Mille ans ! Durant plus de mille ans, les moines ont défilé à l'abbaye de Jumièges. Les tout derniers nous sont parfaitement connus. En revanche, ce que l'on sait moins, c'est que des religieuses ont réinvesti un temps le lieu...

L'enseignement confessionnel a une longue histoire à Jumièges. A la Révolution, une institutrice, religieuse de son état, était encore entretenue par l'abbaye. 89 l'en chassa. On demanda alors au curé de la paroisse, l'abbé Adam, de remplir les fonctions d'instituteur. Ce qu'il refusa. Du coup, son presbytère fut vendu avec les biens nationaux et c'est ainsi que Jumièges en fut longtemps dépourvu. En revanche, la République ne tarda pas à créer une école publique. Les premiers maîtres d'écoles sont Jean Le Roux, Delarue, Gentais dont la maison sera détruite par l'effondrement d'un mur de l'abbaye... Au cours du XIXe siècle, on verra se succéder plusieurs instituteurs exerçant dans des conditions précaires...

L'asile de Jumièges
C'est dans les années 1870 que Mme Lepel-Cointet, dite Mme Eric, héritière de l'abbaye, réintroduisit une congrégation dans l'enceinte de sa propriété. Non pas pour la livrer à la vie monastique. Mais pour diriger une école maternelle dans un bâtiment édifié sur ses terres. Dans le pays, on la désignera sous le nom d'Asile de Jumièges et elle sera gérée par la communauté de Sainte-Marie de Torfou.


La maison-mère des religieuses affectées à Jumièges.

En 1878, l'asile de Jumièges, qui fonctionne grâce à la charité publique, accueille déjà 80 enfants et est cité en exemple par le conseil général. L'école des sœurs entre donc en concurrence avec celle de la République et pourtant, dans ses mémoires, Sever Boutard, ancien maire, n'évoquera jamais cette institution. En revanche, il nous apprend que dans les années 1880, le maire de l'époque, Achille Grandchamp, oncle de Maurice Leblanc, fit bâtir une école de fille sur ses propres deniers. 
















La congrégation de Sainte-Marie de Torfou a été créée en 1823 par l'abbé Charles Foyer, un ancien capitaine de l'armée catholique et royale et curé de Torfou, bourg situé à la limite de trois départements : Maine et Loire, Vendée, Loire Atlantique.

Sa vocation ? soigner les déshérités, éduquer les jeunes filles... Très vite, des écoles vont voir le jour dans ces trois départements. A partir de 1862, les religieuses investissent des diocèses plus éloignés, notamment ceux de Rouen et d'Evreux où la congrégation est toujours présente.
Le cardinal visite l'asile

Le 30 avril 1901, Mgr Fuzet vient visiter l'abbaye. Voici le compte-rendu du bulletin du diocèse: « La réception, à Jumièges, ne manque pas de pittoresque. Voici trois confréries de charité aux costumes de couleur variée. Quelques-uns de leurs membres portent le dais, en grande parure de fête. Procession nombreuse et brillante, souhaits de bienvenue offerts en termes heureux par M. le Maire (Sever Boutard), présence du conseil municipal, cérémonie bien organisée.

         « Dans la soirée, Monseigneur contemple les fameuses ruines de l'abbaye. Si on l'osait dire, il inspecte en connaisseur toutes les pierres. Le musée aussi est examiné par lui, en détail, avec le plus vif intérêt. Toutefois, il faut se hâter. C'est de la mort que ces ruines, si admirables soient-elles...
La prise d'habit des quatre premières sœurs de la congrégation vue par une bande dessinée.

A côté, voici de la vie. Non pas ces rameaux qui fleurissent dans l'enchevêtrement des ogives, mais cet asile de petits enfants, là, créé par Mme Lepel-Cointet, la noble bienfaitrice. Il faut l'aller voir. Il est admirablement organisé; vrai nid d'oisillons, qui pépient dans les meneaux, les colonnes, les sculptures effritées, à deux pas de la tour en lézardes. Monseigneur bénit paternellement ces petits, qui le complimentent de façon exquise. Avec eux il bénit aussi les dignes religieuses de Sainte-Marie de Torfou, par lesquelles est dirigée cette œuvre charmante. »

La liste des sœurs

En 1901, voici la composition de la communauté. Dans un logement se trouvent Marie Clémenceau, supérieure, 46 ans, congréganiste. Elle est née en 1854 au Fief-Sauvin, Maine-et-Loire. une institutrice de 35 ans, Marie Loussier, née à Marens en 1865, trois autres congréganistes : Marie Coiffard, 28 ans, Léontine Hervouet, 25 ans et Rosalie Blingeau, 24 ans.

Dans un logement voisin se trouvent Marie Jourdain, 45 ans, Augustine Jourdain, 55 ans, sa sœur sans profession et enfin Charlotte Thuillier, 10 ans, pensionnaire. Cette maison est proche de celle d'un vieux jardinier employé par Mme Lepel-Cointet, Louis Beauquin, 80 ans, qui vit avec sa femme et sa nièce.


Fermée d'autorité
Mais nous sommes alors en pleine guerre de religion.
Effet de la loi Combes, le 13 juillet 1902, la Supérieure des religieuses dirigeant l'école maternelle libre de Jumièges reçoit du préfet l'ordre de fermer son établissement sous huit jours et de se retirer avec ses sœurs au siège de sa congrégation. Aussitôt, le diocèse de Rouen s'insurge :
«Le terrain, la construction, l'aménagement, l'ameublement, n'ont pas coûté un centime à la commune. Depuis cette époque, Mme Lepel-Cointet a payé de ses deniers les institutrices qui ont successivement dirigé son asile. Ces institutrices sont réellement ses employées puisqu'elle les loge et leur paie des émoluments pour un travail déterminé. 



