Par Laurent Quevilly
Voilà une bien belle curiosité. En 1871, Jumièges se choisit pour maire... un Italien ! Nous étions pourtant encore bien loin de la Communauté européenne.

Gênes,
la ville d'origine de Jean Lanata. Lors de sa naissance, cette
République était annexée à l'empire
français. A la chute de Napoléon, elle fut
rattachée au royaume de Sardaigne sous la coupe d'un gouverneur.
Jean Lanata est né à Gênes, paroisse de Saint-Etienne, le 7 octobre 1810. Comment diable en est-il arrivé à s'établir à Jumièges ? Mystère. Toujours est-il qu'à 23 ans, ce marin italien se rendit propriétaire à Jumièges tout en gardant un pied dans son pays. Ainsi en témoigne le document suivant...
Etude Me Leboucher, notaire à Jumieges Purge d'hypothèques légales Aux
termes d'un cahier de charges et d'un contrat y faisant suite dressés
par Me Leboucher, notaire, les dix-huit août et treize septembre mil
huit cent trente-trois, enregistrés, Dame Marie-Jacqueline Giton,
votive du sieur Pierre-Valentin Bouttard, sans profession, domiciliée à
Jumiéges, hameau de Conihout, et le sieur Guillaume-Tranquille Emare,
journalier et dame Rose-Anastasie Bouttard, son épouse, demeurant
ensemble à Saint-Pierre-de-Varengeville, ont vendu à M. Jean Lanata,
marin, natif de Gênes, où il est domicilié, une cour bâtie, close et
plantée ainsi qu'elle est, et deux pièces de prairie, le tout situé à
Jumièges, hameau du Conihout, contenant environ quatre-vingt-douze ares
cinquante centiares, moyennant la charge du service de deux rentes
annuelles et perpétuelles, la premiere de quatre-vingt-dix francs, et
la seconde de dix francs.
Avant d'appartenir aux dames veuve Bouttard et Emare, les immeubles ci-dessus désignés avaient étés possédés, en tout on en partie, par : 1° Pierre-Valentin Bouttard sus-nommé ; 2° Etienne Bouttard, cultivateur, demeurant a Jumiéges, hameau d'Heurteauville et 3° Pierre Bouttard, père du dernier nommé, décédé audit lieu de Jumieges, hameau d'Heurteauville... |
Il se marie
Cette accession à la propriété, si jeune, si loin de ses bases, supposent une certaine aisance. Six ans après cette acquisition, le 20 juillet 1839, Jean Lanata se marie. On le dit toujours marin et propriétaire au hameau du Conihout. Dans sa ville d'origine, ses parents sont décédés. Sa mère, Thérèse Marini, est en effet morte le 22 mai 1824, son père, Jean-Baptiste Lanata, le 14 juillet 1836. Ces renseignements sont portés sur l'acte de mariage et les prénoms de Giovanni Battista et Teresa auront été sans doute francisés.
Le jour de ses noces, Jean Lanata a pour témoins et amis Augustin Gosse, l'écrivain public de Jumièges et Adolphe Nestor Fiquet, cafetier à Duclair. L'Italien prend ce jour-là pour épouse une enfant du pays de quelques mois son aînée. Son épouse ne peut pas avoir un nom plus jumiégeois. Elles s'appelle Deconihout ! Hortense Eugénie Deconihout... Elle est née le 19 mai 1810 de Jean-Pierre Deconihout, pêcheur et propriétaire et de feue Catherine Victoire Vastey, apparentée à la fameuse famille du baron de Vastey mais, dans la famille, on ignorait sûrement tout de l'histoire d'Haïti. Les témoins de la mariée sont Pierre Deconihout et Edouard Vastey, tous deux oncles de l'épousée, tous deux pêcheurs.
Naturalisé Français
Jean Lanata fut naturalisé Français le 30 janvier 1841. Il bénéficiait ainsi d'une mesure royale toute fraîche. S'il se décida à abandonner sa nationalité italienne, c'est que son épouse allait bientôt accoucher. Le 17 juillet 1841 naquit en effet Eugénie Adèle Lanata. Ce sera la seule et unique enfant du couple. Le grand-père maternel assista à l'accouchement et c'est lui qui présenta l'enfant au maire. Les temoins civils furent encore une fois notre écrivain public et le garde-champêtre, François Tropinel. Eugénie Lanata allait épouser plus tard Amand Mustel et s'établir à Flancourt, dans l'Eure.
