Par Laurent Quevilly

C'était en 1425 sous l'occupation anglaise. Digne d'un film de cape et d'épée, une course poursuite mémorable trouva son épilogue sanglant sur le marché de Duclair. Road moovie...

Tout commence par une trahison. Un beau jour, dans la bonne ville d’Avranches, la servante du sieur Boutelier dérobe à son maître un anneau d’or et quelques écus. En secret, elle s’en va trouver aussitôt Vigner, habile orfèvre de la place, pour qu’il fonde le tout et en façonne un objet à son goût.

Mais cette transaction ne restera pas longtemps caché.  Quand elle parvient aux oreilles de Boutelier, il envoie sur-le-champ un gaillard de ses amis pour toquer à la porte du bijoutier et donner de la voix.

Jehan Pesemerffhe, c'est son nom, surprend Vigner dans son atelier et l’interroge sans détour. L’orfèvre balbutie. Oui, il a bien reçu de la ribaude un anneau et un écu d’or. Un seul. Pesemerffhe lui conte alors comment ils sont parvenus entre ses mains. Entendant cela, le receleur jure de ne pas quitter Avranches tant que l'affaire ne sera pas réglée. Pesemerffhe, satisfait de cette promesse, quitte la boutique confiant. Trop confiant...

Vigner n’est pas homme de parole. À peine Pesemerffhe a-t-il tourné les talons que l’orfèvre plie bagage et s’enfuit à bride abattue vers Rouen, abandonnant ses engagements. Et les bijoux qu'il laisse, chemin faisant, dans un hôtel de Saint-Lô. C'est là sa première halte et la route est encore longue.

Rattrapé vers Yainville


Avertis et furieux de cette fuite, Boutelier et Pesemerffhe décident de se lancer à sa poursuite, flanqués de 
Jehan Brisebon et Colin Sansonleurs robustes serviteurs. Leurs maîtres seront bienôt présentés comme des Anglais. Mais ne sont-ils pas plutôt des Normands sujets de Henry VI. Qu'importe ! Nos quatre compères quittent Avranches sous un ciel gris d’automne, l'épée au côté, bien décidés à retrouver le fuyard pour récupérer leur bien

Et l'orfèvre est rattrapé par son destin sur le grand chemin de Caudebec à Duclair. Si le hasard fait bien les choses, la formule ne se démentira pas ici. Songeons que pour un anneau et quelques pièces, nos cavaliers ont parcouru plus de 200 kilomètres par des chemins sinueux. Il leur aura fallu trois, voire cinq jours, pour ne pas épuiser leur monture. A leur départ d'Avranches, qui aurait parié sur leur chance de tomber sur Vigner ! C'est pourtant dans la plaine d'Yainville qu'a lieu la rencontre improbable. Boutelier, les yeux flamboyants de colère : « Où sont mon anneau et mes écus que ma servante t’a donnés ? Rends-les-moi ! » Vigner : « Hélas, je ne les ai point sur moi. Ils sont à Saint-Lô, dans l’hôtel où j'ai élu domicile » Boutelier, hors de lui, saisit les rênes de la situation : « Cette fois, tu ne m’échapperas pas ! » La tension monte comme une bourrasque. Des mots acerbes fusent entre les deux hommes. Bientôt les coups. Encerclé par ses quatre poursuivant, Vigner, sent le piège se refermer. Alors il tente de s’enfuir. Mais Boutelier bondit, agrippe la robe de l'adversaire, le fait chuter à terre et lui assène un horion au visage. Et lève encore le poing. L'orfèvre se débat comme un beau diable, sentant sa fin prochaine. Mais que faire. Trucider ce receleur entêté, c'est dire adieu à ses bijoux. Les deux combattants conservent assez de sagesse pour convenir d'un arbitrage de la Justice. Ensemble, ils prennent la route de Duclair.

Duel devant l'église



Des cris, des hénissements, des grognements de cochons. Nous sommes mardi, jour de marché, jour animé. On se presse autour des halles. Où donc est le sergent du Roi ? On indique sa position aux arrivants. Boutelier s’avance déjà dans cette direction, persuadé que Vigner le suivra. Quand l’orfèvre rusé profite de la foule pour s’y fondre et s’éclipser de la place du marché. Descendu de cheval, il dégaine son épée tout en courant vers l’église Saint-Denis, refuge inespéré. Pesemerffhe, vif comme l’éclair, se détache de ses trois comparses en lançant sa monture à la poursuite du bijoutier. Il le rattrape, il va l’immobiliser. Mais, acculé au mur de l'église, l'autre lui tranche de sa lame les nerfs de la main. Le sang gicle. Blessé mais obstiné, Pesemerffhe saute à terre, tire à son tour le fer du fourreau et riposte avec fureur. Cliquetis des lames, duel effréné. Vigner se défend avec l’énergie du désespoir. Le dénouement est proche...

