COMPAGNIE DES
ABEILLES C. CAPITAINE MOLVIG ET ROY, ROUSSEAU ET AUTRES
« LE TRIBUNAL,
» Attendu que le 19
juillet 1910 le steamer norvégien Normand, capitaine Molvig qui
remontait la Seine en destination de Rouen s'est échoué près
de Jumièges ;
» Que le lendemain il a été remis à flot
par les remorqueurs Abeille XI et Abeille XII et a pu
poursuivre son voyage :
» Qu'en rémunération du
service qu'elle lui a rendu la Cie des Abeilles a assigné le
capitaine Molvig du Normand en paiement d'une indemnité de
28.000 francs :
» Attendu qu'à l'appui de son action, cette
Société expose que les assureurs sur corps et sur fret du
Normand, ont traité avec elle pour le renflouement du navire sur
la base « no cure no pay » que les Abeillles XI et XII sont
allées sur le lieu de l'échouement sous la direction du
capitaine Briant, expert des assureurs qui a fait ratifier au
capitaine Molvig, l'accord intervenu.
» Que les assureurs
sur corps et sur fret acceptent de régler sur la base de 28,090
fr. ; mais que les assureurs de la cargaison s'y refusent et
prétendent que le chiffre de l'indemnité d'assurance ne saurait
être fixé à plus de 10,000 fr. ;
» Que la Cie des
Abeilles allègue que la convention passée lie tous les
intéressés ; que la convention de « no cure no pay » en
raison de son caractère aléatoire donne droit à l'assistant,
en cas de réussite, à une indemnité plus élevée ;
»
Qu'il est établi que le Normand n'a pu se dégager par ses
propres moyens, et était en situation dangereuse ; que le
renflouement a présenté de grandes difficultés et a fait courir
des risques sérieux aux Abeilles ;
» Que c'est par
une étude approfondie des faits que les assureurs sur corps ont
admis le chiffre de 28,000 fr. ;
que la Cie des Abeilles soutient
que cette somme n'a rien d'exagéré et demande au Tribunal de
condamner le capitaine Molvig et les réclamateurs de la
cargaison à en effectuer le paiement ;
» Attendu que le
capitaine Molvig déclare qu'il n'a personnellement pas d'intérêt
dans la solution du différend : qu'il a appelé en cause Roy,
Rousseau et autres réclamateurs de la cargaison, et qu'il
conclut seulement à ce qu'il lui soit accordé recours contre
eux, et contre les assureurs sur corps et sur fret de toute
condamnation pouvant être prononcée contre lui ;
»
Attendu que Roy, Rousseau et autres prétendent que le capitaine
Molvig n'a pas sollicité l'aide des remorqueurs et n'a passé
aucun contrat pour l'opération du renflouement : qu'il s'ensuit
que les réclamateurs de la cargaison n'ont pas été engagés et
ne sauraient être liés par un accord intervenu ultérieurement,
et.auquel ils n'ont pas été partie pour la fixation de
l'indemnité d'assistance à 28,000 fr. ; que, selon eux, cette
somme serait hors, de proportion avec la rémunération due à la
Cie des Abeilles ;
» Que le Normand n'a pas couru de
réel danger, et que les remorqueurs n'ont été exposés à
aucun péril, et que leur travail de traction aurait été
beaucoup facilité si leurs capitaines eussent attendu que le
flot eut atteint son plein ;
» Que l'opération de
renflouement n'a guère duré qu'une heure ; que le Normand y a
collaboré avec sa machine et que les Abeilles n'ont éprouvé
aucune avarie ;
qu'en conséquence, Roy, Rousseau et joints
demandent au Tribunal, de dire que toutes conventions qui ont pu
intervenir pour le renflouement du Normand leur sont inopposables, et
de décider qu'en évaluant à 10,000 fr.