En 1851, à 40 ans, Jean Lanata est recensé au Conihout en qualité de capitaine de navire. Il vit avec femme et fille sous le toit de son beau-père, rentier de 68 ans.
Elu maire
Le plus étonnant dans cette histoire, c'est que Jean Lanata fut élu maire de Jumièges. En 1871, Aimé Lepel-Cointet, propriétaire de l'abbaye était aux commandes de la municipalité depuis onze ans et avait traversé tout le Second empire. Agé de 75 ans, il finit par démissionner en compagnie de son adjoint, maître Bicheray, le notaire.
Les 27 et 30 juillet, le préfet écrivit donc au conseil municipal afin qu'il procède à l'élection d'un nouveau maire. Le 3 août, il se réunit sous la présidence de Lepel-Cointet, premier conseiller municipal inscrit. Il y a autour de la table MM. Bicheray, Boutard, Saint-André, Decaux, Philippe, Poisson, Chrétien, Auguste Cabut et Simon Cabut enfin Jean Lanata. Surprise: dès le premier tour de scrutin, Jean Lanata obtient huit suffrages devant Chrétien, trois voix et Simon Cabut, une seule. Aussitôt, Jean Lanata est proclamé maire de Jumièges.
On vote ensuite pour désiner son adjoint. Decaux obtient cinq vois, Chrétien trois et Boutard deux. Il y a un bulletin blanc. Aucun candidat n'ayant obtenu la majorité des suffrages, on procède à un second tour qui donne le même résultat. Au troisième tour, Honoré Decaux obtient cette fois sept voix contre quatre pour Chrétien.
Oui, étonnante cette élection car notre Italien, malgré toutes ces années passées en Normandie, gardait forcément l'accent de ses origines et l'étranger avait bien du mal à se faire accepter, fut-il naturalisé. Il faut relire le Journal de Rouen de l'époque qui distille des propos ouvertement xénophobes à l'égard des Tsiganes. Mais Latana avait manifestement l'estime de ses colistiers. Il ne siégeait que depuis trois an et occupait la sixième place sur le tableau du conseil comptant en tout onze élus. Sa fortune était évaluée à 1.500 F. Decaux, lui, siégeait depuis deux ans et occupait la dernière place du tableau. Son bien s'élevait à 2.000 F.
Le mandat de Jean Lanata dura peu et ne fut marqué par aucun événement notable. Si ce n'est, en juillet 1872, le rétablissement à Jumièges du pélerinage des gens de Bliquetuit. Une procession ancestrale qui avait été interrompue en 1793. Cet événement attira un grand concours de peuple et le curé de Jumièges était alors l'abbé Provost, auteur d'un ouvrage sur saint Valentin. En juin 1872, Lanata signa l'acte de décès de son illustre prédecesseur, Lepel-Cointet, qui fut inhumé au Père-Lachaise, sans doute accompagné d'une délégation de Jumièges. En août, l'Ampère vint de Rouen pour récupérer un cable immergé à Jumièges durant la guerre franco-prussienne.
Lanata mourut en fonction le 22 septembre 1872. Il avait 62 ans. Son gendre déclara le décès en mairie et compagnie de Jean-Valentin Lambert, 52 ans, voisin des Lanata. Honoré Decaux, son adjoint, signa l'acte de décès. Un mois plus tard, on nommait Simon Cabut qui, lui aussi allait mourir très vite...
Laurent QUEVILLY.
Post Scriptum
On aimerait en savoir plus sur la famille de Jean Lanata à Gênes. Lanata est un nom répandu dans ce port, il a notamment donné un cardinal, Giovanni Battista Lanata (1849-1902), dont l'ancienne résidence d'été produit toujours un vin portant ce nom de famille . On note également une rue Giovanni Battista Lanata.
Sources
Journal de Rouen
BMS de Jumièges.
Document 3M1072, numérié aux ADSM par Josiane Marchand et Jean-Yves Marchand.