles et son parc s'étendaient sur 20.000 m2. En 1875, à la mort du propriétaire, le traiteur Leloup loua l'établissement à sa veuve et lui donna un nouvel élan. De son ancien patron, Rose Adélaïde gardera un souvenir élogieux : "Quelle bonne maison ! Chaque jour, on était vingt à table. Et nourris comme des princes !" Il arrivait que le traiteur et son personnel soient appelés hors de l'île Lacroix : " Et le banquet pour la Légion d'Honneur de M. Badin ! Badin père, bien entendu. Quel banquet ! Les petits rattacheurs de la filature avaient mangé le dessert avant de commencer le déjeuner !"
Filateur de lin, chanvre et coton, Auguste Amant Badin fut fait chevalier par décret du 20 octobre 1878 au titre de l'Agriculture et du Commerce. La remise de décoration proprement dite eut lieu à Barentin le 3 juillet 1880, des mains du député, Richard Waddington, au nom du préfet empêché. Le banquet fut servi sous une immense tente dressée dans le parc. Il y eut des danses animées par la fanfare de l'usine, un feu d'artifices...
Badin était originaire de Bréthel, dans l'Orne, où il était né en 1830. A l'âge de 10 ans, suivant ses parents, il commence à travailler comme rattacheur à Barentin aux filatures Colombel, dirigées ici par Adolphe Dutuit. A 18, le voilà directeur, à 30, on le retrouve au conseil municipal, à 44, il est conseiller général.
Il aura créé des écoles pour ses ouvriers en 1864, une salle d'asile, un crèche, l'Union, société de secours mutuels, la Prévoyante, coopérative d'achat, des équipements sportifs, des cités ouvrières... Quand il reçoit sa distinction, la manufacture compte 1200 employés. Avec son fils Georges, il va développer encore son entreprise. On le retrouvera maire de Barentin de 1881 à 1908.
Etablie plus tard à Duclair, Rose Adélaïde assistera à la visite de Félix Faure, le 22 mai 1896. Elle se souviendra que le père Baville, marchand de fruits, remit des fleurs au Président quand il débarqua d'un navire militaire. Effectivement, les comptes-rendus de l'époque font bien état d'e ce paysan qui, dès que Faure descendit de la Sainte-Barbe, lui remit une gerbe au nom de l'Agriculture. Cette fête fut marquée par une méprise qui fit longtemps rire les Duclairois. Car alors que l'on attendait le chef de l'Etat, l'apparition au loin d'un navire gris déclencha des salves d'artillerie et une Marseillaise tonitruante interprétée par la fanfare de Duclair. Imaginez la stupeur de l'équipage devant tant d'honneur. C'était celui d'une drague qui remontait paisiblement sur Rouen. L'histoire ne dit pas si les marins de la Marie-Salope rendirent un salut militaire aux personnalités massées sur les quais.
En 1903, Constant Godey est toujours porté au recensement de Duclair avec la qualité de rentier. Le couple habite alors au hameau de Saint-Paul, près du château du Taillis. En 1913, le nom de Constant n'apparaît plus.
C'est dans une maison appartenant à M. Mustad et occupée par un cloutier, Henri Louvel, à la sortie de Duclair, sur la route de Yainville, que Rose Adélaïde Godey termina sa longue course. Clarin Mustad voulait faire du centenaire de sa protégée une fête retentissante. Un deuil vint au dernier moment contrarier son projet. Mais le mercredi 7 avril 1937, il fut prévu une messe à 10h en l'église Saint-Denis suivie d'un vin d'honneur à l'hôtel-de-ville. A quelques jours de la cérémonie, un journaliste du Journal de Rouen vint la voir. Au moment de la photo, elle s'inquiéta des ardeurs du soleil. "Je vais faire la grimace et on me trouvera laide." Aux gens qui l'entouraient elle lança ce défi : "Je vous attraperais bien si je courais sur la route ! Attendez mercredi, vous allez voir ça !"
Née sous Charles X, le frère de Louis XVI, Rose aura connu le Front populaire et vu dans le journal la moustache d'un certain Adolphe Hitler. Le mercredi 15 décembre 1937, au matin, s'acheva sa longue course. A son inhumation, deux jours plus tard, on remarqua dans la foule le bureau de la clouterie Mustad et le conseil municipal qui offrit une couronne de fleurs.
Laurent QUEVILLY.
SOURCESLa Semaine religieuse, février 1874.
Chartrier du marquisat de La Mailleraye
Bliquetuit, Aldebert Maurice.
Jounal de Rouen, 4 avril et 18 décembre 1937.