|
On
l'appelait le centenaire. Durant plus de vingt ans, un vieux monsieur
rendit la justice dans le canton de Duclair. Le XIXe siècle
était bien entamé. Et il avait
connu
Voltaire ! A Boscherville, il était si
âgé, notre juge de Paix, qu'il ne fit sans doute
pas la
route pour siéger
aux
halles. C'est plutôt
à Saint-Martin qu'il
exerça cette charge. Jean François Gabriel
d'Ornay y est
mort dans sa 106e année. Portrait d'un
étonnant
personnage...
Novembre
1834. Un groupe de notables piétine le cimetière
de
Saint-Martin-de-Boscherville. Le cercueil qui s'apprête
à
descendre en terre est celui de l'ancien maire du lieu. Il l'a
été à la fin du XVIIIe et les trois
premières années du XIXe. Cet homme, on le
surnommait "le
centenaire"... Et pour cause ! Il avait 105
ans, 3 mois et deux jours. Mais je laisse à
l'abbé
Tougard, mon lointain cousin, le plaisir de nous raconter sa vie...
1729
! C'est en 1729 que Jean-François-Gabriel d'Ornay est
né.
Il vit le jour à Rouen où son père y
était
procureur. Un père qui allait mourir bientôt.
Alors, le
jeune garçon perfectionne lui même ses
études et
obtient une licence à Caen. Aussitôt, il
prète
serment au Parlement. Le voilà avocat. Avocat et
passionné par le bouillonnement philosophique qui secoue
alors la
France. Il en dévore tous les auteurs et Voltaire domine ce
mouvement. C'est décidé: il rencontrera
Voltaire...
Le voyage chez Voltaire
Voltaire
était retiré à Ferney, où
la publication de son poème de la
Pucelle l'avait conduit par suite des allusions sanglantes qui s'y
rencontrent
à l'égard de Louis XV et de madame de Pompadour,
sa maîtresse. M. d'Ornay
voulut contempler les traits du prince des poètes ; cette
vue était un besoin,
une nécessité qu'il devait satisfaire. Le voyage
de Ferney était pour lui ce
qu'est celui de la Mecque pour un vrai croyant. Il s'impose des
privations; il
amasse les frais de son voyage ; son petit trésor est-il
à peine
suffisant, qu'il
part pour la demeure du philosophe, muni d'une lettre de recommandation
du marquis de Cideville.
Il
y arrive inconnu ; il entre dans un appartement où
étaient rassemblés plusieurs
jeunes gens occupés à faire des extraits par
l'ordre de Voltaire. Qui êtes-vous
et que demandez-vous, lui dit-on?
—
Voyageur, Français et Normand, je n'ai
d'autre désir que de voir le maître de ces
lieux.
Ce
langage intéressa les
secrétaires en faveur de l'étranger. Rien de plus
facile , lui répondirent-ils
; restez ici, M. de Voltaire y va venir lui-même chercher les
extraits qu'il
nous a demandés.
M.
d'Ornay s'assit à la table des travailleurs, et s'occupa
lui-même à les seconder. Voltaire arriva peu
après, et prit successivement les
notes dont il avait besoin. Parvenu auprès de M. d'Ornay, il
voit une figure
inconnue.
—
Qui êtes-vous, jeune homme, et qui vous a placé
là, lui dit-il ? Le
jeune voyageur répond de son mieux, en lui faisant
connaître le motif de son
voyage. Voltaire, quoique philosophe , était glorieux de sa
renommée; il fut
sensible à la réponse de ce secrétaire
improvisé, examina son travail, le
trouva bon, et le lui dit. Deux heures après M. d'Ornay
reçut une lettre
d'invitation à se présenter au château,
et fut ensuite admis aux soirées de
madame Denis, illustre compagne du génie de Ferney.
