Jean Pierre Derouard
La
Harelle d’Heurteauville
Tourbière de la basse-Seine (XVIIIe siècle)
Tourbière de la basse-Seine (XVIIIe siècle)
Les
marais dont
plusieurs ont
cependant une utilité réelle. On peut en tirer,
comme de
celui d'Heurteauville, de la tourbe qui devient un secours pour les
pauvres dans un temps où le bois est fort rare et fort cher. Rapport du bureau
de bien public, 24 octobre 1788
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Introduction
Heurteauville se situe sur la rive gauche de la Seine, face à Jumièges dont il constitua longtemps un hameau dépendant d’abord de l’abbaye (jusqu’en 1791) puis de la commune (jusqu’en 1868). La Harelle désigne son marais, sa pâture communale et enfin une tourbière. La pâture communale fut fieffée en 1311 par l’abbaye de Jumièges à l’ensemble des habitants d’Heurteauville qui formèrent dès lors une communauté à part entière (à l’égal d’une paroisse) représentée par un syndic. C’est sur cette pâture que fut prélevée en 1757 une superficie à usage de tourbière. Nous appuyant sur une rare bibliographie (1) complétée par des documents inédits, nous revenons sur l’histoire de la Harelle d’Heurteauville classée zone sensible depuis la fermeture définitive de la tourbière et son rachat par le Conseil Général.
Aux origines de la tourbière
Le 25 janvier 1757, le Rouennais Testard, écuyer (2), obtient par privilège du Conseil du roi l’exploitation de la tourbe tout au long de la Seine en aval de la rivière d’Andelle. La compagnie (3) qu’il propose de constituer se donne pour but charitable de diminuer la consommation de bois et de charbon de terre de Rouen, qui en est en grave manque.
C’est le 17 mai 1757 que Testard rend publique ses vues sur la Harelle (4). Malgré leurs protestations (on ignore hélas qui les représente et quelle forme prend cette protestations) les habitants doivent céder devant plus forts qu’eux : Testard semble avoir eu la protection de l’intendant de Rouen Feydeau de Brou (5) et s’être assuré quelques complices dans la place. Tuvache est le premier de ces comparses, bien qu’il habite Heurteauville, il est parfois dit de Vertville et procureur du roi — titres ronflant, il se déplace une fois à Paris pour une raison que nous ne connaissons pas. Puis Philippe Dautin ou Dautiné, et peut-être son frère, Jean Dautin, qui semblent plus discrets. Pendant la durée du bail viendront aussi la veuve de Testard née Holker (6), les sieurs Hellot et Famin. L’entente semble n’avoir pas toujours été très bonne au sein de la compagnie, mais cela n’a rien pour surprendre. L’abbaye de Jumièges, qui y aurait été autorisée en tant que seigneur temporel du hameau, ne se mêle pas de l’affaire.
Le marais d'Heurteauville
La topographie s’organise à Heurteauville selon un schéma presque simpliste. (7)
Le bourrelet alluvial sur une bande plus ou moins large parallèle à la Seine à l’abri de l’inondation (5 à 6 mètres d’altitude), c’est là que se trouvent les masures. Même mot et même organisation que dans le Pays de Caux (8) : habitation, plus ou moins cossue, quelques bâtiments à usage agricole dispersés et un herbage ou prairie complanté.
Vient ensuite le marais qui s’abaisse jusqu’à la côte de Brotonne, jusqu’à moins de 2,5 mètres. C’est la Harelle, inhabitable parce qu’inondable, incultivable car marécageuse, dangereuse car l’enlisement est toujours possible aux endroits où une tourbe flottante recouvre traîtreusement un trou d’eau. C’est la lande du chien des Baskerville. On utilise ces surfaces comme terres vaines, de parcours. Elles permettent ici aux journaliers sans terre de posséder une ou deux vaches qu’ils peuvent y mettre à pâturer pendant la belle saison.
