Par une nuit
d’été, le 19 juillet 1910, le Normand, un fier
steamer norvégien commandé par le capitaine
Molvig, glissait sur les eaux sombres de la Seine, en route vers Rouen.
Soudain, un craquement sinistre déchira le silence : le
navire, emporté par sa vitesse, s’était
jeté sur un banc de vase près de
Jumièges, son étrave plantée dans la
boue. Molvig, homme de sang-froid, tenta tout : vider les ballasts,
faire rugir l’hélice, tirer sur les ancres. Rien
n’y fit. Le Normand
restait prisonnier, immobile sous la lueur pâle de la lune.
L'Abeille XI, détail d'un tableau de Bonquart.
Le lendemain, alors que la marée montait et que les espoirs s’amenuisaient, deux sauveurs apparurent à l’horizon : les remorqueurs Abeille XI et Abeille XII, envoyés par la Compagnie des Abeilles. Sous les ordres du capitaine Briant, expert des assureurs, leurs câbles d’acier s’élancèrent vers le steamer échoué. En une heure et demie d’efforts conjugués avec la machine du Normand, ils arrachèrent le colosse à son piège boueux. Le navire, libéré, reprit son voyage comme si de rien n’était.
Mais l’aventure ne s’arrêta pas là. La Compagnie des Abeilles, fière de son exploit, réclama une récompense princière : 28 000 francs. Elle brandit un pacte audacieux, un « no cure, no pay » – pas de succès, pas de paiement – signé, disait-elle, avec les assureurs du corps et du fret, et ratifié par Molvig. Les assureurs du navire acceptèrent, mais les propriétaires de la cargaison, menés par Roy et Rousseau, crièrent au scandale. s’indignèrent-ils, Le « Quel danger ? Normand n’a jamais été en péril, et vos remorqueurs ont à peine sué ! Dix mille francs, pas plus ! » Molvig, lui, haussa les épaules : « Je ne suis qu’un capitaine, pas un banquier. Que les autres paient. »
Le tribunal, réuni le 11 avril 1911, plongea dans ce drame fluvial. Les juges scrutèrent les faits : oui, le Normand était bel et bien échoué, pas juste posé sur un fond capricieux. Mais un péril mortel ? Non. La vase était douce, le navire stable, et Molvig n’avait même pas songé à jeter sa cargaison de bois à l’eau. Les remorqueurs ? Courageux, mais pas héroïques – une navigation tranquille, un effort bref, sans avarie. Et ce contrat « no cure, no pay » ? Une chimère pour la cargaison : ni Molvig ni les armateurs norvégiens ne l’avaient signé, et les assureurs n’avaient pas le pouvoir de l’imposer à tous.
Alors, les juges tranchèrent, comme un
couperet dans l’eau calme de la Seine. Vingt mille francs,
voilà la juste mesure : assez pour honorer le travail des
Abeilles, mais loin des rêves dorés de la
Compagnie. Molvig fut condamné à payer, mais avec
un recours contre les assureurs et les réclamateurs de la
cargaison. Les dépens, eux, furent partagés,
laissant chacun ruminer cette aventure où la bravoure des
remorqueurs rencontra l’âpreté des
comptes. Ainsi s’acheva
l’épopée du Normand, entre vase,
remorques et querelles d’argent.
COMPAGNIE DES
ABEILLES C. CAPITAINE MOLVIG ET ROY, ROUSSEAU ET AUTRES
« LE TRIBUNAL,
» Attendu que le 19
juillet 1910 le steamer norvégien Normand, capitaine Molvig
qui
remontait la Seine en destination de Rouen s'est
échoué près
de Jumièges ;
» Que le lendemain il a été remis
à flot
par les remorqueurs Abeille XI et Abeille XII et a pu
poursuivre son voyage :
» Qu'en rémunération du
service qu'elle lui a rendu la Cie des Abeilles a assigné le
capitaine Molvig du Normand en paiement d'une indemnité de
28.000 francs :
» Attendu qu'à l'appui de son action, cette
Société expose que les assureurs sur corps et sur
fret du
Normand, ont traité avec elle pour le renflouement du navire
sur
la base « no cure no pay » que les Abeillles XI et
XII sont
allées sur le lieu de l'échouement sous
la direction du
capitaine Briant, expert des assureurs qui a fait ratifier au
capitaine Molvig, l'accord intervenu.