En février 1902, les conseils municipaux sont appelés à délibérer sur les autorisations à demander au gouvernement concernant les congrégations établies dans leur commune. Dans le canton de Duclair, à l'uninimité, les élus du chef-lieu formulèrent un avis favorable pour le maintien des religieuse de l'hospice. Même attitude à Saint-Paër et au Paulu en faveur des religieuses de l'école communale. A Varengeville, unanimité à l'égard de l'institutrice communale, religieuse d'Ernemont. Unanimité encore  pour les sœurs de la Miséricorde tenant l'école-ouvroir de La Fontaine. On notera au passage que la congrégation de Torfou tient aussi une école à Mont-Saint-Aignan et, depuis 1892, un pensionnat de jeunes filles à Monville.

A l'asile tous les enfants sans distinction étaient non-seulement admis, recueillis, soignés, instruits, mais encore presqu'entièrement nourris. Ces temps derniers ils étaient au nombre de 65. De plus, une religieuse était chargée de visiter les malades et de leur délivrer gratuitement des médicaments... »

La mémoire courte du Préfet

Le Journal de Duclair ajoute une constatation piquante. Il rappelle que le préfet, Georges Mastier, qui vient de donner l'ordre de fermer l'asile, a été, quelque 25 ans plus tôt, précepteur des enfants Lepel-Cointet. « c'est-à-dire l'instituteur libre et privé, aux gages de la famille Lepel-Cointet, dans les mêmes conditions que les religieuses qu'il fait partir aujourd'hui. »

Lorsque paraît cet article, Georges Mastier est préfet de la Seine-Inférieure depuis deux ans et s'apprête à quitter le département pour les Bouches-du-Rhône. Auparavant, il a été conseiller d'Etat, directeur de l'administration départementale et communale au ministère de l'Intérieur. L'homme est né à Paris le 24 décembre 1853. Pour le Bulletin du diocèse, c'est dans l'enceinte même de l'abbaye que Mastier aurait été précepteur des enfants de Mme Eric. Marie-Madeleine et née en 1865, Marie-Anne vers 1869. Notre préfet aurait donc exercé ces fonctions dans les années 1880, avant la trentaine, ce qui correspond aux affirmations du Journal de Duclair.

La fin de l'asile

En 1902, avec la fermeture des écoles congréganistes, les quelque 300 religieuses de Torfou choisissent la sécularisation pour poursuivre leur sacerdoce et contourner l'interdiction d'enseigner. Forte de 800 religieuses réparties entre 130 établissements, la congrégation de Torfou s'attire ainsi les foudres anticléricales...

Mais les sœurs relevées de leurs vœux demeureront à l'abbaye de Jumièges. En 1906, elles portent le titre de gardes-malades. Marie Clemenceau est toujours à leur tête. Marie Cosset est née en 1874 à Saint-Hilaire-des-Loges, en Vendée, Bernadette Loussier, née en 1875 à Chazé-sur-Argos, dans le Maine-et-Loire. Enfin Marie Loussier porte toujours le titre d'institutrice privée. Sa plus proche voisine est Mme Leclerc, l'institutrice publique...



En août 1903, le diocèse publie la liste des écoles catholiques fermées. Dans le canton de Duclair, on note celle de Bardouville, tenues par les sœurs de Saint-Aubin, celle de Quevillon, tenue par les sœurs de la Providence.
A Rouen, la cour d'appel confirma l'acquittement des quatre organisateurs de l'école sécularisée de Quatremare, près de Louviers : Mlles Séjourné et Delanoë, sécularisées de la congrégation de Torfou, Mme Ménard, la sœur supérieure de cette même congrégation, enfin M. Andressel, industriel à Louviers, propriétaire de la maison d'école.

Durant Grande guerre, en juillet 1915, nos sœurs voient venir à elles Mme Ponty, une agricultrice dont le mari est mobilisé et qui s'est grièvement blessée en travaillant aux champs. Chez Mme Eric, elles lui prodiguent les premiers soins en compagnie de l'abbé Lequy, curé de la paroisse.
En juillet 1921, Mgr de la Villerabel, nouvel archevêque de Rouen, vient encore visiter l'asile de Jumièges où il est reçu par Mme Lepel-Cointet et Sever Boutard, fils, maire de Jumièges:

"La journée, déja bien remplie s'acheva par la visite à la Maison des œuvres confiées aux excellentes Religieuses de Torfou, et par la contemplation du spectacle grandiose qu'offraient les grands pans de murs et les tours délabrées de l'abbaye, à cette heure calme du soir, sous les rayons du soleil couchant. Ici et là, Monseigneur l'Archevêque fut heureux de trouver madame Lepel-Cointet, propriétaire et gardienne éclairée des ruines, insigne bienfaitrice des œuvres..."

Mme Eric est décédée en 1931.


Sources

Journal de Rouen, Journal de Duclair, Le Bulletin du diocèse de Rouen, juillet 1902, août 1903. Journal Le XIXe siècle, 1er janvier 1903.

L'histoire de l'Asile de Jumièges reste à écrire. N'hésitez pas  à la compléter.


 

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