La première année de la tourbière
L’arrêt du Conseil obtenu par Testard est signifié le 27 mai 1758. Les coureurs de tourbières obtiennent 40 acres pour une concession de 15 ans. Le prix de chaque acre est fixé à 240 livres, les 9 600 livres que cela représente sont confiées au receveur des tailles de Rouen. Le prix peut alors sembler raisonnable puisque l’acre de prairie des masures est estimée selon sa qualité entre 15 et 30 livres (impôt des vingtièmes de 1774). Cette somme est en fait bienvenue, la communauté des habitants ayant besoin de digues pour protéger leurs rives de l’érosion par la Seine. (9) C’est sans doute la première fois que le syndic d’Heurteauville doit gérer une somme aussi importante et s’en trouve-t-il peut-être fébrile : risquons peut-être un anachronisme, le «capitalisme» fait sa présentation dans une population plutôt pauvre.
La tourbe, d’une épaisseur pouvant aller jusqu’à 9 pieds (après parfois 3 pieds de stériles), se trouve forcément dans les fonds les plus bas du marais et donc au plus loin de la rive de la Seine : « un grand quart de lieue ». On procède l’été 1757 (alors même que l’autorisation d’exploitation n’est pas encore officielle) à une tentative d’extraction sur une surface de 17 perches carrées : on en tire tout de même 75 piles. Les moyens utilisés sont de ceux que l’on ne peut qualifier que de traditionnels : la tourbe est tirée de la fosse avec une bêche à oreillon. L’ouvrier travaille évidemment dans une plus ou moins grande hauteur d’eau, la fosse s’en remplissant au fur et à mesure de son creusement, et non sans danger.
Chaque pelletée enlève un parallélépipède de tourbe de 4 à 5 pouces d'épaisseur sur 7 à 8 de longueur mais sa texture hétérogène empêche d’en faire de véritables briquettes. Après dessiccation sur place (peut-être y a-t-il eu installation de fours ou fourneaux), la tourbe est portée à la Seine par somme (à dos de cheval), par charrette les habitants se plaignent des voitures trop chargées défonçant les chemins — ou par brouette. Les journaliers reprochent aussi à la compagnie d’employer de la main d’œuvre étrangère au hameau. Dans ces conditions la compagnie Testard serait capable de réaliser un bénéfice 25 000 livres par acre, que les habitants jugent évidemment énormes, hors de proportion avec l’investissement original par acre. Il est compréhensible que les habitants se sentent très vite abusés et en conçoivent envers la compagnie bien davantage que de l’animosité.
Le transport de la tourbe sur le canal
Mais un transport par eau de la tourbe jusqu’à la Seine ne peut encore que diminuer les frais. Les tourbiers prennent dès l’année suivante à leur charge les 6 000 livres du creusement d’un canal depuis les fosses d’extraction jusqu’à la Seine, sur 610 toises, par un sieur Lemonnier, du Mesnil-sous-Jumièges. Ils s’engagent à l’entretenir et à en assurer le curage tant qu’ils en auront l’utilisation.
Le canal reprend un ancien fossé en en recoupant les "sinuosités dont on voit encore les marques" — ce fossé n’est donc plus alors fonctionnel pour le drainage du marais puisqu’il n’aboutit plus à la Seine, mais certains de ces creux subsistent en certains endroits.
L'ancien fossé était large de 9 pieds et profond de 3 pieds. Ses dimensions sont portées à 18 pieds de large et 7 pieds (10) de profondeur en fonction de la taille des embarcations qu’il devra recevoir. Le canal entoure de deux côtés et d’un bout les 40 acres de marais concédées à la compagnie qui se trouvent ainsi presque enclavées.
De là il rejoint la Seine en droite ligne. Il traverse d’abord les bassiers du marais, là son creusement enlève de la tourbe dont les entrepreneurs pourront tirer profit, sans même en avoir loué les surfaces. C’est différent pour le bourrelet alluvial qui porte les masures : le sieur Tuvache est contraint d’abattre des arbres et de démolir "un petit bâtiment à usage de four". C’est aussi la partie la plus haute de la vallée : le même sieur Tuvache se trouve embarrassé par "les terres sans valeur qui sont sorties du creusement du canal et qui sont sur le bord dudit canal", formant des tas si hauts qu’ils dépassent parfois les branches des arbres fruitiers.
Le canal terminé, la tourbe est transportée par des flettes ou bateaux plats. L’Encyclopédie Méthodique (fin XVIIIème siècle) définit la flette comme un « petit bateau dont on se sert sur les rivières pour voiturer les marchandises en petite quantité ». Le gabarit du canal étant prévu à 18 pieds, ces flettes sont donc déjà des embarcations de bonne importance ; chacune peut porter 6 charretées de tourbe ou 30 sommes de cheval.
