Alain Joubert
Bien que peu de personnes sachent qu'Heurteauville était récemment encore un hameau de Jumièges, il reste cependant, dans les mentalités et les pratiques, quelques traits qui rappellent le rattachement, jusqu'en 1868, d'Heuteauville à Jumièges, en particulier les inhumations et les habitudes d'achat des habitants de Port-Jumièges.
Il y avait dans le cimetière de
Jumièges un espace dit "du cimetière
d'Heurteauville". Cet espace est encore visible à l'heure
actuelle mais n'est plus en usage, les dernières tombes
étant datées de 1859.
Le cimetière d'Heurteauville à
Jumièges aujourd'hui déserté (Photo A.
Joubert)
"Dans le cimetière de Jumièges, il y a encore le coin du cimetière d'Heurteauville."
"Les gens d'Heurteauville étaient enterrés à Jumièges. Quelqu'un récemment a demandé à être enterré à Jumièges... Madame B., qu'à 80 ans, ses beaux-parents, toute la famille est enterrée à Jumièges."
"Dans le quartier, ça ne va pas à Jumièges..."
"A Port-Jumièges, ça se fait enterrer à Jumièges."
"Enfin, on peut dire qu'il reste un petit quelque chose au Port-Jumièges. Là, les habitants de Port-Jumièges ont tendance à aller faire leurs courses à Jumièges, ont tendance à aller au notaire à Jumièges.... Il y aurait une banque à Jumièges, je pense que les habitants d'Heurteauville préféreraient aller à Jumièges. Ca se perd de plus en plus."
"Y'avait des commerçant qui passaient. Y en avait beaucoup de Jumièges au début."
L'évocation de souterrains traversant la Seine et reliant Jumièges à Heurteauville doit plutôt être interprétée comme la traduction de liens immatériels entre l'abbaye de Jumièges et ses dépendances (la grande d'Heurteauville) comme le suggèrent Alain Priol et Alain Provost (Priol et Provost, 1984) dans leur travail sur les traditions orales et l'archéologie dans le bassin de Rennes.
Madame E. Parle d'un souterrain aujourd'hui bouché qui, parant de la ferme où elle avait vécu étant jeune, traversait la Seine et débouchait à Jumièges.
Monsieur J. évoque aussi un souterrain "soit-disant-même qu'il y avait un souterrain qui partait de l'abbaye de Jumièges; qui allait jusqu'au Torp" (prieuré en forêt de Brotonne, ancienne dépendance de l'abbaye de Jumièges).
Dans un autre ordre d'idée, Madame S. rappelle aussi qu'elle participait au pèlerinage annuel de la forêt de Jumièges.
5.1.4. - La Seine, une contrainte plus qu'une frontière
"Ça ne fait pas une frontière, mais ça fait une frontière quand même parce qu'on ne peut pas communiquer. Y a c'te Seine, alors, y faut faire un grand détour".
"D'ici à Bourg-Achard, c'est sûr que la Seine est une frontière, c'est un handicap pour beaucoup de personnes. Heureusement qu'on travaille beaucoup" (un employé du bac).
"C'est certain qu'il y a une frontière, c'est sûr déjà quand on voit le prix des terrains de la rive gauche et de la rive droite, déjà on s'aperçoit qu'il y a une grande différence.
"Forcément les terrains de la rive gauche sont devenus beaucoup moins chers parce que les gens, ils ont justement c'te fameuse rivière qui les coupe de la ville, en fin de compte, hein ? et puis beaucoup de choses comme ça. Regardez sur la rive gauche, ce n'est pas si moderne que sur la rive droite."
"M'enfin y a quand même une frontière de mentalité entre la rive droite et la rive gauche aussi. J'ai l'impression que les gens de la rive droite et de la rive gauche ont du mal à s'entendre. J'sais pas pourquoi, est-ce que d'un côté c'est pus riche que l'autre ? J'sais pas. C'est pas pareil, on le sent. Sur la rive droite, ils sont un plus plus décontractés que las. Je sais pas. si c'est justement la Seine qui les énerve de ne pas pouvoir faire... comme... ils doivent être un peu pris au piège... Y'a une mentalité qu'est pas du tout pareil que l'autre côté, est-ce que c'est la Seine qui joue ? Y sont associables, oui, y sont plus renfermés... Y sont moins... P'têt moins civilisés... c'est pas ce que j'veux dire, mais y'a quelque chose qui a joué... y'a peut-être des années de ça et puis ils sont restés un peu bizarres" (un habitant de la rive droite).