Le Sergent à rude épreuve



Mais soudain, alerté par le tumulte, le sergent de Saint-Joyre écarte les curieux pour se frayer un chemin. Et l'homme d'arme parvient à séparer les combattants. Il met aussitôt tout ce monde en état d'arrestation. Et il a l'œil, l'agent du Haut-Justicier de Saint-Joyre, il a l'œil et le bon. Il voit bien que les plaies de 
Pesemerffhe sont profondes. Mais en aucun cas mortelles. Du coup, il accepte les gages de ces trois mousqueraires avant l'heure qui déjà étaient quatre. Ces lascars restent convaincus d'avoir pourchassé et agressé un orfèvre, fut-il receleur d'un vol commis par une chambrière indélicate. Ils promettent donc sur l'honneur de se soumettre à la Justice.
Vigner, lui, n’ayant personne pour se porter garant, sera conduit à Rouen sous bonne escorte. Une inégalité de traitement qui le met en furie.
Subitement, il s’empare du couteau d’un de ses gardes pour en frapper le sergent. Par miracle, la lame lui est arrachée à temps et brisée par l'un des intervenants. Dans cette lutte mouvementée, Vigner trébuche et dévale lourdement les marches d’un cellier. Grièvement blessé, il est ligoté de force et traîné jusqu’à Rouen. Arrivé le mercredi 19 septembre de l'an de grâce 1420, il survit jusqu’au samedi suivant, jour où terrassé par le mal, il passe de vie à trépas.

Epilogue

Comme convenu, les quatre autres furent aussi menés à Rouen. Là, Pesemerffhe jura à Pierre Poulin, lieutenant général du bailli, de demeurer à portée de main jusqu'à ce que la cause soit entendue. Implorant grâce et redoutant les rigueurs de la Justice, deux des Avranchais se terrèrent dans quelque asile religieux, les autres se fondirent dans le paysage. Tous craignaient de ne jamais revoir leur chère cathédrale Saint-André et d'être bannis du Royaume. Depuis Paris, le roi Henry VI leur accordera sa clémence le mois suivant.

Laurent QUEVILLY.
King Henry VI

La cathérale Saint-André d'Avranches

Le texte original



Cette affaire est l'occasion de savourer le vieux français en usage dans la Normandie sous occupation anglaise. Depuis la débâcle d'Azincourt et la prise de Rouen en 1419, nous sommes en effet les sujets du Roi Henry VI.


Rémission à deux Anglais et à leurs serviteurs, coupables d'avoir battu un orfèvre d'Avranches auquel ils réclamaient un anneau d'or volé à l'un d'eux par une chambrière.

Henry etc. Savoir faisons, etc., nous avoir receue lumble supplicacion des parens et amis charnelz de Jehan Pesemerffhe, Jehan Boutelier et Jehan Brisebon et Colin Sanson, leurs serviteurs, natifs de nostre pays et royaume d'Angleterre, contenant que come nagaires une chamberiere dudit Boutelier eust prins et osté audit Boutelier ung anel ou verge d'or et iij ou iiij escuz d'or, au desceu dudit Boutelier, son maistre, lesquelz elle eust portez et bailliez a Martin Vigner, orfèvre, lors demourant a Avrenches, où lesdis Pesemerffhe et Boutelier demouroient, pour les convertir en certain ouvrage qu'elle lui avoit commandé fere. Laquelle chose venue a la congnoissance dudit Boutelier, eust fait demander audit Vigner par ledit Pesemerfihe iceulx anel et escuz.
Lequel Vignier eust confessé audit Pesemerffhe que ladicte chamberiere lui avoit baillé ledit anel ou verge d'or et ung escu. Et pour ce icellui Pesemerffhe pour ledit Boutelier, qui estoit son ami et affin, eust dit audit Vignier que ledit anel et escu estoient a icellui Boutellier et que ladicte chamberiere les lui avoit ostes, que c'estoit raison que ilz lui feussent restituez. Lequel Vigner eust promis et accordé audit Pesemerffhe qu'il ne partiroit point de ladicte ville d'Avrenches jusques a ce que restitucion feust faicte de ce dont il lui faisoit demande ou que il y eust aucun appoinctement fait entre eulx et ladicte chamberiere.

Et ce non obstant, tantost après ledit Vignier se parti dudit lieu d'Avrenches, pour sen venir vers les parties de Rouen, sans avoir acompli sesdictes promesses. Lesquelz Boutelier et Pesemerffhe, après le partement dudit Vignier, partirent semblablement dudit lieu d'Avrenches, sur espérance deulx en venir audit lieu de Rouen, pour leurs afferes et besoingnes.
Et en venant audit lieu, trouvèrent d'aventure ledit Vignier entre la ville de Caudebec et Ducler. Auquel Vigner ledit Boutelier demanda se il lui rendroit point sondit anel et escuz que sadicte chamberiere lui avoit bailliez. Lequel eust respondu qu'il les avoit laissiez a Saint Lo, en son hostel, où il estoit a présent demourant. Et lors ledit Boutelier lui dist ces paroles, ou semblables en substance, que il ne lui eschapperoit pas jusques a ce que lui eust baillé plege de lui rendre sondit anel et escuz.