Il est interdit aux ouvriers de marcher sur les rives du canal pour haler les flettes à col. Ils ne peuvent non plus faire peser grappins ou harpons sur les talus, même les perches à bout émoussé dont ils disent uniquement se servir. La seule solution est celle donnée aux ouvriers en 1780 (11) : «faire chasser en dedans et le long des berges du grand canal des pieux ou pilotis au moyen desquels et à l'aide de gaffes lesdits ouvriers feront monter et descendre lesdites flettes...». La crainte est que de la terre ne tombe dans le canal. Deux raisons possibles. La terre obstruant le canal peut empêcher l’écoulement de ses eaux vers la Seine pour un bon drainage. Le tirant d’eau devient insuffisant pour la navigation des flettes.
Arrivée au bout du canal, la flette se heurte à la masse de l’écluse. La tourbe doit alors être déchargée à col et mise en tas en attendant son chargement en vrac dans un bateau.
A partir de 1784, les habitants exploitent la tourbière eux-mêmes. Elle devient donc propriété collective. La communauté d’Heurteauville est solidairement soumise à l’impôt de la taille, en 1789 à 41 livres 18 sols pour l’extraction de la tourbe. Mais les entrepreneurs de tourbes paient également la taille. Les possédants-fond, propriétaires d’une maison dans le hameau en sont les actionnaires et reçoivent une somme en argent selon le venant bon de l’entreprise (12), dont le bilan semble ainsi toujours positif. Ils sont au nombre de 92 en 1788. L’abbaye touche 120 livres en 1790 pour «ses parts de tourbe» (sans doute pour la propriété du manoir de la Grange) ; les héritiers Jean Lassire se partagent 355 francs en 1820 au nom de leur aïeul. Ce système devait forcément amener un mécontentement des simples locataires et certaines tricheries : la dernière amènera la fin de la communauté.
Certains habitants ont-ils droit à de la tourbe pour leur chauffage? Le 28 décembre 1786, des particuliers patientent (et peut-être sont-ils déjà venus la veille) au quai où de la tourbe est en attente d’embarquement pour Rouen. Le contremaître Bénard semble en faire une large et charitable distribution.
En 1790, l’abbaye de Jumièges se fournit en plusieurs fois « pour la cuisine » de charbon (sous entendu «de terre») qu’elle fait venir de Caudebec par un commissionnaire et paie à la somme (3 livres la somme le plus souvent) : elle n’utilise pas de tourbe. (13)
Le transport à Rouen
Dès le début, Rouen est la destination prévue pour la tourbe, pas pour le chauffage des particuliers mais pour les fourneaux des manufactures, teintureries, blanchisseries ou curanderies et savonneries des faubourgs, grands consommateurs de combustible. La ville est à environ 55 km de la Harelle, elle peut normalement être atteinte en une marée en suivant le flot. (14)
Pour gérer le transport à Rouen, les actionnaires se sont choisi un préposé, le sieur Bénard, et un contremaître, le sieur Dumesnil. C’est peut-être un hasard si le 27 décembre 1786, ni Bénard ni Dumesnil ne furent exacts au rendez-vous donné par le batelier Lefebvre : ce n’est que le lendemain qu’ils se présentent.
Il semble y avoir au bout du canal un véritable quai au long duquel aux moins deux bateaux peuvent vraiment s’amarrer. Ce quai semble appartenir au sieur Tuvache qui l’a cependant peut-être loué aux tourbiers.
La voie de tourbe arrivée sur le quai a coûté 4 sols ; rendue à Rouen, elle est vendue 16 sols. Le transport multiplie donc le coût de revient par 4, ce qui est énorme.
