Angélique Rose Lambert est morte. Tuée par Valentin Porgueroult. Va-t-on le confondre ? Terrassé de douleur, le père de la victime a porté plainte. La procédure est lancée...
 


Le lundi 2 juin 1749, au palais abbatial, Delamarre va entendre les témoins du drame, convoqués là par le sergent Le Bourgois. Le bailli sera assisté cette fois du notaire royal, Robert Durant. Les auditions commencent tôt le matin.



"J'ai la tête cassée !..."

Le premier à comparaître est Pierre Duquesne, laboureur au Conihout, 64 ans.  "Ce dimanche-là, vers les 5h du soir, j'étais dans la masure à Pierre de Conihout. Plusieurs enfants jouaient le long de la rivière. Oui, y avait bien le second fils de Valentin Porgueroult et la fille de Valentin Lambert. Leur âge ? 9 ou 10 ans. Soudain, j'ai entendu la fille Lambert crier: Ah! J'ai la tête cassée ! Et elle mettait sa main comme ça pour montrer l'endroit où qu'elle avait été frappée. Elle a prononcé encore quelques paroles entrecoupées. Et elle est tombée aussitôt dans les bras de sa mère. Morte... Y avait là beaucoup de monde. J'ai entendu dire que c'était le fils cadet de Porgueroult qu'avait jeté une pierre à la fille Lambert avec une fronde."


"Ces éfants sont très méchants"

Pierre Renault, laboureur, la quarantaine, n'a rien vu du drame. Mais il est arrivé aussitôt dans la "court" de Pierre de Conihout: "J'ai vu la fille Lambert couchée dans l'herbe et j'ai entendu dire que c'était le fils cadet de Valentin Porgueroult... Ses éfants sont très méchants, vous savez. Y insultent, Y maltraitent tous les jours tous les enfants du voisinage. Y a de ça à peu près un an, j'ai même dû venir au secours d'un des miens que le cadet avait foutu par terre. Il était juqué sur lui et l'assommait de coups..."


"Où qu'est mon p'tit frère !"

 
 Pierre Poullain, journalier, 24 ans: "Moi, j'étais dans la masure voisine à celle de Conihout. Et j'ai entendu un tel raffut que je me suis approché. La fille Lambert était dans les bras de sa mère et  parlait plus. Alle a seulement j'té un ou deux soupirs. Et pis elle est morte. Les gens disaient que c'était le fils cadet des Porgueroult. Au même moment, l'aîné est arrivé en criant: Ma sœur ! Ma sœur ! Ou qu'est mon p'tit frère ! Y vient de tuer la fille à Lambert!"

 André Le Coq est tonnelier au hameau du Conihout. Il a 46 ans. Lui, il ne parlera pas. Durand note que cet homme n'a aucune connaissance des faits.

"Queques gouttes de sang"


 Voilà Nicolas Boutard, jeune laboureur de 23 ans. C'est chez lui que l'on a transporté dans un premier temps le corps de la petite morte. "Après vêpres, j'étais rentré chez moi. Quand j'ai entendu des cris. Arrivé dans la masure à Conihout, la petite Lambert était déjà étendue morte, dans l'herbe. Mais a jetait encore queques gouttes de sang du nez ou de la bouche. Tout le monde disait que c'était le fils à Porgueroult..."

"J'étais à herser de l'orge..."
Pierre Duquesne, fils de Valentin, a 24 ans. Il est charretier chez la veuve de Pierre Boutard. "Après vêpres, on était qeques-uns sur le quai à Valentin Herpin, tout près de la masure à Conihout. J'ai été surpris d'entendre crier. Y disaient que le fils Porgueroult venait de tuer la fille à Lambert d'un coup de fronde. Je me suis mis à courir  et j'ai vu la fille couchée sur l'herbe. Alle a encore remué un peu. Et pis elle est morte à l'instant. Non, j'ai pas vu de pierre ni le fils à Porgeroult. Mais je sais qu'y sont accoutumés à se servir de frondes.
Pas plus tard que la veille, j'étais à herser de l'orge dans la campagne quand je l'ai vu me lancer une pierre. Je pensai en être frappé. Mais l'coup a porté contre le collier de mon cheval...





"Y voulaient tuer la Bisson"

La déposition de Jean Perrier, domestique de 28 ans chez Augustin Boutard, ne fera que confirmer tous ces faits. Il ajoute: "une semaine avant la mort de la fille Lambert, y z'ont dit à Marguerite Bisson qu'y la tueraient.  Y jettent même des pierres sur nos arbres fruitiers, y cassent les branches et ont manqué de frapper plusieurs fois Augustin Boutard. Même depuis la mort de la fille Lambert."

"Y risquent de tuer..."

Domestique lui aussi chez Augustin Boutard, Adrien Dubosc, 26 ans, confirme lui aussi pour les arbres brisés. "Y risquent d'estropier ou même de tuer les allants et venants. Y vont même dans la campagne en insultant sans arrêt les éfants des vésins."

"Y s'enfuyait..."