C'est
M. d'Ornay lui-même qu'il fallait entendre raconter
les détails de ce voyage ; rappeler les conversations
auxquelles il avait
assisté ; tracer les portraits des hommes qu'il avait
rencontrés : dans sa
bouche tous ces récits étaient palpitants
d'intérêt, et malgré les cent
années
qui pesaient sur sa tête, il savait, par le charme de son
élocution, si bien
reproduire toutes ces choses, qu'il semblait les avoir sous les yeux.
La Prusse, la Hollande, l'Angleterre...
Avoir
connu Voltaire et ne pas avoir vu le grand
Frédéric,
eût été laisser son voyage imparfait ;
aussi M. d'Ornay se dirigea-t-il vers la
cour de Berlin, où il vit le roi de Prusse.
C'était au moment où le philosophe
de Sans-Souci venait de se brouiller avec celui de Ferney. Cette
dispute de roi
et de poète occupait le monde littéraire
à cette époque.
La
Hollande fut aussi un objet d'exploration pour M.
d'Ornay. La patrie d'Érasme ne pouvait lui être
indifférente.
L'esprit
actif de mon respectable ami l'appelait à visiter
un pays riche en chefs-d'œuvre de tous genres ; aussi se
rendit-il en
Angleterre , où il puisa des notions précieuses
sur l'agriculture, le commerce
et les arts.
M.
d'Ornay connaissait toutes les illustrations
contemporaines ; il avait été admis dans leur
société ; mais sa mémoire
était
également ornée des beautés de
Virgile, d'Horace, de Lucrèce, et de tant
d'autres grands hommes de l'antiquité. Ne pas contempler
leur berceau, ne pas
voir ces immenses portiques qu'ils avaient
élevés, laissait dans son âme un
vide qu'il voulut remplir ; il résolut donc de visiter Rome.
Il fait part de
son projet à S. Em. le cardinal de La Rochefoucault, alors
archevêque de Rouen,
qui lui donna une lettre de recommandation pour le cardinal de Bernis,
alors
ambassadeur de la cour de France près le
Saint-Siège.
Il visite l'Italie
L'aimable
prélat accueillit M. d'Ornay avec beaucoup
d'égards ; il le présenta au
saint-père, qui donna l'ordre de lui ouvrir tous
les monuments particuliers, et le fit admettre chez plusieurs grands
personnages. Pie VI occupait alors la chaire de Saint-Pierre.
La
célèbre Corilla, qui avait longtemps fait
l'admiration de
toute l'Italie par ses brillantes improvisations , avait
quitté la scène du
monde et ne s'occupait plus de poésie : c'était
une merveille qu'il eût fallu
voir, mais il était bien tard. Que fait le cardinal
poète et ambassadeur? Il
organise une fête, y invite l'illustre improvisatrice ; elle
se rend à cette
invitation : on parle de poésie ; son éminence
s'y connaissait, comme bien vous
le savez ; Corilla redevient ce qu'elle était ; elle demande
un sujet à
traiter. M. d'Ornay lui donne pour thème les plaisirs qu'on
éprouve en voyage.
Jamais, m'a-t-il dit, je n'avais éprouvé un
ravissement semblable à celui que
je ressentis en entendant les vers de cette nouvelle Corinne.
Après
avoir séjourné plusieurs mois dans la patrie des
Césars, M. d'Ornay visita Naples , Florence et les
principales villes d'Italie,
et comme il rapportait tout à un but d'utilité,
il dressa pendant son voyage
des tables météorologiques
détaillées et comparées avec la
température de
France.
Il remporte un concours
La
Suisse, le Piémont, les provinces méridionales de
la
France furent également visités par M. d'Ornay.
Mais
dans l'intervalle de ses divers voyages, il ne restait
pas oisif; son imagination toujours active ne laissait
échapper aucune occasion
d'être utile à son pays, et de mettre à
profit les remarques qu'il avait faites
à l'étranger.