l'indemnité
d'assistance, il serait fait une large appréciation des
services des Abeilles ;
» Attendu que, des circonstances de
la cause, il ressort que le 19 juillet, à 11 heures du soir, le
Normand, qui faisait route vers Rouen, s'est tout à coup mis en
travers de la Seine, et a rencontré de son étrave près de la
rive gauche, un endroit du nom de La Roche, à peu de distance de Jumièges ;
» Que, le capitaine Molvig qui
commandait ce steamer, a aussitôt vidé le water-ballast avant,
afin de diminuer le tirant d'eau, et battu de l'arrière avec son
hélice ; que tous ses efforts pour se dégager sont demeurés
vains ;
que le navire est resté immobile, la partie avant
portant sur la vase jusqu'au mât de misaine ;
» Attendu
que, le lendemain, dans le but de relever l'avant du Normand, le
capitaine Molvig a laissé filer ses deux ancres et empli d'eau
le coqueron arrière ; que, de 9 heures à midi, pendant le
moment de la marée haute, il a fait fonctionner sa machine, et a
même tenté de se hâler, au moyen de ses treuils
à vapeur, sur
une amarre frappée sur la berge Nord ; que, vers 11 heures, le
bateau de passagers Félix-Faure étant passé, a
essayé également de le faire rentrer dans le chenal, mais
que toutes ces
manœuvres ont été inutiles et n'ont pu
ébranler le Normand ;
» Attendu qu'il est évident que ce steamer ne touchait pas
simplement le fond, ce qui aurait permis de considérer que,
les hauteurs d'eau étant à l'époque de cet événement en
croissance, à l'une des marées suivantes, il aurait pu se
remettre à flot ; mais qu'ayant rencontré le banc en allure de
route, il y était monté avec toute la puissance de la vitesse
acquise, que son avant avait été soulevé, et portait
lourdement clans la vase ; qu'il s'agissait donc, non pas d'un
arrêt momentané, mais bien, d'un échouement nettement
caractérisé ;
» Que ce fait
est d'ailleurs reconnu par le pilote dans son rapport, et qu'on ne
saurait ajouter foi à sa déclaration ultérieure, d'après
laquelle si les Abeilles n'avaient pas entrepris leur travail
avant la marée, la hauteur d'eau au plein flot aurait été
suffisante pour que le Normand se renflouât seul, car s'il eut
dû en être ainsi, ce pilote aurait gravement manqué à son
devoir professionnel, en laissant ignorer au capitaine Molvig que
le concours onéreux des remorqueurs pourrait presque
certainement être évité, et que, dans le cas où leur aide
deviendrait nécessaire, ce serait seulement pour un effort d'un
instant ;
» Attendu que si le Normand était échoué, son
avant reposait sur un sol mou, exempt de roches, environ au
quart de sa longueur, que son arrière et sa partie centrale
étaient en eau profonde, qu'à marée basse le banc ne découvrait
pas, et que si le navire pouvait alors présenter une certaine
gîte, il restait suffisamment soutenu pour que l'éventualité
de sa rupture n'ait pas été à envisager.
» Que vainement
la Cie des Abeilles prétend que les alluvions de la Seine
s'amoncelaient sur son flanc gauche et que l'on pouvait craindre
de le voir chavirer ; que le seul inconvénient de ce dépôt
qui, en un laps de temps aussi court, ne peut prendre une
proportion inquiétante, était de faire adhérer le steamer plus
fortement au fond.
» Que ces constatations sont corroborées
par ce fait que lé capitaine Molvig n'a pas songé un seul
instant à sacrifier les bois qui étaient chargés en pontée,
ce qu'il n'eût pas manqué de faire si son navire avait été
exposé à un danger ;
» Attendu que le 28 juillet les
Abeille XI et Abeille XII sont parvenues à Jumièges vers neuf
heures du soir ; que le capitaine Briand expert des assureurs sur
corps et sur fret était sur l'une d'elles, et est monté à bord
du Normand ;
» Attendu que l'on ne saurait admettre
que le capitaine Briant d ait pris
le commandement des manoeuvres de renflouement sans l'assentiment
du capitaine Molvig ;
que, celui-ci a incontestablement accepté
l'assistance des Abeilles, et qu'en le faisant il a agi comme
représentant du navire et de sa cargaison ;
» Attendu
cependant que la Cie des Abeilles, demanderesse au procès, a
la charge de la preuve de l'existence du contrat sur lequel elle
base une partie de ses prétentions:
» Qu'elle n'a pas
traité avec les armateurs du Normand qui appartient à une
Société ayant son siège en Norvège :
» Qu'elle n'établit
pas que le capitaine Molvig ait souscrit à la condition « no
cure no pay » ni même que cette convention lui ait été
proposée ;
» Qu'il est certain que les assureurs sur corps
et sur fret n'avaient pas qualité pour prendre engagement au
nom d'une tierce partie, et que le contrat d'assistance conclu