Madeleine Lefrançois, 22 ans, domestique chez Jacques Duquesne. Elle était du groupe des fidèles revenus des vêpres et qui s'étaient retrouvés dans la masure de Valentin Herpin. Même témoignage. "J'ai vu la fille Lambert entre les bras de sa mère qui portait la main à sa tête pour montrer l'endroit où qu'elle avait été frappée. Et elle morte à l'instant. Dans le même temps, j'ai vu le fils Porgueroult qui s'enfuyait vers la maison de son père."

"Tout le linge a été perdu"

Marguerite Bisson, 14 ans, domestique chez Augustin Boutard, n'était pas là. Mais oui, les Porgueroult se servent souvent de frondes, oui, ils terrorisent tout le monde. "Une semaine avant, y m'ont menacé de me tuer à coups de pierres. Y m'ont poursuivie en m'en jetant d'abord à la main. Puis avec leurs frondes depuis la barrière de la court à Pierre Renault jusquà la masure d'Augustin Boutard.
Y'a huit jours, tout le linge de lessive des Boutard et le nôtre était étendu sur la haie pour sécher. Y z'ont jeté de la boue très noire dessus avec une pelle. Tout le linge a été perdu."





La fureur de Lambert

Un qui, après vêpres, était encore chez Herpin, c'est Valentin de Conihout, un journalier de 15 ans. Alors, il a forcément vu la même chose. Mais lui, a entendu l'aîné dire à son frère de s'enfuir pour éviter la fureur de Valentin Lambert. "Ce qu'il a fait en courant vers la maison de son père."

"Y l'a déjà voulu tuer"

Chez Herpin, revenant de l'église, il y avait aussi Etienne Cottard, fils d'Etienne, du Mesnil, 18 ans. Lui, il était le long de la haie de séparation et il a bien vu le fils Porgueroult jeter des pierres vers la Seine avec sa fronde. "Si j'ai vu celle qui a frappé la fille Lambert ? Non. Mais pendant qu'il en jetait, j'ai vu la fille tomber. A criait: "Ah! Mon Dieu! Je suis morte!" Sa mère est accourue et alle a voulu la r'lever. Alle est tombée. Trois fois de rang. Et alle est morte. Le père a voulu frapper le fils Porgueroult. Alors on lui a dit de se retirer. Ce qu'il a fait. Y l'a déjà  voulu en tuer d'autes..."


"J'ai cru qu'il allait mourir"

Bien remplie, la matinée allait s'achever. Il restait à entendre Pierre de Conihout, le propriétaire de la masure où s'est déroulé le  drame. C'est un homme de 53 ans, laboureur et marchand. Lui aussi était revenu des vêpres mais avait regagné directement sa maison. "Quand j'ai été surpris d'entendre crier Valentin Lambert et sa femme qui se désespéraient de la mort de leur fille... Je l'ai trouvée morte, étendue par terre dans ma court, entourée d'un grand nombre de gens. J'ai tout de suite vu qu'il n'y avait point de secours à donner à la petite fille. Alors, je me suis occupé à consoler Lambert qui faisait des contorsions. Tous ses membres se raidissaient. A tel point que j'ai cru qu'il allait mourir dans mes bras."

"On a essayé..."

L'après-midi, on entendit d'abord Geneviève Levillain, 24 ans, servante chez Augustin Boutard. Elle était des vêpres. Elle était de ceux qui étaient "à se divertir" chez Herpin. Qu'a-t-elle vu de plus? "La fille de Valentin Lambert, étendue par terre sans connaissance. On a essayé de lui desserrer les dents avec une faucille (?) puis un briquet à battre le feu. Et alle est morte. Comme tout le monde accusait le fils Porgueroult, il a disparu aussitôt. Dès le lendemain, il abattait les branches et les bourgeons des fruitiers dans la masure à Augustin Boutard. Son frère et lui insultent et maltraitent souvent les allants et venants."

"Y m'ont poursuivie"

Il ne reste plus qu'à entendre Marie Merre, 21 ans, servante elle aussi chez Boutard. En revenant des vêpres, elle passait devant la masure de Pierre de Conihout quand elle a entendu pleurer. Elle est entrée, a tout appris. Et elle aussi peut témoigner des mêmes exactions commises par les Porgueroult. Elle ajoutera simplement: "En revenant de tirer les vaques dans la masure de Maît' Grésil, je passais devant celle de Pierre Renault. Quand les frères Porgueroult ont quitté leurs occupations pour me poursuivre à coups de fronde jusqu'à chez mon maîte. Y z'y viennent tout le temps pour menacer et insulter Augustin Boutard, sa femme et nous autes, les domestiques."

Le mardi 3 juin 1749, jour d'audience à Duclair, le bailli décide de charger Valentin Porgueroult. Il devra être entendu le moment venu...