» Que les assureurs
sur corps et sur fret acceptent de régler sur la base de
28,090
fr. ; mais que les assureurs de la cargaison s'y refusent et
prétendent que le chiffre de l'indemnité
d'assurance ne saurait
être fixé à plus de 10,000 fr. ;
» Que la Cie des
Abeilles allègue que la convention passée lie
tous les
intéressés ; que la convention de « no
cure no pay » en
raison de son caractère aléatoire donne droit
à l'assistant,
en cas de réussite, à une indemnité
plus élevée ;
»
Qu'il est établi que le Normand n'a pu se dégager
par ses
propres moyens, et était en situation dangereuse ; que le
renflouement a présenté de grandes
difficultés et a fait courir
des risques sérieux aux Abeilles ;
» Que c'est par
une étude approfondie des faits que les assureurs sur corps
ont
admis le chiffre de 28,000 fr. ;
que la Cie des Abeilles soutient
que cette somme n'a rien d'exagéré et demande au
Tribunal de
condamner le capitaine Molvig et les réclamateurs de la
cargaison à en effectuer le paiement ;
» Attendu que le
capitaine Molvig déclare qu'il n'a personnellement pas
d'intérêt
dans la solution du différend : qu'il a appelé en
cause Roy,
Rousseau et autres réclamateurs de la cargaison, et qu'il
conclut seulement à ce qu'il lui soit accordé
recours contre
eux, et contre les assureurs sur corps et sur fret de toute
condamnation pouvant être prononcée contre
lui ;
»
Attendu que Roy, Rousseau et autres prétendent que le
capitaine
Molvig n'a pas sollicité l'aide des remorqueurs et
n'a passé
aucun contrat pour l'opération du renflouement : qu'il
s'ensuit
que les réclamateurs de la cargaison n'ont pas
été engagés et
ne sauraient être liés par un accord intervenu
ultérieurement,
et.auquel ils n'ont pas été partie pour la
fixation de
l'indemnité d'assistance à 28,000 fr. ; que,
selon eux, cette
somme serait hors, de proportion avec la
rémunération due à la
Cie des Abeilles ;
» Que le Normand n'a pas couru de
réel danger, et que les remorqueurs n'ont
été exposés à
aucun péril, et que leur travail de traction aurait
été
beaucoup facilité si leurs capitaines eussent attendu que le
flot eut atteint son plein ;
» Que l'opération de
renflouement n'a guère duré qu'une heure ; que le
Normand y a
collaboré avec sa machine et que les Abeilles n'ont
éprouvé
aucune avarie ;
qu'en conséquence, Roy, Rousseau et joints
demandent au Tribunal, de dire que toutes conventions qui ont pu
intervenir pour le renflouement du Normand leur sont inopposables, et
de décider qu'en évaluant à 10,000 fr.
l'indemnité
d'assistance, il serait fait une large appréciation des
services des Abeilles ;
» Attendu que, des circonstances de
la cause, il ressort que le 19 juillet, à 11 heures du soir,
le
Normand, qui faisait route vers Rouen, s'est tout à coup mis
en
travers de la Seine, et a rencontré de son étrave
près de la
rive gauche, un endroit du nom de La Roche, à peu
de distance de Jumièges ;
» Que, le capitaine Molvig qui
commandait ce steamer, a aussitôt vidé le
water-ballast avant,
afin de diminuer le tirant d'eau, et battu de l'arrière avec
son
hélice ; que tous ses efforts pour se dégager
sont demeurés
vains ;
que le navire est resté immobile, la partie avant
portant sur la vase jusqu'au mât de misaine ;
» Attendu
que, le lendemain, dans le but de relever l'avant du Normand, le
capitaine Molvig a laissé filer ses deux ancres et empli
d'eau
le coqueron arrière ; que, de 9 heures à midi,
pendant le
moment de la marée haute, il a fait fonctionner sa machine,
et a
même tenté de se hâler, au moyen de ses
treuils
à vapeur, sur
une amarre frappée sur la berge Nord ; que, vers 11 heures,
le
bateau de passagers Félix-Faure étant
passé, a
essayé également de le faire rentrer dans le
chenal, mais
que toutes ces
manœuvres ont été inutiles et n'ont pu
ébranler le Normand ;
» Attendu qu'il est évident que ce steamer ne
touchait pas
simplement le fond, ce qui aurait permis de considérer que,