L'académie
de Caen mit au concours cette question : «
Quelles distinctions peut-on accorder aux
laboureurs, tant
propriétaires que fermiers, pour multiplier les
familles dans cet état utile
et respectable, sans en ôter la simplicité qui en
est la base
essentielle? »
M.
d'Ornay concourut. Son mémoire est rempli de vues,
grandes, sages, utiles; de plus, il respire l'amour de la patrie, ce
culte des
grandes âmes. Jugez-en par cette allocution
adressée à la France:
«
O toi, dont la prospérité fait l'objet de nos
ardents
désirs; toi, qui es pour moi ce que
Sparte, Athènes
et Rome étaient pour
leurs zélés citoyens! O ! ma
chère patrie ,
si les lois éternelles par
lesquelles tout se régit ne m'ont pas permis de cimenter de
mon
sang ton
bonheur et ta gloire, permets que j'acquitte ma dette de
citoyen,
en te consacrant ce faible tribut de mon amour. Le
cœur l'a dicté, ma main docile
s'est prêtée à ses inspirations.
»
L'indépendance
des idées y est aussi remarquable que la
vérité y est énergiquement
exprimée.
Après
avoir passé en revue la situation malheureuse des
cultivateurs français, et avoir mis en regard celle des
agriculteurs anglais,
hollandais, suédois et suisses, « si l'on me
demande, dit
M. d'Ornay, pourquoi
dans ces divers pays les paysans sont moins pauvres, moins
grossiers, moins ignoraris que les nôtres, je
répondrai : C'est parce que les lois les
protègent
; parce que dans ces heureux pays les fortunes sont
paisibles et assurées ; parce qu'il y est permis
d'être riche ; c'est parce
que l'infernal arbitraire ne les écrase pas et
qu'ils paient seulement en
proportion de leurs facultés ; c'est parce qu'un voisin
avide ou
jaloux ne
peut exercer légalement contre eux sa
cupidité ni
sa vengeance ; c'est parce
qu'un collecteur forcément cruel ne peut augmenter le poids
de
leur dette ;
c'est parce qu'un receveur avide , un seigneur orgueilleux,
un
privilégié
plus impertinent encore, un parvenu, le plus insolent de tous,
ne
peuvent
porter atteinte à leur fortune, les humilier, les battre,
les
dépouiller:
c'est, en un mot, parce que, à l'abri des lois, ils
jouissent
des plus chers avantages de l'humanité, la
propriété , la
sûreté, la
liberté. »
Ne
reconnaît-on pas à ce style le visiteur de Ferney.
Réfléchissons
surtout que ce mémoire était publié en
1765,
sous l'empire arbitraire du pouvoir absolu, qui souvent remerciait le
donneur
d'avis par un ordre d'emprisonnement à la Bastille.
M.
d'Ornay proposait de relever la condition des laboureurs,
en les faisant participer à l'administration des communes.
Ce mémoire remporta
le prix.
Plusieurs
fois couronné
Le
même auteur fut également couronné, en
1776 et 1777, par
la société d'agriculture de Lyon, pour divers
mémoires relatifs à
l'amélioration des routes.
Des
observations sur les abeilles, sur les vers-à- soie et
sur plusieurs autres sujets agricoles, prouvent combien M. d'Ornay
possédait la
science agronomique.
Un Essai sur la ville de Rouen
et sur les travaux faits et à
faire pour la plus grande utilité et le plus grand avantage
de cette ville,
démontre que les prévisions de l'auteur
étaient justes, puisque la plupart de
ses idées ont été depuis
adoptées.
Des
observations sur
la langue française font voir combien
M. d'Ornay désirait la préserver de
l'envahissement du mauvais goût.
Dans
son discours adressé aux élèves de
l'Ecole
polytechnique, il leur explique les devoirs qu'ils ont à
remplir envers la
patrie, et leur fait connaître l'utilité des
sciences qui leur sont enseignées.
|
|
Acteur de la
Révolution
Le
citoyen d'Ornay fut
élu président de la Société
Populaire de
Boscherville en 1794. Il était alors juge de
Paix. Les
séances se tenaient dans la ci-devant église et
il y eut
des cérémonies patriotiques auxquelles Mme
d'Ornay, née Marie-Madeleine de la Querrière
prétait son concours.
|
Mais
ce qu'il préférait surtout, c'était de
s'occuper de
poésie.