Les tourbiers s’engagent à avoir à Rouen des magasins où engranger avant l’hiver (en prévision, les crues et les glaces pouvant empêcher toute navigation à la mauvaise saison) (15) 500 voies de tourbe. On n’a pas de preuve qu’ils s’en préoccupèrent vraiment. Peut-être dans l’affirmative se trouvaient-ils sur la partie du quai de Paris consacrée au déchargement du charbon de terre, matériau dont la tourbe se rapproche évidemment le plus? On semble en fait faire peu de cas de la tourbe. Rouen connaît au XVIIIème siècle une disette catastrophique de bois. Le « Mémoire du Parlement de Rouen sur l’approvisionnement de la ville en bois de chauffage » de 1783 ne pense pourtant pas à la tourbe comme palliatif au bois de chauffage. Le rapport du bureau du bien public de 1788 que nous donnons en exergue la mentionne cependant comme utile aux pauvres, mais localement, sans nécessité de transport. La tourbe semble être un produit de trop peu de valeur par rapport au coût de son transport.
Cinq rapports faits à la Vicomté de l’eau (16) par des transporteurs de tourbes nous donnent quelques détails. Ils sont voituriers par eau ou maîtres de bateau. Ce nom de bateau donné à l’embarcation, est trop vague pour en déterminer le type. Les conducteurs sont des proches. Thomas Quibel, de Berville-sur-Seine, est le plus éloigné. Mais Pierre Adam habite le Trait, et Pierre le Roy ainsi qu’Ambroise Lefebvre sont d’Heurteauville même. Ils peuvent être secondés par un garçon encore dit compagnon de rivière. Ambroise Lefebvre profite de son voyage pour également transporter «deux balles de cidre pour le sieur Lemonnier aubergiste à Rouen et une corde de bois de poirier et de pommier pour le sieur Langlois à Croisset» : c’est ce que l’on peut appeler de petits arrangements, qui ne portent pas à conséquence.
Si ces hommes comparaissent au greffe de la Vicomté, c’est que leur voyage s’est mal passé. Comme les journaux, les archives ne parlent pas des trains qui arrivent à l’heure.
Le 14 décembre 1759, le feu prend dans la chambre du bateau de Thomas Quibel qui doit abandonner embarcation et cargaison face à l’abreuvoir de la porte Saint-Eloi (juste à l’aval de Rouen).
Le 23 novembre 1787, le bateau de Pierre Adam s’échoue à Caumont, se renverse et se remplit d’eau ; le 12 juillet 1788, Pierre Nicolas Leroy, garçon du même Pierre Adam tombe à la Seine vis à vis Dieppedalle et se noie. Malchance peut-être mais reste une question : Pierre Adam était-il compétent ou a-t-on employé un professionnel peu exigeant sur le salaire ?
Parti le samedi 30 décembre 1786 avec la marée montante du matin, Ambroise Lefebvre est rapidement empêché par les glaces qui l’obligent à alléger le bateau en jetant d’abord 4 ou 5 puis 5 ou 6 charretées de tourbe à l’eau. Après avoir retourné au quai, il réussit à sauver le reste de son chargement en employant 6 à 8 personnes pour les débarquer sur le quai du sieur Tuvache.
Tout cela ne donne pas tout de même pas l’impression d’une organisation très performante et productive, mais les documents ne sont pas très nombreux.
Le canal et les problèmes dans le marais
Les habitants s’étaient dès l’origine inquiétés du creusement du canal contre lequel il présentèrent de nombreux griefs. Ils suggérèrent comme alternative que la tourbe pourrait être transportée à somme de cheval sur le chemin (17) du bas de la côte de Brotonne, très proche de la zone d’extraction, jusqu’au port de Jumièges où elle serait embarquée. Ils ne sont pas entendus.
La prairie communale était libre de parcours : le canal la coupe en deux. Les entrepreneurs s’engagent à construire et à entretenir deux ponts sur le canal.
Dans le marais un pont de pierre voûté avec «à son entrée et sortie des chaussées de pierre pour que les bestiaux n’y périssent» (pont des quatre vents ?).
Le pont de pierre qui passe la voye chartière et franchit le canal, n’autorise pas le passage des flettes, les tourbiers demandent à le démolir et à le remplacer par un pont de bois. Cette voie est d’importance puisque c’est le seul chemin praticable en toute saison (ce qu’indique son qualificatif de chartière (18) ) entre Port-Jumièges et la Mailleraye. Les habitants démontrent «la différence de durée d'un pont de pierre et d'un pont de bois, celuy cy n'a que quinze ou vingt ans de durée pendant que celuy de pierre n'a pour ainsi dire point de fin».
