Le
mercredi 17 mai 1899, les amateurs de photographie vinrent de Paris
pour visiter les ruines de l'abbaye de Jumièges.
Compte-rendu...
Une heureuse modification au programme primitif permet de ne coucher qu'une nuit en route et de rentrer le lendemain soir. Les adhérents se rencontrent à la gare Saint-Lazare, Mardi 16 mai, pour partir par le train de 6h52 du soir. Groupés devant le guichet, ils se comptent et se recomptent : dix, au lieu de onze inscrits. On attend jusqu'au dernier moment et, à contre cœur, on décide l'abandon du retardataire. Mais, ô surprise, après une prompte ascension de l'escalier, on découvre dans l'immense salle des Pas-Perdus, le camarade égaré et sans ticket. Grâce à la promptitude de décision du Capitaine, à sa rapidité d'exécution et aussi à un bienheureux hasard, le billet peut encore être obtenu et les onze partants ont juste le temps de s'introduire dans le wagon-restaurant où, malgré un tel émoi, ils dîneront de bon appétit. Ce sont : MM. Berthon, Brault, C. Fédit, Ch. George, Huillard, Jacquin, A. Lemoyne, Comte de Lestrange, A. Rolland, G. Rolland, Rouchonnat.
A Rouen, où l'on arrive à 9 h 20, notre troupe s'augmente de deux collègues, venus par un autre train, M. le vicomte A. de Maupeou et M. le comte de la Villestreux. On se répartit dans deux des meilleurs hôtels de la ville où des chambres ont été prudemment retenues.
Tout
le monde debout le lendemain à
5h30 du matin; c'est la consigne. Malgré cette heure
aurorale, deux
ou trois Amateurs, aussi fervents que vertueux, trouvent moyen
d'emporter dans leurs petits châssis les deux faces de la
« Grosse
Horloge », voisine de l'hôtel et dont la puissante
sonnerie les a
tenus éveillés toute la nuit. Bénigne
vengeance. Deux voitures
suffisamment confortables sont à notre disposition
à 6h30; nous
allons chercher les collègues logés, sur le quai
et quelques
instants après, soyons précis, à 6h50,
a lieu le départ. On
parcourt la moitié de la ville, on s'engage dans la campagne
et nous
voici bientôt sur la côte ardue de Canteleu. Nous
la gravissons
pédestrement pour jouir, en nous retournant de temps en
temps, du
beau panorama de la vallée de la Seine avec, au loin, les
élégants
clochers de Rouen se silhouettant sur les coteaux bleuâtres
dans la
brume matinale.
Nous traversons la forêt de Roumare et, un peu avant 8h, nous sommes à Saint-Martin-de-Boscherville, canton de Duclair, à 12 km de Rouen. Ici on se détourne volontairement du chemin et, 400m plus loin, à gauche, on fait une courte halte à l'église Saint-Georges-l'Abbaye, fondée au XIIe siècle par Guillaume de Tancarville. Ce monument historique, bien conservé et restauré avec tact, est un intéressant spécimen du style roman et de l'architecture monastique. Nous regagnons la route de Jumièges. Elle suit la rive droite de la Seine, entre le fleuve et les hautes falaises à pic dans lesquelles sont creusées de chétives habitations. Nous passons par Duclair, pénétrons dans la presqu'île formée par une boucle de la Seine, puis, après avoir traversé Yainville, arrivons vers 9h30 à Jumièges (26 km de Rouen).
La
célèbre abbaye, bâtie en 654 par
Saint-Philibert qui en jeta les
fondements sur l'emplacement d'un ancien château romain, fut
détruite par les Normands en 841 et 851 et
relevée sous Guillaume
Longue-Epée. Charles VII y résida longtemps avec
la Dame de Beauté,
Agnès Sorel, qui y mourut.
Actuellement les ruines sont
encloses dans le beau parc du Château appartenant
à Mme
Lepel-Cointet qui fort gracieusement, sur la demande de notre aimable
introducteur, M. le Comte de Lestrange, a transmis aux gardiens
l'autorisation de nous laisser circuler et travailler en toute
liberté.
Splendides et pittoresques ruines ! Festonnées de
lierre et de plantes grimpantes, entremêlées et
couronnées de
sapins et d'arbres de toutes essences, ressortant partout sur une
inculte végétation, elles ont un grand
caractère de désolation et
de mélancolie et offrent au penseur, au poète,
à l'artiste, au
touriste, mille sujets de méditation, mille motifs de
tableaux et de
photographies. Elles se composent de trois églises
contiguës. La
principale, Notre-Dame, des XIe et XIIe siècles,
présente encore, à
l'occident, son portail flanqué de deux tours assez bien
conservées,
hautes de 52m ; elle était de vaste proportion et les restes
de la
lanterne, antérieurs au XIIIe siècle, qui se
maintiennent dans
les airs par un miracle d'équilibre, permettent de
reconstituer en
pensée la grande dimension du clocher central. Sur la droite
s'élevaient les deux autres églises : la Chapelle
Saint-Martin et
l'église Saint-Pierre, élégante
construction du XIVe siècle, à
fines colonnettes supportant des arcs en ogive. Le chapitre et le
dortoir étaient situés au midi. Ils
étaient séparés de la salle
des gardes de Charles VII par un cloître. Cette salle, qui
subsiste
encore, date du XIIe siècle et a été
remaniée au XVe ;
elle s'étend du nord au midi, à la hauteur du
porche de Notre-Dame.