«
J'ai usé de tout et n'ai abusé de rien. »
NDLR:
Au commencement de la Révolution, la fermeté de
d'Ornay
empêche la destruction de l'abbaye de Boscherville dont il
est
maire de 1800 à 1802.
Retiré
à Saint-Georges-l'Abbaye, c'est là, au milieu
des champs et
des fleurs, qu'il aimait à invoquer le dieu des vers, qui
lui fut souvent
favorable.
A
quatre-vingts ans écrire ainsi, n'est-ce pas un
véritable
phénomène!
Mais
notre Anacréon moderne n'était pas au terme de sa
carrière. Douze ans plus tard,il fit paraître le
Voyage de la vie, pièce
charmante où l'on trouve mille traits de
gaîté et de philosophie.
Trois
ans après, il publia ses Adieux; il avait
quatre-vingt-quinze ans.
Quelle
délicieuse harmonie ! quelle force dans les idées
d'un homme presque centenaire! Dieu m'a oublié sur la terre,
et j'en profite,
mon ami, me répétait-il souvent.
|
|
Le
6 juin 1838, d'Ornay apparaît à la
séance publique de la Société
d'Emulation de Rouen. "Le
Nestor de la littérature normande, M. d'Ornay, qui comme
Fontenelle voit un siècle peser sur ses cheveux blancs et
dont
l'imagination a encore toute la fraîcheur du jeune
âge
prend place à la droite du président, M.
Déville." |
—Mais
qu'avez-vous donc, fait pour si bien vous
porter, lui disait un jour un interlocuteur?
— Comment,
répondait-il ? J'ai usé
de tout et n'ai abusé de rien.
Un
siècle pesait sur sa tête, et il
présidait encore une de
nos séances publiques. Son discours improvisé est
remarquable par la clarté et
l'élégance. Apprenait-il
que nous possédions dans nos murs un homme de
lettres distingué, vite, il y accourait pour le rencontrer.
C'est ainsi qu'il
assista aux soirées littéraires de Charles Durand.
Portrait de d'Ornay dans sa 96e
année par Hyacinthe Langlois.
Le 5
août 1831, je lui présentai Eugène de
Pradel,
l'improvisateur. M. d'Ornay récita des vers
français, latins , italiens , et
chanta la chansonnette au dessert. Pradel improvisa des couplets; mais
notre
poète centenaire ne resta point en demeure, il composa sur
le-champ la réponse
que voici :
Avant-hier
j'oyais cent deux ans,
Aujourd'hui je n'en ai que trente ;
De cette énigme embarrassante
Voici le mot et le vrai sens :
Un
nouvel
Amphion et ses enchantements,
Ou, si vous l'aimez mieux, Pradel et ses talents
Ont su me rajeunir.
Le charme va finir ;
Mais mon âme enchantée ,
En gardera longtemps la précieuse idée.
Plusieurs
années s'écoulèrent encore sans que sa
santé fût
sensiblement altérée. Peu à peu,
cependant, la vue s'éteignit.
Huit
jours avant sa mort, notre vieillard faisait sauter sur
ses genoux sa quatrième génération.
L'enfant prenait plaisir aux caresses de
son trisaïeul, et promenait légèrement
ses petits doigts sur le front ridé du
centenaire. Voyez, mes amis, fit-il observer à ceux qui
l'entouraient, les
deux extrémités de la vie se touchent : un
être qui entre dans le monde jouant
avec un autre qui en sort.
