Par Théodore Muret.
Théodore César Muret (Rouen, 24 janvier 1808-Soisy-sous-Montmorency, 23 juillet 1866) est un auteur dramatique, poète, essayiste et historien français.

Né dans une famille protestante chassée de France après la révocation de l’Édit de Nantes, il commence des études de droit à Rouen qu'il termine à Genève. Avocat puis journaliste politique et théâtral à La Mode (1831-1834), La Quotidienne, L'Opinion publique (1848-1849) ou encore L'Union, ses pièces ont été représentées sur les plus grandes scènes parisiennes. Légitimiste, il est emprisonné deux fois en 1842 et 1845.

En Normandie, dans ce pays des églises et des cháteaux, comme l'appelle le voyageur-archéologue anglais Dibdin, l'admiration et l'intérêt se partagent entre les monuments encore debout et ceux que le temps et les révolutions ont ruinés, mais dont les débris attestent la magnificence passée. Pour ne parler que des édifices sacrés de Rouen et de ses environs, nous citerons, parmi les monuments encore entiers, la basilique de Notre-Dame avec sa pyramide mutilée comme un mât de vaisseau frappé de la foudre, mais qui déjà se relève glorieuse , Saint-Ouen, plus beau encore, cette merveille qui semble créée par la main des fées, ce chef-d'œuvre divin qui vous laisse confondu, ébloui de tant d'élégance, de majesté, de grandeur; puis c'est Saint-Maclou, la troisième des églises de Rouen par ordre de beauté; l'église de Caudebec avec son clocher brodé de sculptures en spirales, dont les habitants de l'air peuvent seuls distinguer toutes les sveltes délicatesses; car on regrette de n'avoir pas des ailes d'oiseau pour aller examiner, presque au sein des nuages, les ornements exquis de ces tours gothiques travaillées jusque dans leurs plus hautes pierres.

Il est, à cinq lieues de Rouen, dans un délicieux paysage, parmi les pommiers, les cerisiers, les saules verts, un édifice dont il ne reste que des ruines, et qui ne nous laisse deviner ce qu'il était que pour nous faire gémir plus amèrement sur son désastre. Nous voulons parler de Jumiéges, l'une des antiquités, entre les monuments chrétiens de la France, qui remontent le plus loin dans le cours des siècles. Dans une presqu'île fraîche et verte, formée par les sinuosités du cours de la Seine, en cet endroit large, belle, profonde, saint Philibert, au milieu du septieme siècle, vint fonder un monastère. Clovis II et la reine Bathilde, sa femme, accordèrent à ce couvent une faveur particulière. Mais avec le neuvième siècle commencèrent les invasions des Normands, qui, s'avançant par la Seine dans l'intéri ur du pays avec leurs barques hardies, portaient sur ses deux rives la dévastation et l'effroi. Déjà pillé par eux en 841, Jumiéges, dix ans plus tard, fut entièrement ruiné par une invasion nouvelle. Guillaume Longue-Épée, duc de Normandie, puis l'abbé Robert, depuis archevêque de Cantorbéry, relevèrent Jumiéges, et l'abbaye de Bénédictins ne cessa de fleurir pendant plusieurs siècles, comme un sanctuaire de science, de vertu et de piété. Des fils même de roi avaient figuré parmi ses moines, s'il faut en croire la tradition que voici :

« Clovis II, le bienveillant protecteur de Jumiéges, avait deux fils, qui, à l'exemple d'Absalon, se révoltèrent contre leur père. Comme l'orgueilleux fils de David, ils succombèrent dans cette lutte impie, mais sans périr sur le champ de bataille. Après leur défaite, les deux princes rebelles étaient tombés entre les mains de leur père offensé. Les seigneurs du royaume demandaient leur mort. Clovis ne pouvait se résoudre, malgré le crime des coupables, à les frapper. Néanmoins, contraint par le vœu général, il leur fit subir un genre de supplice usité dans ces temps barbares où un homme mis hors d'état de porter les armes et d'aller en guerre était réduit à une complète nullité. On coupa aux deux princes les nerfs des bras et des jambes, et dans cet état, on les confia, dans une barque sans voiles ni rames ni gouvernail, à la merci des flots de la Seine, avec des vivres et un seul homme pour les servir. » La nacelle, chargée de son triste fardeau, dériva pendant plusieurs jours sur le fleuve, jusqu'à ce qu'enfin elle vint atterrir aux environs de Jumiéges. L'abbé se promenait pour lors, avec deux de ses religieux, sur le bord de la Seine. Il s'approche, voit les deux princes pâles, faibles, sanglants. Il prend pitié d'une si haute infortune, les fait transporter dans l'abbaye. On les soigne, on les guérit. Ne voulant plus quitter ce saint asile, touchés d'ailleurs par la grâce divine, ils demandent à consacrer leur vie au Seigneur, et prononcent leurs vœux, pour ne plus quitter l'abbaye de Jumiéges, et devenir les frères de ses cénobites. » 

