Alain Joubert


5.1.3- Les bacs, les ponts et les passeurs


5.1.5.1 - Face à la contrainte créée par la Seine, on a de longue date établi des passages d'eau publics en plus des nombreuses barques qu'utilisaient les riverains. 

"Tout au début, en 50, on faisait les quarts, y avait pas de bacs la nuit, rien du tout, on avait une barque puis on traversait avec deux copains."

"Quand on travaillait à la Savonnerie, ils avaient leur barque, les gars, pour traverser."

"Mais lui, il était pas embarrassé, il traversait la Seine en canoë, la nuit comme le jour."

5.1.5.2 Le bac a été un instrument privilégié de passage sur la Seine avant l'établissement des pont.

Quatre passages ont desservi Heurteauville

- Celui de Jumièges sans doute le plus ancien.

- Celui de la "barque du Trait" (du latin trajectus, le passage) qui peut avoir la même ancienneté.

- Un passage a existé en face de la rue des Isles à Jumièges, mais il n'était déjà plus en service en 1841.

- Le passage d'Yainville réclamé depuis plusieurs années pour "la réunion des deux rives" (1) fut établi vers 1868 comme une annexe de la barque du Trait, passage loué à un fermier (2).
Cependant, la cale de ce dernier existait précédemment
(3) et semble indiquer l'existence d'un passage plus ancien.

(1) Archives de la commune d'Yainville, registre des délibérations du 10 mai 1864.
(2) Archives de la commune d'Heurteauville, registre des délibératoins, janvier 1868.
(3) Elle est attestée le 30 septembre 1842 dans une pétition des habitants d'Heurteauville, Archives départementales de la Seine-Maritime.


Plateau à rames et barque de passage à La bouille. Carte postale début XXe s. Collection Huet.



Pendant très longtemps, les bacs étaient mûs par des rames. "Quand on était jeunes, c'était le plaisir de prendre la place des avirons aux traversées. Le dimanche, on allait au cinéma au Trait. Le passeur, il savait qu'il n'avait pas à toucher à la barque, c'était nous qui détachaient la barque, qui se mettaient dans les avirons pour traverser. Il était bien content parce que qu'il y avait de courant."


Jumièges, les bords de Seine et le passeur. Carte postale début XXe s. Collection D. Goudenhooft.

Au passage de Jumièges, qui existait avant la guerre de 14-18, à côté de la barque pour les piétons, il y avait un plateau manœuvré par des rames pour les voitures à chevaux. Le passage d'Yainville fut aussi doté d'une plateforme de ce type. Quand le courant était fort, la traversée de ce plateau nécessitait qu'on le hale sur 300m à contre-courant afin qu'il dérive ensuite, et vienne atterrir sur la cale de l'autre rive.

"A marée descendante, comme actuellement, que le courant était un fort courant dans les fortes marées, pour partir d'Heurteauville pour aller à Yainville, il fallait traîner le bac, je sais pas, deux, trois cents mètres... Alors les gamins de l'école, parce que nous, on allait à l'école à Heurteauville, tout le monde tirait dessus, tirait le bac avec la corde... et puis le père C. dit: bon, ça va suffire pour traverser, tout le monde à bord ! On prenait la corde, tout le monde sautait là et puis après fallait sauter sur les avirons. Tous ceux qui voulaient passer, ils sautaient sur les avirons. Puis, allez, vas-y que j'te tire pour juste avoir la cale de l'autre côté."

Parfois, précise Monsieur A., par vent d'ouest, le passeur établissait une voile sur le plateau, "parce que le père C., c'était un vieux de la Seine, alors il mettait une voile là. Alors, il y avait encore un inconvénient parce que... il voulait pas démolir le bac en arrivant dans la cale, fallait pas arriver 'core trop vite, mais y connaissait tellement les astuces des courants et des remous et puis tout ça y savait".

Trois passages plus importants étaient utilisés également par les habitants d'Heurteauville, à la Mailleraye, Duclair et Caudebec. A la fin du siècle dernier, ils se voient dotés de bacs à vapeur mus par des roues à aubes.


Bac à vapeur de Duclair. Carte postale début XXe s. Collection Still.

Après guerre, la barque du Trait a été motorisée une dizaine d'années avant sa suppression, en 1980. Elle pouvait transporter des vélos et était fréquentée surtout par les ouvriers des chantiers du Trait. Les deux autres bacs étaient dotés de plateaux portant quatre voitures, remorqués par une vedette placée au flanc du bac. Ce système était encore en usage jusqu'en 1976, date à laquelle les bacs automoteurs amphidromes les ont remplacés.