"Y'a des gens qui préfèrent de ce côté-là, c'est plus calme, plus tranquille... évidemment, c'est plus un coin de retraités que d'ouvriers, avec les bacs qu'il y a à passer... les gens évitent d'y vivre" (sur la rive gauche).(un habitant de la rive gauche).
"La Seine est redevenue une frontière, frontière économique, s'entend". (Extrait du livre de livre de réclamation du bac d'Yainville, le 14 8 1957).
Il s'agit d'une réclamation concernant la remise en vigueur du péage sur les bacs, peu de temps avant la mise en service du pont de Tancarville.
"Depuis qu'on a le pont, on n'est plus isolé. On peut dire que c'en est pas une (frontière) sans en être une, pour nous qui avons toujours vécu avec les passages d'eau, pour nous c'est pas une frontière.
On a été habitué comme ça et on n'y pense pas. Pour les gens qui arrivent, oui, peut-être, pas pour nous".
"Bah, c'est une frontière. Les gens d'une rive sur l'autre, c'est les mêmes, ça nous coupe, ça coupe les contacts quand même, autrement, y'aurait pas la Seine, ce seraient nos voisins en face. On pourrait parler avec eux, mais sont trop loin là".
Et la femme d'ajouter malicieusement: "tâchez la remblayer" (la Seine)
"Bah c'est plutôt une gêne, quoi, une frontière parce qu'on est de l'autre côté. Malgré tout, on est tributaires du bac".
"La Seine est une frontière entre la haute et la basse-Normandie. Remarquez qu'ici, on est en haute-Normandie". "Ah ben, on serait mieux à aller à Duclair si y avait pas ce système de bac qui vous fait perdre... c'est des horaires, quoi". (un habitant de la rive gauche).
"La Seine devient de moins en moins une frontière avec le pont".
"Donc, si vous me demandez si la Seine est une frontière, le musée de Caen a déjà élevé la statue de cette frontière". (Allusion à l'homme de Bardouville", exposé au Musée de Normandie à Caen dont le cartel indique que 'la forme particulière de son crâne s'explique, parce que vivant dans les méandres de la Seine, ça empêchait le mélange des races."
et lui-même d'ajouter: "d'ailleurs, je dis à mes clients: vous voyez bien que mon crâne aussi à changé de forme, depuis 20 ans que je suis là".
"C'est une barrière pour les ouvriers", déclare monsieur J.L. le responsable de l'une des trois entreprises artisanales implantées à Heurteauville. Il précise qu'il évite d'embaucher des gens du Trait (l'autre rive) ou alors ils font toujours le même quart de travail posté car "il n'y a pas de bac à 5h du matin". Il ajoute que les camions sont obligés de faire un détour de 30 km pour rejoindre Heurteauville car leur tonnage excède les limites autorisées sur les bacs.
La situation n'a pas toujours, semble-t-il, été identique car les riverains possédaient des barques.
"Les arrières-grands-parents, leur famille était du côté de chaque côté de la Seine, il y avait moins de frontière par le fait que maintenant."
"Les grands-parents avaient des propriétés de l'autre côté sur Barneville. Ils avaient leur barque et ils passaient l'eau."
"Avant, on avait la barque, on allait de l'autre côté"...
"Ils allaient chercher de l'eau à la source" (du Landin). "On avait notre bachot. Il y a eu beaucoup de barques de détruites quand les douaniers ils ont coulé toutes les barques pendant la guerre quand les Allemands sont arrivés, pour pas qu'ils passent". (un habitant du Conihout de Jumièges).
"Tout le monde avait sa barque dans le temps, mais maintenant, c'est fini".
Au vu de ces témoignages concordants, on peut donc affirmer que plus qu'une barrière, la Seine crée aujourd'hui une gêne, un handicap, une contrainte. Toutefois, ce phénomène s'est sans doute accentué de nos jours, car avant-guerre les riverains possédaient et utilisaient fréquemment des barques pour leurs déplacements d'une rive à l'autre.