"Je ne crains pas la mort "
Mais,
hélas! tout doit avoir un terme. M. d'Ornay avait
plus de cent cinq ans, et quelques jours seulement le
séparaient de l'instant
fatal. II récitait encore des vers ; mais ils
étaient alors remplis de
tristesse et de mélancolie ; il sentait sa fin approcher.
« Je
ne crains pas la
mort, disait-il, mais
j'appréhende le moment du passage d'un
état a un autre.
Quatre
heures avant de mourir, il dicta à mademoiselle
Louise d'Ornay, sa petite-fille, qu'il nommait son Antigène
, une lettre pour
un de ses amis.
"Je
n'ai jamais rien sollicité de la nature
et
lui ai toujours accordé ce qu'elle m'a demandé"
Enfin,
le 25 novembre 1834, vers onze heures du matin, il
éprouve une chaleur intérieure ; il demande une
boisson rafraîchissante ; on la
prépare; on la lui présente... il
n'était plus, sa belle âme était
montée aux
cieux, sa dernière et éternelle
demeure.
Ainsi
mourut M. d'Ornay, le Nestor de la littérature,
poète
distingué, philosophe aimable, excellent ami, tendre
époux , bon père. Tel fut
celui dont nous déplorons la perte. Il était le
doyen de la Société libre
d'Emulation de Rouen, de l'Académie de la même
ville , de celle de Caen, de
Lyon, des Arcades de Rome, et de beaucoup d'autres
sociétés savantes. Il fut
successivement avocat, procureur du roi près le Bureau des
Finances, échevin de
la ville de Rouen, dont il fit planter une partie des boulevards ;
enfin, il a
été vingt ans juge de paix du canton de Duclair.
Si du séjour des bienheureux
il peut entendre la voix de l'amitié, que ses
mânes daignent accepter ce bien
faible tribut des tendres sentiments d'attachement que je lui portais.
Dans sa séance du 14 mars 1884, le conseil municipal de la
Ville
de Rouen décida de baptiser une rue nouvelle à
son nom,
reliant la rue de Darnétal à la rue Raboteuse.
SOURCES
Notice
historique
et biographique sur M. d'Ornay, par l'abbé Tougard,
Société d'Emulation de Rouen. C'est Tougard qui
nous
assure que D'Ornay a été vingt ans juge de Pais
du canton
de Duclair. Mais nous n'avons pas encore
déterminé
les dates exactes de son mandat.
La Normandie Littéraire
La Vigie de Dieppe
Nécrologie, 1er avril
1786.
La société a
perdu, dans sa 93e année, noble
Dame Françoise-Gabriel Foucques, veuve de M. Jean-Patrice d'Ornay,
décédé Syndic & Doyen du
Collège de MM. les Avocats de la
Cour des Comptes, Aides & Finances de cette Province, morte à
sa Maison de campagne,
à Saint Georges-l'Abbaye
le mardi 21 du
mois dernier.
Madame d'Ornay avoit
reçu de la nature une
constitution excellente, affermie encore par la vie paisible &
modérée qu'elle menoit ; un esprit sain & juste,
qu'elle avoit cultivé avec
soin ; une ame simple, pure & honnête, qui n'étoit ouverte
qu'à la vertu & aux sentiments qui honorent
l'humanité ; des goûts naturels & estimables, une
tranquillité de caractere
inaltérable ; une mémoire heureuse & richement meublée, qui lui
a fourni, jusques dans
les dernieres annees de sa longue vie, des
ressources précieuses pour elle-même &
pour ceux qui formoient sa
société, & pardessus tout un goût pour le
travail qui ne l'a
jamais quittée, & qui l'a preservé de ce
terrible ennui, ce fléau
destructeur de la société.