Nous ne garantissons pas l'authenticité de cette tradition que l'on combat par le peu de durée de la vie de Clovis lI, qui ne put avoir des fils en âge de se révolter contre lui. Peut-être les Énervés étaient-ils fils d'un autre prince. Quoi qu'il en soit, on montre encore à Jumiéges un tombeau brisé comme celui des Énervés. Disons que le costume des deux statues couchées sur la pierre des sépulcres indique le treizième siècle plutôt que l'époque de la première race. Les beaux jours de Jumiéges durèrent jusqu'à la révolution de 1789. En ce temps de bouleversement, la fureur des ennemis de la religion ne respecta pas les paisibles Bénédictins de Jumiéges, qui ne faisaient sentir leurs droits sur les alentours que par leur charité et leurs bienfaits. « On les chassa outrageusement, et ce fut un triste spectacle, nous disait un habitant de Jumiéges, témoin dans son enfance de cette lamentable scène, que de voir les vénérables cénobites disant adieu à l'asile où toute leur vie devait s'écouler, à l'asile qui pour eux était l'univers tout entier. Le pays perdit considérablement à leur départ, ajoutait notre habitant de Jumiéges, jardinier du propriétaire actuel de l'abbaye; car ces messieurs faisaient beaucoup travailler, et leur présence était une richesse. » 

Ils partirent pour chercher un lieu où reposer leur tête, sans savoir où ils le trouveraient. Exilés sous peine de mort, ils s'embarquèrent pour l'Angleterre. Une fois que l'abbaye fut déserte, que l'église n'eut plus de chants, l'œuvre de destruction commença. Des Vandales s'acharnèrent sur les pierres, pour le seul plaisir de faire le mal et d'anéantir un édifice religieux. On fit même jouer la mine : la poudre aida la hache. Et cependant, les siècles passés bâtissaient si bien pour l'avenir, surtout quand il s'agissait d'élever des sanctuaires à la foi, que les destructeurs ne purent entièrement consommer leur œuvre. Ils s'arrêtèrent, non pas devant un retour de respect et de remords, mais devant la dépense que coûtait la démolition. Ils abandonnèrent donc les restes de Jumiéges aux oiseaux qui venaient y faire leurs nids, comme si, après l'expulsion des vénérables religieux, il fallait que l'abbaye, par une conséquence de sa pieuse destination, servît toujours d'asile à quelques créatures; et l'on dirait en effet que les architectes du moyen âge ont exprès laissé, dans les hauts clochers de leurs églises, des ouvertures hospitalières, afin que les oiseaux du ciel, à qui Dieu donne la pâture, trouvassent aussi une retraite dans sa maison, où ils viennent s'abattre par joyeuses volées, en le saluant de leurs chants. 

Mais à Jumiéges, ils étaient les seuls hôtes de ce lieu désolé, de ces immenses débris. Des étrangers venaient, sans que nul leur disputât cette proie, enlever les sculptures gisantes sur le sol, ou même en arracher aux murailles; butin livré au premier venu. Maintenant, du moins, Jumiéges est passé aux mains d'un homme (M. Casimir Caumont, de Rouen), qui sait apprécier le prix des œuvres de l'art et des grands souvenirs, et qui, tout en ouvrant avec l'obligeance la plus aimable sa porte aux visiteurs, conserve avec un soin religieux ce que les barbares ont laissé. 

Que ne pouvons-nous en dire autant de tous ceux qui possèdent aujourd'hui quelqu'un de nos vieux monuments!... Dans son état actuel, Jumiéges n'a conservé encore intactes ou à peu près que les deux grandes tours de la façade de l'église. On y monte par un escalier en spirale de deux cent treize degrés, éclairé de distance en distance par de longues ouvertures au niveau des marches. On arrive au-dessous d'un toit pointu, comme celui d'un colombier, dont la charpente vermoulue est près de s'affaisser. Du haut de ces tours sveltes et légères, la vue s'étend sur un espace immense. 

Outre le village de Jumiéges, dont les maisons sont groupées autour de l'abbaye comme des enfants autour de leur mère, on contemple d'autres villages épars, la Seine, sillonnée par des navires aux ailes blanches, serpentant tortueuse entre les vastes forêts qui donnent à ce coin de pays un aspect si agreste, tandis que le vent vient siffler à travers les ouvertures des tours.

A l'exception de ces deux pyramides que l'on remarque s'élevant vers le ciel, quand on monte ou quand on descend le fleuve, éloigné d'un quart de lieue, tout n'est que débris. Les murailles de l'église ne portent plus de couverture et ne servent qu'à indiquer son enceinte. Les dalles ont cédé la place à de hautes herbes. Les arceaux brisés laissent voir encore des restes de peintures à fresque, à demi effacés par les intempéries de l'air. Des sculptures mutilées gisent çà et là, mises à l'abri, autant que possible, par le propriétaire actuel, sous les morceaux de voûtes encore subsistantes. 