les hauteurs d'eau étant à l'époque de
cet événement en
croissance, à l'une des marées suivantes, il
aurait pu se
remettre à flot ; mais qu'ayant rencontré le banc
en allure de
route, il y était monté avec toute la puissance
de la vitesse
acquise, que son avant avait été
soulevé, et portait
lourdement clans la vase ; qu'il s'agissait donc, non pas d'un
arrêt momentané, mais bien, d'un
échouement nettement
caractérisé ;
» Que ce fait
est d'ailleurs reconnu par le pilote dans son rapport, et qu'on ne
saurait ajouter foi à sa déclaration
ultérieure, d'après
laquelle si les Abeilles n'avaient pas entrepris leur travail
avant la marée, la hauteur d'eau au plein flot aurait
été
suffisante pour que le Normand se renflouât seul, car s'il
eut
dû en être ainsi, ce pilote aurait gravement
manqué à son
devoir professionnel, en laissant ignorer au capitaine Molvig que
le concours onéreux des remorqueurs pourrait presque
certainement être évité, et que, dans
le cas où leur aide
deviendrait nécessaire, ce serait seulement pour un effort
d'un
instant ;
» Attendu que si le Normand était
échoué, son
avant reposait sur un sol mou, exempt de roches, environ au
quart de sa longueur, que son arrière et sa partie centrale
étaient en eau profonde, qu'à marée
basse le banc ne découvrait
pas, et que si le navire pouvait alors présenter une
certaine
gîte, il restait suffisamment soutenu pour que
l'éventualité
de sa rupture n'ait pas été à
envisager.
» Que vainement
la Cie des Abeilles prétend que les alluvions de la Seine
s'amoncelaient sur son flanc gauche et que l'on pouvait craindre
de le voir chavirer ; que le seul inconvénient de ce
dépôt
qui, en un laps de temps aussi court, ne peut prendre une
proportion inquiétante, était de faire
adhérer le steamer plus
fortement au fond.
» Que ces constatations sont corroborées
par ce fait que lé capitaine Molvig n'a pas songé
un seul
instant à sacrifier les bois qui étaient
chargés en pontée,
ce qu'il n'eût pas manqué de faire si son navire
avait été
exposé à un danger ;
» Attendu que le 28 juillet les
Abeille XI et Abeille XII sont parvenues à
Jumièges vers neuf
heures du soir ; que le capitaine Briand expert des assureurs sur
corps et sur fret était sur l'une d'elles, et est
monté à bord
du Normand ;
» Attendu que l'on ne saurait admettre
que le capitaine Briant d ait pris
le commandement des manoeuvres de renflouement sans l'assentiment
du capitaine Molvig ;
que, celui-ci a incontestablement accepté
l'assistance des Abeilles, et qu'en le faisant il a agi comme
représentant du navire et de sa cargaison ;
» Attendu
cependant que la Cie des Abeilles, demanderesse au procès, a
la charge de la preuve de l'existence du contrat sur lequel elle
base une partie de ses prétentions:
» Qu'elle n'a pas
traité avec les armateurs du Normand qui appartient
à une
Société ayant son siège en
Norvège :
» Qu'elle n'établit
pas que le capitaine Molvig ait souscrit à la condition
« no
cure no pay » ni même que cette convention lui ait
été
proposée ;
» Qu'il est certain que les assureurs sur corps
et sur fret n'avaient pas qualité pour prendre engagement au
nom d'une tierce partie, et que le contrat d'assistance conclu
par eux ne saurait être opposé aux
réclamateurs de la
cargaison ;
» Que, de ces considérations, il
découle crue
la condition « no cure no pay » est
invoquée à tort par la
Cie des Abeilles, et ne doit exercer aucune influence dans
l'appréciation de l'indemnité qu'il convient
d'allouer à
cette Compagnie :
«Attendu, ainsi que cela a été
indiqué, que le Normand n'était pas en situation
périlleuse
: que son renflouement ne présentait pas d'urgence, que le
capitaine Molvig aurait clone pu dégager son navire, dont le
pont était complètement chargé de
bois, soit en jetant une
partie de cette marchandise dans le fleuve, soit en la
débarquant clans des chalands : qu'il n'est pas douteux que
le
steamer ainsi allégé aurait réussi