La barque du Trait fut exploitée par un f'ermier jusqu'en 1980 (Photo R. Pépin-Donnat).

Aujourd'hui, deux passages seulement sont en fonctionnement, la barque du Trait ayant été supprimée ainsi que les bacs de Caudebec et de La Mailleraye à la mise en service du pont de Brotonne. Des menaces pèsent sur le bac de Jumièges qui sert de plus en plus aux remplacements des autres bacs quand ils sont en révision.


Vedette à plateau utilisée pour le passage de Jumièges jusqu'en 1975. Actuellement, ce bac est utilisé par un agriculteur dans la partie amont de la Seine, près de Port-VIllez, pour desservir une île. Photo A. Joubert

C'est ce qui fait dire à Madame M. que la barrière entre Heurteauville et Jumièges est plus importante qu'autrefois, le bac étant arrêté pendant plusieurs semaines par an, et à Monsieur J.P. "Je préfère passer par Jumièges parce que le passage d'eau est plus joli, et puis, finalement, ça m'embête de passer par le pont de Brotonne. J'espère qu'on ne le supprimera jamais (le bac)".


Le bac automoteur actuel assurant le passage Jumièges-Heurteauville à la cale de Jumièges. Photo A. Joubert.

5.1.5.3 - L'ouverture, en 1977, du pont de Brotonne a en partie modifié la vie de la presqu'île en permettant le passage à toute heure du jour et de la nuit. Presque toutes les personnes enquêtées insistent sur ce point.

"La Seine devient de moins en moins une frontière avec le pont."

"Des fois, on allait faire le tour par le bac de Caudebec/La Mailleraye, et puis après c'était le pont quand il y avait du brouillard, partir d'ici pour aller à l'usine, y'avait 4 km par la route, ben si vous faisiez le tour par le pont, y'en avait 21?"

"On a le bac, on a le pont encore qu'on va à Caudebec... ça va maintenant. Avant, c'était vraiment... c'était affreux sans le pont, les files de voitures."

"On passe le bois comme on veut, puis la Seine comme on veut, maintenant. Alors c'est facile."

"Quand on sort et qu'on rentre tard, quand il n'y a plus de bac, on peut passer par le pont. Evidemment, ça rallonge, mais c'est mieux que de faire le grand tour par Rouen."

"Le pont a été vraiment très utile."

"Le pont de Brotonne, à l'heure actuelle, on rentre quand on veut, on passe quand on veut, même par temps de brouillard."

"On prend le bac, on prend le pont, on va à Duclair, on va à Yvetot ou à Caudebec."

"Au début, on avait fait le tour par Rouen (pour aller au feu se Saint-Clair), et puis après il y avait le pont. Avec le pont, ça allait."



Le pont de Brotonne, principal outil du désenclavement de la presqu'île de Brotonne. Photo A. Huon

A aucun moment et dans aucune des enquêtes effectuées dans la presqu'île de Brotonne je n'ai entendu l'amorce d'une critique sur le pont de Brotonne, son coût d'investissement, de fonctionnement alors qu'à l'extérieur, il est l'objet de controverses, voire de critiques sévères quant à

- sa localisation, car pour beaucoup, il aurait été plus utile à hauteur de Duclair ;
- sa fréquentation qui reste faible (inférieure à 5.000 véhicules/jour), parce que situé à l'écart des zones densément peuplées. Il débouche sur une forêt, sorte de "no man's land" entre la Seine-Maritime et l'Eure.
- son coût de péages pour les habitants de l'Eure, qui revient à distinguer deux types d'usagers, les habitants de Seine-Maritime qui paient le pont à travers leurs impôts départementaux mais n'acquittent pas de droit de péage, et ceux de l'Eure qui ne participant pas aux frais de fonctionnement du pont par leurs impôts, doivent acquitter un péage de 10F à chaque passage.


Dès 1850, on songeait à construire un pont à Caudebec avec le souci de laisser passer les navires de haute-mer. Gravure : Coll. Parc naturel régional de Brotonne.

Ces derniers acceptent d'autant plus mal ce péage que les deux départements sont réunis dans la même région, la Haute-Normandie. Le pont, au lieu d'être un symbole fédérateur des deux départements en une région, se trouve être l'enjeu d'une division entre les deux types d'usages, les 76 et les autres. Il en résulte une sous-fréquentation du pont par les gens de l'Eure qui préfèrent prendre le bac moins cher. Le pont de Brotonne est fréquenté à 75% par des habitants de la Seine Maritime.
Ces usages préférentiels du pont, ce sont bien évidemment les 4.000 habitants de la presqu'île de Brotonne immatriculés en Seine-Maritime.