Ils acceptent si les tourbiers s’engagent à son entretien et à rétablir dès que possible un nouveau pont de pierre. Le canal ainsi que les fosses d’extraction sont dangereuses. Il arrive souvent que le bétail y tombe et y périsse, tout comme dans le précipice que l’eau forme à l’arrière de l’écluse (19). Plus grave ? Le 25 juillet 1769 ; Jean Baptiste Mautin, 10 ans, gardant les vaches de Jean Dautin, tourbier, a «le malheur de tomber dans les fosses de tourbes». Marie Magdeleine Dossier est inhumée le 11 mai 1782 après s’être noyée, prise de l’une de ses crises d’épilepsie, « dans le canal où sont transportées les tourbes au bord de la Seine ».
Les habitants ont aussi conscience que les fosses des tourbes formeront des «cloaques nuisibles aux habitants par les mauvaises odeurs et les exhalaisons des eaux croupissantes. Partout les marais doivent être drainés, aussi bien pour leur mise en valeur agricole que pour la santé de leurs habitants. «De toute ancienneté», lit-on souvent dans les documents des paroisses riveraines, un réseau de fossés mène l’eau en excès vers le fleuve.
Ainsi à Heurteauville : 6 000 toises de saignées se jettent dans le fossé Cadet qui présente une pente très favorable (8 pieds de dénivelé) à l’écoulement des eaux et qui se termine sur la Seine à l’amont du hameau, vers Port-Jumièges par une solide écluse régulièrement entretenue par contrat avec un journalier. Ce fossé Cadet, à croire les textes, existait déjà au XVIème siècle.
Les tourbiers ont comme on l’a vu besoin d’un canal «uniquement pour la facilité du transport et de l’extraction de la tourbe». Mais, «surprenant leur religion», Tuvache réussit à convaincre les habitants (et même peut-être l’intendant, que l’on voit cependant fort mal s’inquiéter d’un tel sujet autrement que d’un revers de main avec dentelle) que ce canal et ses affluents, qui doivent mener le réseau à 10 000 toises, joueront un rôle positif dans le desseichement du marais. Les mots canal et fossé n’ont pas précisément le même sens. Le premier, sans arrière pensée, a été utilisé par les tourbiers qui comptaient y faire circuler des embarcations. Les habitants, n’y voyant pas malice, se sont d’abord frotté les mains de voir un fossé et son écluse, normalement financés collectivement, assurés par des fonds privés.
Les tourbiers ont choisi l’endroit où faire déboucher le canal sur la Seine en fonction de leur intérêt, au plus près de la zone d’extraction. A marée basse, les fossés n’ont pas plus d’un pied de haut que le niveau normal du fleuve, n’offrant qu’une très faible pente, insuffisante pour permettre aux eaux de s’écouler. Et «la prairie est beaucoup plus basse que la rivière de Seine quand elle remplit ses bords, ce qui arrive les trois quarts de l’année» : la prairie est alors inondée. Une profondeur de 12 pouces (21) doit être maintenue tout au long du canal jusqu’à l’écluse. Même à proximité de la Seine, ce qui provoque un précipice empli d’eau, l’écluse de seulement 15 à 16 pouces ne permettant pas d’évacuer les eaux d’un canal large de 18 pieds.
Le canal supplante au XIXe siècle le fossé Cadet dont les documents ne font dès lors plus mention et qui n’est pas mentionné sur les cartes. Le canal, toujours appelé ainsi alors qu’il n’y est plus question de navigation, est encore aujourd’hui le principal exutoire du marais, fermé par une forte écluse ; une rue du Canal lui est parallèle.
Une occasion manquée ?