à regagner le chenal ;
»
Attendu, il est vrai que le Normand a eu sa coque trouée
près
de l'étrave, mais que cette avarie, qui semble avoir
été
occasionnée par une de ses ancres, n'offrait aucune
gravité ;
que sa seule conséquence a été que le
peak
avant s'est empli d'eau, que le capitaine Molvig n'a même pas
jugé utile de faire exécuter la
réparation à Rouen, mais
qu'il y a été procédé en
Angleterre seullement ;
» Attendu que, dans son
rapport, le capitaine de l'A beille-XII
a déclaré que son armateur lui avait
donné l'ordre de se
rendre à Jumièges quand la marée
serait suffisamment haute ;
que les deux remorqueurs en remontant la Seine par beau temps
sans brunie, n'ont affronté aucun danger niais ont seulement
effectué une navigation absolument normale ;
« Qu'ils
n'ont pas éprouvé de difficultés
à passer des remorques au
Normand ;
» Que le travail de traction opéré sur
une eau
calme ne présentait aucune difficulté; que si ces
Abeilles ont
été contraintes de procéder par
secousses, il faut observer
qu'elles sont construites de manière à supporter
ces efforts
violents, qu'elles ont agi pendant environ une heure et demie
seulement, et n'ont éprouvé aucune avarie, enfin,
qu'il faut
tenir compte que le Normand n'était pas un navire
désemparé,
mais que sa machine a contribué pour une large part
à le
renflouer ;
» Attendu que, de l'examen des circonstances de
l'échouenient, du risque couru par le Normand et sa
cargaison,
de l'importance du service rendu, ainsi que des manoeuvres
faites parles remorqueurs, et des conditions dans lesquelles
s'est pratiqué le renflouement, en tenant compte
également de
la valeur du navire, du fret et de la cargaison, qui
représentent ensemble 641,000 fr., et prenant en
considération
la valeur du chargement en pontée estimé
à 75,000 fr., dont le
sacrifice aurait pu être partiellement nécessaire,
il apparaît
que la somme de 28,000 fr. demandée par la Gie des Abeilles
est exagérée, qu'il sera fait bonne justice en
fixant
l'indemnité d'assistance à lui verser au chiffre
de 20,000
fr. :
» Joint
l'action récursoire à la principale et statuant
en premier
ressort,
» Déclare inopposable à Roy Rousseau et
autres la
convention de « no cure no pay ». passée
entre la Cie des
Abeilles, et les assureurs sur corps et sur fret du steamer
Normand,; dit et juge insuffisante l'offre faite par Roy
Rousseau et autres de régler les assurances relatives
à
l'échouement du Normand sur la base du paiement d'une
indemnité
d'assistance de 10,000 fr. à la Cie des Abeilles :
fixe à
20,000 fr. cette indemnité ;
» Condamne le capitaine Molvig
à payer à la Cie des Abeilles, en
rémunération des services
rendus par les remorqueurs Abeille-XI et Abeille-XII. la dite
somme de 20,000 fr. ;
» Décide que le règlement des
avaries communes aura lieu sur cette base ; accorde recours et
récompense au capi-taine Molvig contre Roy Rousseau et
autres
de la part contributive qui sera mise à leur charge par le
dit
règlement;
» Dit qu'il n'y a pas lieu d'ordonner
l'exécution provisoire du présent jugement,
nonobstant appel
et sans caution ;
» Dit, enfin, qu'il sera fait masse
des dépens qui seront supportés moitié
par la Cie des
Abeilles, et moitié par le capitaine Molvig, qui pourra en
réclamer le remboursement en avaries communes :
Du 11
avril 1911. Présid. de M. DAAVERS Plaid.
Me DE GRANDMAISON
pour la Cie des Abeilles : M. BODEREAU pour le capitaine
Molvig, et Me LE MiVIHY DE LA VILLEHERVÉ pour Roy, Rousseau
et
autres.
OBSERVATIONS. Le capitaine était resté
étranger à la
convention passée entre la Compagnie de remorquage et les
assureurs du corps et du fret, aussi bien que les armateurs du
navire. Dès lors les réclamateurs de la
cargaison, n'ayant
pas été représentés au
contrat, n'étaient pas liés par la
clause « no cure, no pay. » Ils avaient donc toute
liberté de
discuter l'indemnité d'assistance dont partie pouvait
être à
leur charge.