Et sur ce, se feussent meues parolles entre eulx ; pour lesquelles ledit Vignier se feust essoyé de soy enfuir et eschapper de ladicte compaignie. Et lors ledit Boutellier fut prins par sa robe telement que il leust fait cheoir de dessus son cheval a terre, et si fery de son poing par le visage ledit Vignier, en le prenant par sadicte robe. Et après pluseurs autres parolles dictes entre eulx, eussent esté d'accord de venir par devers aucune personne de justice, pour avoir chascun seurté de ce dont ilz descordoient.


Et sur ces termes feussent venuz ensemble jusques en la ville de Ducler, a iiij lieues près de Rouen; auquel lieu ilz demandèrent où estoit le sergent du Roy, qui leur fut enseigné et dit là où il estoit. Et pour aler devers lui se feust ledit Boutellier mis en chemin, cuidant que ledit Vignier le suyst et alast après lui. Lequel Vigner se feust demouré derrière et descendu a pié dedans les halles du marchié dudit lieu de Ducler, où il avoit foison de gens, pour ce que il estoit jour de marchié, et s'en commença a fuir vers Leglise dudit lieu, tenant son espée sacquée en sa main. Et quant lesdis Boutelier et Pesemerffhe et Jehan Brisebon et Colin Sanson, leursdis serviteurs, l'apperceurent, ledit Pesemerffhe courut tantost sur son cheval après lui et l'ataigny, et voult mectre la main a luy pour luy arrester. Lequel Vigner frappa icellui Pesemerfhe un horion de son espée sur la main senestre et lui fist une grant playe et coppa les nerfs de plusieurs de ses dois a grant effusion de sang. Lequel Pesemerffhe, voyant la grant playe et sang que lui avoit fait ledit Vignier, descendit de dessus son cheval, sacha son espée et en donna pluseurs horions audit Vignier. Et ledit Vignier semblablement feroit sur ledit Pesemerfhe et se defendoit au mieulx et plus fort que il povoit.

Et tantost après le sergent de la sergenterie de Saint-Joyre seuirvint sur eulx et les arresta prisonniers. Et pour ce qu'il lui sembloit qu'il n'eust pas dangier de mort ou mehaing en ladicte bateure ou malefaçon, ledit sergent print et receut pleiges des dessusnommez, qui se submistrent de aler devers justice pour ester a droit sur ledit cas et malefaçon.

Et pour ce que ledit Vigner n'avoit aucun pleige qui le pleigast, ledit sergent dist que il le menroit ou feroit mener par devers justice audit lieu de Rouen.
Lesquelz Pesemerffhe et Boutellier, Jehan Brisebon et Sanson feussent venuz audit lieu de Rouen, et en especial feust venu ledit Pesemerffhe devers Pierre Poulin, lieutenant general de nostre bailli dudit lieu, auquel lieutenant le cas dessusdit fut declairé par ledit Pesemerffhe. Lequel lieutenant eust deffendu audit Pesemerffhe qu'il ne patist point de ladicte ville de Rouen, en l'arrestant prisonnier en icelle, jusques a ce quil eust parlé a lui et congneu dudit cas plus plainement. Et dit ledit lieutenant que icellui Pesemerffhe lui promist venir ou aler devers lui toutesfois qu'il le manderoit.


Et, come l'en dit, ledit Vignier, desplaisant qu'il deust estre mené a justice pour ledit cas, tira un coustel qu'il osta a un des gens, qui là estoit commis par ledit sergent pour le mener, et en fery ou esseya a ferir ledit sergent. Lequel coustel lui fut osté par force et rompu par les gens qui là estoient presens, et se debaty et defforça telement que en soy deforçant il chey en ung celier. Et en ce faisant fut icellui Vignier moult grevé et blecié ; et en conclusion le convint lier par force pour le amener a justice audit lieu de Rouen; auquel lieu il fut depuis le mercredi XIXe jour de septembre derrain passé, qui estoit le jour ensuivant dudit cas advenu, jusques au samedi ensuivant que par male arde ou autrement il ala de vie a trespas.

Pour occasion  duquel cas, les dessusdis Boutellier, Pesemerffhe, Brisebon et Sanson, doubtans rigueur de justice, se sont les aucuns retraiz en aucunes églises ou lieux d'aumosnes et les autres absentez, et par ce n'oseroient
jamais retourner ne converser en nostre royaume Si donnons en mandement par ces présentes au bailly de Rouen

Donné a Paris, au mois d'octobre. Lan de grâce mil quatre cens et vint cinq, et de nostre règne le tiers. Ainsi signé : Par le Roy, a la relacion du Conseil. Oger.

Source


Archives nationales de France, Trésor des chartes, JJ 173, n. 253, fol. 126 recto.


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