De si heureux dons de la Nature
avoient été
embellis & fortifiés par une éducation
recherchée. Inaccessible, par
principes & par caractere
aux petites passions qui agitent la société ; &
même aux grandes passions qui en éloignent, & qui jettent dans
l'ame les semences funestes
du chagrin & du remords, jamais elle ne s'est permis un mot offensant
ni une recherche indiscrete. Les ressources de
son expérience ; l'ascendant
que lui donnoit son âge, sa
raison & ses bonnes intentions connues, la rendoient la confidente, la
conciliatrice & l'arbitre
de son voisinage. Il étoit difficile de résister à son
éloquence tranquille, insinuante, aimable, soutenue de la force
toute-puissante de l'exemple ; & jamais on
ne la quittoit sans
être plus content d'elle & de soi-même. On
aimoit
en elle un esprit doux & fin, des moeurs antiques, un peu séveres,
mais simples & vraies, cette politesse franche
& naturelle des temps
passés. On alloit respirer auprès d'elle l'air salutaire de l'heureuse
liberté, de la douce paix,
de la vertu aimable. Elle a pu se louer de n'avoir jamais blessé
personne, d'avoir été utile à beaucoup, de
n'avoir pas perdu un ami.
Aussi jusqu'à ses derniers moments, à cet age, où trop
ordinairement on éprouve l'oubli & le
délaissement des autres, a-t-elle été
entourée de ses amis ; & sa fin a moins
été une
mort pénible & douloureuse, qu'une cessation d'existence, le repos de la
vertu, le sommeil
du sage, & l'exemple des ames religieuses. Elle emporte les regrets de
tous ceux qui l'ont
fréquentée ; mais surtout d'un fils connu par la sensibilité,
& dont la juste
douleur égale l'amour & le respect filial qu'il s'est fait le plus doux des devoirs
de lui témoigner
dans toutes les circonstances. Puisse ce
commerce réciproque des plus heureux sentiments dont l'homme puisse se
glorifier, recueillir le tribut d'estime qu'il
mérite, &
sur-tout avoir beaucoup d'imitateurs. Puissions-nous nous-mêmes avoir
souvent l'occasion de lui
rendre l'hommage public & sincere que nous
devons à tout ce qui porte les carateres sacrés de la nature
& de la vertu.
ANNEXE
ses
poésies
J'arrive
à mes Quatre-Vingts Ans,
Point trop fatigué du voyage
Puisqu'on ne peut fixer le temps,
Semons au moins des fleurs sur son passage.
On
dit que le cœur n'a point d'âge ;
On a raison. Malgré mes cheveux blancs,
Les plus doux sentiments sont encor mon partage.
Je
suis toujours sensible aux doux accents
De la touchante Polymnie,
Et cède aux charmes ravissants
De Melpomène et de Thalie.
Le
poète octogénaire décrit les plaisirs
dont il jouit
encore; puis s'adressant à Bacchus, Viens,
lui dit-il,
Puissant
ami de la vieillesse,
Grand consolateur des humains,
Dont la liqueur enchanteresse
Inspire en nos riants festins
Le
fin couplet, la brillante allégresse.
Viens chasser loin de moi les soucis, les chagrins ;
Mais amène avec toi, s'il se peut, la sagesse.
Dieu séducteur, je t'aime et je te crains.
Sur
l'emploi de la vie, le poète philosophe s'exprime ainsi
:
La
vie est courte et sur trois points repose :
Le passé, le présent, l'incertain avenir.
Le passé n'est plus rien, l'avenir peu de chose.
Le présent seul est tout, sachons en bien jouir.
J'ignore
si je dois encor
Voyager longtemps dans ce monde ;
Je me résigne sans effort,
J'attends dans une paix profonde,
Et n'appréhende point ce qu'on nomme la mort.
Qu'ai-je
à craindre du son approche?
J'ai fui le mal, j'ai fait le bien ,
De l'amitié j'ai
serré le lien.
Pour l'être pur et sans reproche
La mort n'est phis qu'un paisible sommeil,
Un doux repos qui n'a point de
réveil.
J'ai
chanté mes quatre-vingts ans,
J'étais jeune encor à cet âge !