On ne peut que constater que les habitants du hameau font preuve d’un véritable immobilisme. Leur marais communal «subsistoit depuis le commencement du monde et subsisteroit toujours». Ils se décrivent comme une poignée de misérables indéfendus accablés par la compagnie du sieur Testard qui ne cherche qu’à s’enrichir, prenant les décisions à leur insu avec un raffinement de dissimulation alors qu’eux agissent en bons pères de famille. Houel et Deshayes constatent tous deux la même année 1829 que l’exploitation de la tourbière n’a fait aucun progrès depuis ses débuts. Les habitants sont gens paisibles uniquement soucieux d’agriculture, d’arboriculture et de pêche. Il est évident que dès l’origine les habitants ont incarné l’archaïsme et la compagnie de la tourbière le progrès. N’était-il pas normal que des entrepreneurs cherchent à s’enrichir ? Les habitants n’auraient-il pas dû avoir la même ambition quand la gestion de la tourbière leur est confiée en 1784? En 1829, la tourbière emploie une centaine d’ouvriers du printemps à l’automne, cela pourrait procurer un deuxième travail à sans doute plus de la moitié des hommes du hameau. Heurteauville n’aurait plus été seulement rurale mais serait devenu un village tourbier qui aurait peut-être pu se développer et voir augmenter sa population. Et en 1868, la rive droite n’aurait peut-être pas rejeté son hameau de la rive gauche comme «coûtant plus qu’il ne rapporte».
Mesures de la tourbe
pile = 50 voies
voie = 24 sacs ou pouches ; 4 stères (soit 2 charretées)
voiture = 50 sacs
sac = 30 à 40 kilogrammes
charretée. Pour le bois en bûches, la charretée équivaut à une demie-corde, soit 2 stères.
Notes
(1) Il est
normal, sans doute, que la tourbière ait davantage
intéressé les scientifiques (notamment les
palynologues) que les historiens. Mais il semble dommage
qu’il n’y ait eu jusqu’alors aucune
collaboration entre les tenants de chaque discipline.
(2) Titre de toute petite noblesse qui à lui seul ne peut apporter beaucoup de préséances.
(3) Il y a donc monopole avec plusieurs associés apportant chacun leurs capitaux. Il est clair que le mot a une connotation d’une plus ou moins grande honnêteté.
(4) Il a avant cela subi un échec pour les marais de Saint-Martin-de-Boscherville.
(5) Les documents les plus riches que nous possédions sont 2 factums destinés à cet intendant. Raturés avec corrections dans les marges, non datés mais écrits de la même main, ils n’ont peut-être jamais été envoyés.
(6) Nous ignorons s’il y a parenté avec John Holker (1719-1786), le manufacturier d’origine anglaise ayant construit sa réussite en France.
(7) Il n’y a pas à Heurteauville de terrasses fluviales anciennes comme il y en a dans les boucles des méandres (Anneville, Jumièges, Roumare). Cette particularité est due aux anciens méandres que la Seine formait dans la forêt de Brotonne.
(8) Mais les masures de la vallée, contrairement à celles du Pays de Caux, ne sont pas entourées de fossés (talus) plantés d’arbres.
(2) Titre de toute petite noblesse qui à lui seul ne peut apporter beaucoup de préséances.
(3) Il y a donc monopole avec plusieurs associés apportant chacun leurs capitaux. Il est clair que le mot a une connotation d’une plus ou moins grande honnêteté.
(4) Il a avant cela subi un échec pour les marais de Saint-Martin-de-Boscherville.
(5) Les documents les plus riches que nous possédions sont 2 factums destinés à cet intendant. Raturés avec corrections dans les marges, non datés mais écrits de la même main, ils n’ont peut-être jamais été envoyés.
(6) Nous ignorons s’il y a parenté avec John Holker (1719-1786), le manufacturier d’origine anglaise ayant construit sa réussite en France.
(7) Il n’y a pas à Heurteauville de terrasses fluviales anciennes comme il y en a dans les boucles des méandres (Anneville, Jumièges, Roumare). Cette particularité est due aux anciens méandres que la Seine formait dans la forêt de Brotonne.
(8) Mais les masures de la vallée, contrairement à celles du Pays de Caux, ne sont pas entourées de fossés (talus) plantés d’arbres.
(9)
Le
problème de la protection des rives contre
l’érosion par le fleuve, la « barre
» est récurrent dans toute cette partie de la
Seine.
(10) On rencontre 12 pouces dans un autre document.
(11) La Marquise de Nagu, châtelaine de la Mailleraye, demande à exploiter la tourbe sur ses terres et à relier les fossés de son marais au canal pour les transporter, ce qui lui est autorisé.
(12) Cette situation dure jusqu’à la licitation de la Harelle en 1857.
(13) Les comptes de l’abbaye ne sont hélas pas conservés pour les années précédentes.