par eux ne saurait être opposé aux réclamateurs de la
cargaison ;
» Que, de ces considérations, il découle crue
la condition « no cure no pay » est invoquée à tort par la
Cie des Abeilles, et ne doit exercer aucune influence dans
l'appréciation de l'indemnité qu'il convient d'allouer à
cette Compagnie :
«Attendu, ainsi que cela a été
indiqué, que le Normand n'était pas en situation périlleuse
: que son renflouement ne présentait pas d'urgence, que le
capitaine Molvig aurait clone pu dégager son navire, dont le
pont était complètement chargé de bois, soit en jetant une
partie de cette marchandise dans le fleuve, soit en la
débarquant clans des chalands : qu'il n'est pas douteux que le
steamer ainsi allégé aurait réussi à regagner le chenal ;
»
Attendu, il est vrai que le Normand a eu sa coque trouée près
de l'étrave, mais que cette avarie, qui semble avoir été
occasionnée par une de ses ancres, n'offrait aucune gravité ;
que sa seule conséquence a été que le peak
avant s'est empli d'eau, que le capitaine Molvig n'a même pas
jugé utile de faire exécuter la réparation à Rouen, mais
qu'il y a été procédé en Angleterre seullement ;
» Attendu que, dans son rapport, le capitaine de l'A beille-XII
a déclaré que son armateur lui avait donné l'ordre de se
rendre à Jumièges quand la marée serait suffisamment haute ;
que les deux remorqueurs en remontant la Seine par beau temps
sans brunie, n'ont affronté aucun danger niais ont seulement
effectué une navigation absolument normale ;
« Qu'ils
n'ont pas éprouvé de difficultés à passer des remorques au
Normand ;
» Que le travail de traction opéré sur une eau
calme ne présentait aucune difficulté; que si ces Abeilles ont
été contraintes de procéder par secousses, il faut observer
qu'elles sont construites de manière à supporter ces efforts
violents, qu'elles ont agi pendant environ une heure et demie
seulement, et n'ont éprouvé aucune avarie, enfin, qu'il faut
tenir compte que le Normand n'était pas un navire désemparé,
mais que sa machine a contribué pour une large part à le
renflouer ;
» Attendu que, de l'examen des circonstances de
l'échouenient, du risque couru par le Normand et sa cargaison,
de l'importance du service rendu, ainsi que des manoeuvres
faites parles remorqueurs, et des conditions dans lesquelles
s'est pratiqué le renflouement, en tenant compte également de
la valeur du navire, du fret et de la cargaison, qui
représentent ensemble 641,000 fr., et prenant en considération
la valeur du chargement en pontée estimé à 75,000 fr., dont le
sacrifice aurait pu être partiellement nécessaire, il apparaît
que la somme de 28,000 fr. demandée par la Gie des Abeilles
est exagérée, qu'il sera fait bonne justice en fixant
l'indemnité d'assistance à lui verser au chiffre de 20,000
fr. :
» Joint
l'action récursoire à la principale et statuant en premier
ressort,
» Déclare inopposable à Roy Rousseau et autres la
convention de « no cure no pay ». passée entre la Cie des
Abeilles, et les assureurs sur corps et sur fret du steamer
Normand,; dit et juge insuffisante l'offre faite par Roy
Rousseau et autres de régler les assurances relatives à
l'échouement du Normand sur la base du paiement d'une indemnité
d'assistance de 10,000 fr. à la Cie des Abeilles :
fixe à
20,000 fr. cette indemnité ;
» Condamne le capitaine Molvig
à payer à la Cie des Abeilles, en rémunération des services
rendus par les remorqueurs Abeille-XI et Abeille-XII. la dite
somme de 20,000 fr. ;
» Décide que le règlement des
avaries communes aura lieu sur cette base ; accorde recours et
récompense au capi-taine Molvig contre Roy Rousseau et autres
de la part contributive qui sera mise à leur charge par le dit
règlement;
» Dit qu'il n'y a pas lieu d'ordonner
l'exécution provisoire du présent jugement, nonobstant appel
et sans caution ;
» Dit, enfin, qu'il sera fait masse
des dépens qui seront supportés moitié par la Cie des
Abeilles, et moitié par le capitaine Molvig, qui pourra en
réclamer le remboursement en avaries communes :
Du 11
avril 1911. Présid. de M. DAAVERS Plaid. Me DE GRANDMAISON
pour la Cie des Abeilles : M. BODEREAU pour le capitaine
Molvig, et Me LE MiVIHY DE LA VILLEHERVÉ pour Roy, Rousseau et
autres.
OBSERVATIONS. Le capitaine était resté étranger à la
convention passée entre la Compagnie de remorquage et les
assureurs du corps et du fret, aussi bien que les armateurs du
navire. Dès lors les réclamateurs de la cargaison, n'ayant
pas été représentés au contrat, n'étaient pas liés par la
clause « no cure, no pay. » Ils avaient donc toute liberté de
discuter l'indemnité d'assistance dont partie pouvait être à
leur charge.