La plupart de ces sculptures sont ravissantes de grâce et de pureté. Tel est Jumiéges, du moins la partie curieuse, c'està-dire les restes de l'église et du cloître où s'est exercée la rage des démolisseurs. La maison abbatiale, d'une construction beaucoup plus moderne, est moins remarquable, et s'est changée en une habitation particulière. Nous ne saurions définir le sentiment de tristesse et d'indignation qui vous saisit l'âme quand vous contemplez le spectacle de désolation que présente Jumiéges, quand vous réfléchissez que les hommes, et non les années, ont détruit ces merveilles; que, sans la rage d'une bande de furieux, Jumiéges, aujourd'hui encore, subsisterait dans toute sa grandeur et dans toute sa sainteté. 

Nous regrettons que de nombreux visiteurs aient couvert les restes de Jumiéges d'inscriptions qui témoignent d'une admiration bien légitime sans doute; mais ils auraient dû laisser à ces ruines, domaine et héritage des vieux âges, la sainteté de leur langage muet et l'éloquence de leur magnifique nudité. Un album est d'ailleurs ouvert à Jumiéges pour les noms et les impressions des curieux. En parcourant ce livre, nous y avons trouvé les noms les plus célèbres de notre temps par le rang social et les dons du talent et du génie. M. Victor Hugo a inscrit sur l'album de Jumiéges un souvenir remarquable. Dans l'été de 1835, ce poëte était allé pour visiter Saint-Wandrille, autres ruines d'une vénérable abbaye, située à quelques lieues de là, sur la route de Caudebec. Le possesseur de Saint-Wandrille, ignorant, à ce qu'il paraît, le prix de ces augustes ruines, est loin, dit-on, de les conserver avec soin. M. Victor Hugo lui ayant fait demander, en se nommant, la permission de voir les débris renfermés dans sa propriété, reçut un accueil peu satisfaisant, s'il faut en croire l'inscription tracée sur l'album de Jumiéges. Après avoir énergiquement qualifié le défaut de goût du propriétaire de Saint-Wandrille par une épithète que nous ne rapporterons pas, M. Victor Hugo félicite M. Casimir Caumont d'avoir Jumiéges et Jumiéges d'avoir M. Casimir Caumont. Un pareil témoignage est flatteur de la part de l'auteur, si justement admiré, de nos plus belles odes françaises, de l'enthousiasme si ardent des merveilles du moyen âge. 

Boscherville

Si de Jumiéges l'on se dirige vers Rouen, par Duclair, on rencontre, à deux lieues de Rouen, un autre monument d'architecture religieuse, qui, épargné par les barbares modernes, et voué encore à sa pieuse destination, console l'âme attristée par la désolation de Jumiéges; nous voulons parler de l'église de Saint-Georges de Bocherville. Là était aussi une abbaye célèbre, disparue aujourd'hui. Mais l'église est toujours l'église paroissiale du village, et probablement, parmi les paysans qui viennent y prier, bien peu savent son origine illustre et les grands noms qui se rattachent à son histoire.

L'église de Saint-Georges, ainsi que l'abbaye, fut bâtie dès avant 1066, époque de la conquête de l'Angleterre, par Raoul de Tancarville, chambellan de Guillaume le Conquérant, dont il avait été aussi le gouverneur. Cette église est donc vieille de huit cents ans. Elle remonte au temps de l'architecture à plein cintre, qui a précédé le genre gothique. Une fenêtre et les deux tours du portail, construites après coup, appartiennent seules àl'architecture à ogive.Legothique lui-même est donc moderne dans cette église, en comparaison de l'ensemble de l'édifice. Longue de deux cent six pieds, large de soixante, l'église de SaintGeorges offre toutes les richesses de style qui caractérisent l'époque de sa fondation. Zigzags, becs d'oiseau, capricieux ornements, groupes sculptés sur les chapiteaux et représentant des sujets de l'histoire sainte; d'autres groupes encore, précieux à observer comme monuments de l'armure et du costume normands au onzième siècle : voilà ce que Saint-Georges offre à profusion aux yeux de l'ami des arts.

Tout à côté de l'église, et attenante à ses murs, se trouve la salle capitulaire de l'ancienne abbaye, qui n'est pas moins admirable et moins précieuse comme monument intact de ces temps reculés. Elle allait, en 1822, être abattue, lorsque le gouvernement, instruit de cette destruction imminente, s'empressa de concourir au rachat et à la conservation de ce curieux édifice.

Lorsque nous visitâmes Saint-Georges, nous trouvâmes les murs intérieurs de l'église couverts d'un stupide badigeon appliqué récemment par de braves gens qui croyaient sans doute bien faire en salissant de ce masque ignoble la vénérable couleur grise de l'édifice. Heureusement la couche de badigeon s'écaillait déjà et tombait par morceaux. Véritable image des œuvres modernes comparées à celles des âges passés.

Théodore MURET.

Source : Les modes parisiennes, 1867. Muret est mort en 1866. Ce texte est antérieur à la mort de Casimir Caumont survenue en 1852.