(14) La distance n’est pas un obstacle puisque la forêt de Brotonne est l’une des grandes pourvoyeuses de Rouen en bois de chauffage.
(15) Les exemples de transports que nous avons trouvés (voir ci-dessous) sont cependant hivernaux. C’est peut-être pour cela que ces voyages ont connu des problèmes.
(16) La Vicomté de l’eau est l’autorité royale chargée de la police sur la rivière de Seine ; elle a son siège à Rouen.
(17) C’était également un tronçon de la route de Guerbaville à Moulineaux ou à Elbeuf, qui pouvait donc être fréquenté et était donc bien viable.
(18) C’est toujours le nom d’un des chemins d’Heurteauville.
(19) Il faut penser qu’une vache peut alors être le seul bien d’une famille de journaliers.
(20) Lepecq de la Clôture est en 1778 le premier médecin à décrire la mauvaise santé des habitants de la vallée et à l’expliquer par la stagnation des eaux des marais.
(21) On rencontre 7 pieds dans un autre document.
(10) On rencontre 12 pouces dans un autre document.
(11) La Marquise de Nagu, châtelaine de la Mailleraye, demande à exploiter la tourbe sur ses terres et à relier les fossés de son marais au canal pour les transporter, ce qui lui est autorisé.
(12) Cette situation dure jusqu’à la licitation de la Harelle en 1857.
(13) Les comptes de l’abbaye ne sont hélas pas conservés pour les années précédentes.
(14) La distance n’est pas un obstacle puisque la forêt de Brotonne est l’une des grandes pourvoyeuses de Rouen en bois de chauffage.
(15) Les exemples de transports que nous avons trouvés (voir ci-dessous) sont cependant hivernaux. C’est peut-être pour cela que ces voyages ont connu des problèmes.
(16) La Vicomté de l’eau est l’autorité royale chargée de la police sur la rivière de Seine ; elle a son siège à Rouen.
(17) C’était également un tronçon de la route de Guerbaville à Moulineaux ou à Elbeuf, qui pouvait donc être fréquenté et était donc bien viable.
(18) C’est toujours le nom d’un des chemins d’Heurteauville.
(19) Il faut penser qu’une vache peut alors être le seul bien d’une famille de journaliers.
(20) Lepecq de la Clôture est en 1778 le premier médecin à décrire la mauvaise santé des habitants de la vallée et à l’expliquer par la stagnation des eaux des marais.
(21) On rencontre 7 pieds dans un autre document.
Bibliographie
Atlas des tourbières, 1949.
Derouard, Jean Pierre, "Les marais communaux de la Basse Seine aux XVII et XVIIIème siècles", Etudes Normandes, 1988.
Derouard, Jean Pierre, "La défense contre un fleuve, drainage des marais et consolidation des rives de la Seine en société traditionnelle", Le Viquet, n°89, 1990.
Deshayes, Charles Antoine, Histoire de l'abbaye royale de Jumièges, 1829.
Dubuc, André, "La Harelle de Heurteauville, tourbière de la Basse-Seine", Actes du 98ème congrès national des Sociétés savantes, 1973.
Encyclopédie Méthodique, fin XVIIIème siècle
Houel, Juste, Harelle de Harteauville, 1829.
Lepecq de la Clôture, Collection d’observations sur les maladies et constitutions épidémiques, 1778.
Roquelet, Alain, Du marteau au brandon : la forêt, le bois et l’arbre en Seine-Maritime du XVè siècle à nos jours, s.d.
Archives Départementales de la Seine-Maritime :
(Nous continuons ces sources même en dehors de la période qui nous intéresse ici.)
registres paroissiaux de Jumièges
Archives communales de la Mailleraye
4BP 7005, 7012 visites d'experts à la tourbière
6 BP 6, 9, 192 Vicomté de l'eau
C 282, 559, 2213 administration publique
4E71 C.A.Deshayes, notaire de Jumièges
G8885 affaires ecclesiastiques
9 H 37, 70 ; 75 & 76, 283 & 284, 303, 313 & 314, 317 & 318 abbaye de Jumièges.
5 M 602 entreprises industrielles
2SP1871 demandes d’appontements sur la Seine
3S774 tourbière de la Harelle, 1887-1919
6SP46 entreprises industrielles
Lien: Grève à la tourbière