5.1.5.4 - Redoutées par les usagers, les interruptions de service des bacs peuvent avoir plusieurs causes (1)


Brume sur la Seine entre Heurteauville et Yainville (Photo : A. Joubert)

- La Brume est la cause la plus fréquente d'interruption du passage.
Face à ce phénomène atmosphérique, plusieurs attitudes se font jour chez les passeurs. Il y a ceux qui passent malgré tout et ceux qui refusent de passer. Le capitaine est seul maître à bord. Monsieur A donne des précisions sur le sujet :

"Y avait des moments que le bac de Yainville y passait pas, et puis à la barque il passait dans le brouillard..."

"Y avait des équipes qui passaient mais y avait des équipes qui passaient pas.... ça dépend du patron pis du matelot... bon maintenant pourtant, ils ont le radar, y a des équipes qui passent pas..."

"Y en avait un... dans le brouillard mais alors des fois on embarquait, on voyait même pas en descendant la cale, on voyait pas l'autre bout des haies, bon, y avait pas tant de navigation que maintenant, si vous voulez. La chose qu'il faisait, il reculait les pieux, aussi sec demi-tour. Il avait la boussole et puis il regardait l'heure tout le temps, allez, à fond et puis quand il poussait les gaz, vous pouviez être sûr qu'on apercevait de l'autre côté. C'était R. ... oui, il habitait au Trait mais c'était le meilleur."
Les bacs, dans le temps, y avait pas de radar à bord, y avait pas le téléphone à bord. A l'heure actuelle, le bac, avant de traverser, il demande à Caudebec s'il y a pas un bateau en route, il demande à Duclair s'il y a pas. On lui répond que non.... bon, il y va. Ben moi, j'aurais jamais forcé les passeurs à nous passer rien que par la peur. (Les ouvriers) ils forçaient. Ah ben l'ouvrier... c'est qu'il pointait, s'il était en retard, il perdait sont temps."

Voyons maintenant l'opinion des passeurs à ce sujet.

"Si on a beaucoup trop de brouillard, on passe pas. En principe, on passe toujours. Le dernier coup qu'il y en a eu, du brouillard, c'était il y a une douzaine de jours... Quand on a voulu mettre le radar en route, il était en panne... on voyait bien les feux, si vous voulez... mais seulement on n'a pas de visibilité ni à l'amont ni à l'aval. Alors, il peut très bien s'amener un bateau... En principe, les navires nous appellent quand ils arrivent... Mais seulement, ils peut très bien monter un navire qui soit en panne de phonie et nous on tombe en panne de phonie, alors la sécurité c'est le radar."

- Les autres intempéries sont très rare. On rappellera pour mémoire le cas du facteur Clément, du bureau de poste de Jumièges, qui fut récompensé sur demande de la municipalité pour avoir (durant l'hiver 1890-91), "fait preuve d'un courage et d'un dévouement extraordinaires soit en traversant la Seine lorsqu'elle était couverte de glaçons pour accomplir son service à Heurteauville, soit en allant par chemin de fer et par voiture pour arriver à 5h du matin à La Mailleraye pour y prendre son service." (2)
- Les grèves. Bien qu'assez peu fréquentes, les habitants ont en mémoire celles de mai et juin 1968, pendant lesquelles les bacs furent arrêtés une vingtaine des jours. La barque du Trait assurait seule le passage durant cette période. "Attention, c'était particulier.... c'était un fermage à lui... il était en principe forcé d'assurer le travail, parce qu'autrement il n'aurait pas été payé... on passait à pied (sans les vélos)... parce qu'il y avait tellement de monde."

Il est arrivé que le passeur du Trait transporte 449 personnes en une journées, lors de ces semaines de grèves. "J'ai vu à Yainville des fois y passaient pas avec le bac... y passaient avec la barque 12, 13 vélos sur le boudieu qu'on appelait ça, le nez là, 12, 13 vélos empilés comme ça puis autant de personnes dedans".

- Les pannes et les révisions.


L'interruption du passage, une cause de conflit. Photo A. Joubert.

"Chose qu'arrive rarement mais qui peut arriver quand même... le bac en panne... Si c'est une panne à l'improviste... c'est les mécanos qui viennent... Tout ce qui est programmé on est dépanné par Jumièges."

"J'ai demandé que le bac de Jumièges vienne remplacer celui de Yainville quand celui de Yainville est en panne ou qu'il y a quelque chose à faire. Pourquoi ? parce qu'ici c'est le passage des enfants qui vont aux écoles."