J'avais
encor des goûts, des désirs et des sens ;
Quelques fleurs se montraient encor sur mon passage ;
Je croyais au bonheur, c'était presqu'en jouir.
Ce beau rêve est passé pour ne plus revenir.
Quelques instants de plus et ma tâche est finie....
Dieu ne nous donne point, il nous prête la vie,
Et quand il la réclame, il lui faut obéir.
Adieu,
riant séjour de ma paisible enfance ;
Adieu, temps fortuné de joie et d'espérance ;
Adieu, jardins fleuris ; adieu, gazons charmants,
Bien plus charmants encor à l'âge de vingt ans ;
Adieu,
doux entretiens, sage philosophie,
Qui, contre les chagrins, fléaux de notre vie,
Nous offrez constamment un obligeant appui
Et chassez loin de nous le redoutable ennui ;
Adieu
,
mes bons amis et mes bonnes amies,
Vous chez qui les vertus aux grâces sont unies ;
A la pure amitié bornant tous vos désirs,
Partagez mes douleurs et doublez mes plaisirs.
Adieu,
doux souvenirs ; adieu, tout ce que j'aime
II faut nous séparer : telle est la loi suprême.
Le moment du repos est enfin arrivé,
Vers de-plus grands objets je me sens élevé.
De ses liens mortels, bientôt
débarrassée,
Jusques à l'Eternel s'élance ma pensée
!
▲
Haut
de page
ANNEXE
Des
actes notariés d'août 1843 nous apprennent que
"Monsieur Gabriel-Christophe D'Ornay, propriétaire,
chevalier de l'ordre de Saint-Louis, demeurant en la commune de
Saint-Martin-de-Boschcrville, canton de Duclair, a vendu, moyennant un
prix total de cent soixante-quinze mille francs, (...) Une ferme
située en la commune d'Ardouval, canton de Bellencombre,
arrondissement de Dieppe, contenant environ cent deux hectares
quatre-vingt-seize ares cinquante centiares, exploitée par
les sieurs Fihuc et Auvray, et composée :
1° D'une masure plantée d'arbres fruitiers.
entourée de haies et fossés qui en
dépendent, édifiée d'une maison
d'habitation et d'exploitation, le tout contenant, y compris un jardin
et deux portions de futaie, environ neuf hectares quatre-vingt-huit
ares quarante centiares ;
2°
D'une pièce de terre en labour de quatre-vingt-treize
hectares huit ares dix centiares."
Avant
d'appartenir au vendeur, cet immeuble avait été
possédé (...) par :
1° Madame Marie-Madeleine Delaquerrière,
décédée, épouse de monsieur
Jean-François-Gabriel d'Ornay, juge-de-paix, du canton de
Duclair;
2° Madame Anne-Julie d'Ornay, veuve de monsieur Louis-Jacques
de Corbon ;
3° Madame Dorothée-Victoire Lenormand,
décédée à Ardouval, le
vingt octobre mil huit cent neuf, épouse de monsieur Nicolas
Gout, homme de loi, demeurant à Ardouval, aussi
décédé;
4° Monsieur Pierre-Jacques-François
5° Monsieur Christophe-Victor Fleury ;
6° François-Paul Grimoult ;
7° Monsieur Christophe Lenormand, et madame Marie-Anne
Letellier, père et mère de la dame Gout ;
8° Le gouvernement français.
Une copie collalionnée dudit acte de vente et
déclaration de command, a été
déposée au greffe du tribunal civil de Dieppe, le
vingt septembre mil huit cent quarante-trois, ainsi que le constate un
certificat de dépôt délivré
le même jour par monsieur Deslandes, greffier en chef dudit
tribunal.
Ce certificat a été notifié :
1° à madame Marie-Louise d Hoston, épouse
de monsieur Gabriel-Christophe d'Ornay, propriétaire,
chevalier de 1 ordre de Saint-Louis, avec lequel elle demeure
à Boscheville, et à ce dernier pour la
validité de la procédure...
▲
Haut
de page
|