On voit sur ses murs des restes de peintures à fresque, aux
tons
tranchants.
Extasiés, nous errons à travers les ruines,
cherchant à nous orienter. On a hâte de
déployer les appareils et
d'opérer. Mais, fortune contraire, une forte averse nous
oblige à
nous réfugier dans une jolie construction Renaissance,
partie
ancienne et partie moderne, qui fait face à l'Eglise
Notre-Dame.
C'est le musée. La famille Lepel-Cointet y a
réuni, classé et
présenté avec goût des
débris d'architecture et de sculpture
provenant des ruines. La pièce capitale est le,
Mausolée des
Enervés de Jumièges qui, suivant une
légende controversée,
auraient été deux fils de Clovis II et de
Bathilde, ou bien, selon
une autre version, Tassillon et Théodore, de
Bavière, enfermés par
Charlemagne dans le couvent. Quoiqu'il en soit, ces deux statues
tombales ne remontent pas au delà du XIIIe
siècle. Des faïences de
Rouen, des épis de faîtage en terre
émaillée de la vallée du
Pré-d'Auge, des tableaux anciens, des bois
sculptés, un meuble très
pur du XVIe siècle, quelques armures, etc., ont
été collectionnés
avec discernement par le fin connaisseur que fut M. Lepel-Cointet et
ajoutent par leur diversité à
l'intérêt du musée.
10h30. C'est l'heure du déjeuner préparé à l'hôtel Littré, à quelques pas des ruines. La pluie tombe toujours. Nous devrions être navrés. Point. A. R. en dépliant sa serviette trouve moyen de dire un mot très drôle; c'est chez lui une habitude invétérée. Un autre Collègue, émule de Mathieu Laensberg; explique qu'un ciel gris, uniforme, sans contours de nuages apparents, implique fatalement une averse continue. Nouvelle et heureuse faillite de. la Science! Au dessert, un rayon de soleil nous fait lever de table avec précipitation et nous ramène aux ruines où chacun se met au travail, à qui mieux mieux.
Excellente après-midi, rafraîchie par une seule ondée. Bon prince, le complaisant Soleil se montre et se cache alternativement, en vue de satisfaire-tous les goûts. Vers 4h, la lumière est éclatante, mais les provisions de plaques sont épuisées. En attendant le dîner, fixé pour 5h30, on fait une visite à l'église paroissiale, Saint-Valentin, des XIIe et XIIIe siècles, édifiée sur un plateau qui domine les ruines et la campagne. On déplore d'être désarmé, mais on reviendra. Dîner. — A.7h30, départ pour Rouen.
Même parcours que le matin. Nous
arrivons trois quarts d'heure en avance. A 9h44, nous montons dans le
train qui très exactement nous dépose
à Saint-Lazare à 11h35. Les
voyageurs harassés et fort aises de retrouver leur chez-soi
se
séparent au plus vite, mais non sans prendre le temps de
complimenter chaleureusement M. le Comte de Lestrange sur la
façon
supérieure avec laquelle il a organisé une des
plus admirables
excursions qui puissent être faites par des Amateurs de
Photographie
et non sans le prier de vouloir bien transmettre, leurs
sentiments:de gratitude et leurs sincères remerciements
à Mme
Lepel-Cointet.
Bulletin des la Société d'excursions des amateurs de photographie. 1899, BNF.
De
Rodom à la mer, onduleuse, la Seine,
En serpent argenté, déroule ses anneaux,
Arrose les grands prés, caresse les coteaux,
Et passe, calme, avec des allures de reine,
Devant Jumièges.
Là, de l'Abbaye hautaine,
Les deux robustes tours que hantent les corbeaux,
— Débris des jours passés
liés aux jours nouveaux, —
Veillent sur la forêt, sur le fleuve et la plaine.
Nid de ronces, l'abside en ruines, le soir,
Quand la lune blafarde estompe le ciel noir,
Regarde se dresser leurs masses grandioses ;
Et sous les pans d'arceaux par le temps réservés,
Quand il rame de nuit, le vieux pêcheur d'aloses
Voit, fantômes muets, errer les Énervés
!