Parfois, c'est l'état de délabrement du matériel du bac qui pose problème. Ce n'est plus heureusement le cas de nos jours, mais en 1881, le maire de Jumièges porte plainte contre le sieur Richer, fermier du passage d'eau de Jumièges, lui reprochant "de faire passer (convoyer) quelques fois les voyageurs par des enfants, d'être impoli et grossier à l'égard du public, d'avoir coulé son bateau et laisser à désirer sous le rapport de la sobriété."

Le conseil municipal prend alors une délibération pour demander une enquête au préfet (3)

5.1.5.5. - Les passeurs

On s'en doute, la vie quotidienne des passeurs, "les gars du bac", comme on les appelle, est émaillée de petits incidents, dûs en particulier aux interruptions ou aux retards de passage peu appréciés des usagers.

"On n'a pas le droit d'être en retard. Les gens qui passent sur le bac, eux, ils ont le droit mais nous, on n'a pas le droit, parce qu'alors, on se fait arracher les yeux."

"Y en a qui sont jamais contents, ils arrivent en retard. Bon, on est parti avant, et puis quand ils sont sur le bac, eh bien, on part en retard. Voyez, il y a toujours des petits accrochages comme ça mais autrement, c'est jamais méchant."

"Enfin, les gens préfèrent se plaindre par téléphone. Quant il y a quelque chose on va au téléphone, c'est plus pratique. Autrement, demander le cahier de réclamations, ils y tiennent vraiment pas."

"Jusqu'à... disons 8h du matin, quasiment on n'arrête pas. Y a du monde à tous les bacs, pis des deux côtés. Ca passe dans les deux sens, le matin. Y en a plus de la rive gauche. Le soir c'est l'inverse, mais c'est toujours à peu près les mêmes gens. On fait 450.480 voitures" (par jour au bac d'Yainville).

(Le bac de Jumièges) "L'hiver, il tourne dans les environs de 200 voitures, la moitié, bon. Mais l'été, ils arrivent sûrement à notre niveau."

"Les gens comptent sur nous et nous on compte sur les gens. Plus on a de clients, mieux c'est pour nous, plus on gardera le bac."

Au métier de passeur était attachée autrefois une certaine considération. Il fut un temps ou le système généralisé du pourboire aux "gars du bac", complété par un café de chaque côté fit que cette considération décrût. Le passeur était - et reste - le médiateur du passage d'une rive à l'autre, à l'image de Charon qui transportait dans sa barque les âmes des morts au-delà de l'Achéron, moyennant le paiement d'une obole.

"Dans le temps, les passeurs ne savaient ni lire ni écrire. Maintenant, il faut faire un rapport tous les jours."

"Y avait P qui avait connu son père faire le passage. Il me disait : mon père prend au moins 30 cafés (arrosés) tous les jours. Ah, le café, ils appellent ça "le tout ensemble", parce que c'est du café et de la goutte..."

(Monsieur L. parlant de son père) : "Quand il a eu fini cela, il voulait rentrer sur les bacs, les inscrits maritimes, on les mettait sur les bacs. Mais je m'en rappelle, c'était ma mère et puis mon oncle C. y voulaient pas parce que sur les bacs, vous savez, de chaque côté... les matelots... y avait un bistrot de chaque côté."

"Avant, ils étaient biens que si y touchaient la pièce, y avait un bistrot de chaque côté."


Deux passeurs du passage d'Yainville : André Samson et René Leclerc. Photo : A. Joubert.



L'embarquement et le débarquement sur le bac. Photo : A. Joubert

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(1) L'analyse du livre de bord de la barque du Trait du  1er avril 1967 au 29 février 1980 (fin du service) fait apparaître :
-241 interruptions de service dues au brouillard.
-142 perturbations diverses ayant donné lieu ou non à interruption de service parmi lesquelles :

-32 jours de vacances (un seul agent);
-28 déprédations,
-8 accostages difficiles, 7 faux appels, 6 cas d'ivresse de passagers, 5 cas d'insultes, 3 appels non entendus.
-24 jours de grève des autre bacs (principalement en  Mai et Juin 68) durant lesquels le service de la barque a dû être quasi-continu (de par son contrat, le fermier de la barque du Trait était tenu d'assurer le service sauf cas de force majeure, alors que le service des autres bacs était et est toujours rempli par des fonctionnaires départementaux qui peuvent se mettre en grève).
- 21 jours de tempête, neige ou froid ont donné lieu à interruption du service.


(2) Archives communales de Jumièges, 30 août 1891.
(3) Archives communales de Jumièges, 10 août 1881.








Source: L'autre côté de l'eau, Alain Joubert.

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