Les affaires continuent

En attendant, les affaires continent. Le 29 juillet 1749, trois mois après le drame, la justice revient sur le procès pour insultes qui oppose les Boutard aux Porgueroult. Boutard, le 22 février dernier, a obtenu un arrêt contre son ennemi juré. Alors, ce mardi 29 juillet, dans le brouhaha de la place du marché, on en donne lecture au premier étage des halles. Les intérêts de Boutard ne sont plus défendus par Maître Dubois. Mais par un certain Jean Pierre Nicolas Christophe Guéret. On en restera encore là dans cette affaire.

Et puis le sergent royal alla remettre à Valentin Porgueroult père une assignation à comparaître adressée à son fils.


L'interrogatoire du meurtrier

Plus de deux mois se sont écoulés depuis la mort d'Augustine Rose Lambert. Le 11 août 1749, au palais abbatial de Jumièges, le bailli va entendre enfin Valentin Porgueroult fils.

Delamarre est assisté de Robert Durand, notaire royal. Le gamin a apporté son extrait de baptême comme convenu. Il est né le 15 février 1740. Un meurtrier de 9 ans et demi !

— Tu sais quand la fille de Valentin Lambert a été tuée?
— Non...
— C'était un jour ouvrier ou un dimanche ?
— Un dimanche. A midi relevée... Ou sur les 4 heures de l'après-midi !
— Comment sais-tu que cette mort est arrivée, par quel accident ?
— Tout le monde a dit que c'était moi qui avait tué la fille Lambert. Je sais pas comment. On était dans la masure à Pierre de Conihout. Dans ma fronde, y'avait qu'une petite pierre, pas plus grosse que mon petit doigt !
— Et tu étais seul à jeter des pierres ?
— Non!
— Qui en jetait aussi ?
— Je sais pas...
— Après que la pierre ait été jetée et que la fille Lambert ait été blessée, ne t'es-tu pas enfui chez ton père ?
— Oui.
— Et qu'est-ce qui t'a obligé à fuir?
— Je suis parti de moi-même
— Que t'ont dit tes parents quand tu es arrivé ?
— Rien...
— As-tu couché chez ton père ?
— Bah oui !...
— Ton frère et toi, vous avez l'habitude d'user de frondes ou d'élingues !
— Jamais !
— La veille de la mort de la fille Lambert, tu n'as pas voulu blesser  Pierre Duquesne ?
— Mais non!


Il fond en larmes

Delamarre poursuit son interrogatoire sur d'autres faits. Le gamin se refuse cette fois à répondre. Il fond en larmes. Le bailli n'insiste pas. Le marmot a l'air vraiment très affecté. Alors, Delamarre cesse l'interrogatoire et l'on relit la déposition.
— Tous ces faits sont véritables ?
— J'en sais rien.
Le petit Valentin refuse la plume qui lui est tendue pour apposer sa marque. Delamarre lui rend son extrait de baptême.
Dans la journée, tout ceci fut transmis au procureur.


La douleur d'un père

Valentin Lambert, lui, était effondré. Maître Grésil, de bon conseil, prit alors la plume pour lui:

"A Monsieur le bailly de la haute justice de Jumièges, Yainville et Duclair, supplie humblement, Valentin Lambert, pauvre journalier demeurant en la paroisse de Jumièges, hameau du Conihout.
Et vous remontre qu'il vous auroit porté sa plainte contre Valentin Porgueroult, fils de Valentin, au sujet du meurtre de sa fille.
Vous auriez, Monsieur, bien informé de la pauvreté du suppliant, fait instruire le procès d'office et, comme il est persuadé qu'il doit être rapporté par les témoins que vous avez entendus que les enfants dudit Porgueroult insultent et maltraitent journellement tous les habitants du hameau du Conihout, qu'ils courent à coups de fronde ou d'élingue avec quoi  ils ont tué la fille du suppliant.
Comme par tous les arrêts et règlements les pères et mères sont responsables des délits de leurs enfants
que le suppliant a tout perdu lors de la mort de sa fille âgée de près de 9 ans qui luy rendoit autant de services qu'une servante, gardant ses vaches et sa maison dans le temps qu'il estoit à journée
et comme il est dû des intérests au suppliant, eu égard à l'âge de sa fille et aux services qu'elle lui rendoit, pourquoy il vous présente sa requeste:..."


Que demande Lambert, conseillé par Grésil ? une indemnisation de 300 livres. Mais aussi "que deffences seront faites aux enfants dudit Porgueroult insulter le suppliant et qu'il lui enjoint audit Porgueroult père de contenir ses enfants
desquels interests ledit Porgueroult père sera responsable aux termes des arrests du parlement pour les avoir souffert de servir de fronde
 seront à Monsieur le procureur fiscal à prendre telles conclusions qu'il jugera à propos tant par l'amende que les aumosnes et vous fairez justice."


300 livres. Voilà le prix d'une petite fille tuée. Lambert de demande pas la prison. Non. Il demande que le père Porgueroult contienne ses enfants. Son appel ne sera pas entendu. Car un nouveau drame va se nouer...


Épisode précédent L'agression du fils Renault


SOURCES

Recherche et numérisation aux archives départementales: Jean-Yves Marchand.
Transmission: Josiane Marchand. Transcription: Laurent Quevilly.





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