Alain Joubert


5.3.3 -  La linguistique


Nous n'avons fait que survoler le domaine de la linguistique qui mériterait un beaucoup plus long développement. Nous nous sommes placés exclusivement dans la logique de l'identité linguistique subjective, c'est à dire celle que proposent les locuteurs eux-mêmes, sans tenter de dégager une identité objective selon la classification qu'établit Alvarez-Pereyre en Sarthe et en Mayenne (Alvarez-Peyere, 1984, p.9)

Les conclusions hâtives que l'on peut tirer des enquêtes sont les suivantes :

Le patois était utilisé autrefois à Heurteauville et dans la presqu'île. Chaque commune avait son patois différent de celui du voisin par les expressions employées mais aussi par l'accent. Ces termes d'expression et d'accent reviennent fréquemment dans la bouche des interviewés comme le soulignait Alvarez-Pereyre.

« Y avait des mots qu'on employait qu'étaient pas les mêmes entre Vatteville et Saint-Nicolas ».

« Quand on est arrivés à Saint-Nicolas en 1942, quand je cherchais à demander à la Mère V. ou à la mère R. les vieux quand ils parlaient d'aller sous le bec d'ève, mais qu'est-ce que c'était que le bec d'ève, et puis un capti (kâpti) j'comprenais pas. »

« Un bec d'ève, c'était une charretterie, vous savez, ce qu'on appelle ordinairement un cul de geai (kudjé). »

« Va mat' le capti sous le bec d'ève »... Un capti on l'avait pas chez nous, on l'avait pas sur la rive droite.... »

« Vatteville était un peu spécial pour le patois ».

On notera au passage le sentiment de différence vis à vis de Vatteville que l'on a déjà souligné plus haut.

« Ah, ils on leur patois (dans l'Eure), comme même à Heurteauville, il y avait et il y a encore des gens qui parlent patois et puis Jumièges... encore pire ! »

« Jumièges, c'est un patois, Heurteauville, c'est un patois et c'est plutôt chantant ici... mais j'ai vécu à Duclair, y avait pas de patois, c'était le bourg, pas ? »

A remarquer ici l'opposition ville-campagne que l'on a déjà décelée à plusieurs reprises.

« Vous savez, mon grand-père, au lieu de dire d'habiller les chevaux, il disait biller... faut qu'je bille les chevaux. Au lieu de « chercher » on « va qu'ri » (aller quérir).

« Ben y a des accents différents (d'un côté et de l'autre de la Seine). Ici, c'est un accent chantant, pas beau à mon avis, comme Jumièges. Une qui parlait bien jumiégeois, c'était Madame M. elle avait conservé un accent puis son parler, d'ailleurs. »

Je rejoindrai l'analyse d'Alvarez-Pereyre qui souligne que « entre accent et expression, il y a une différence de statut. L'accent sert souvent à s'identifier par rapport à d'autres, l'expression, c'est l'identité de soi. »

Autre consensus souligné aussi par Alvarez-Pereyre dans le Maine, on parle mal ici mais les autres parlent encore plus mal, ce refus du patois est quasi général, mais on constate une amélioration.

« Par ici on parlait un peu mal, mais dans votre coin à la Haye de Routot (c'est) encore (pire) »

Toutefois les locuteurs ont été surtout marqués par deux façons de parler qui leur apparaissaient encore plus différentes dans les expressions et les accents : le patois de l'Eure et surtout celui du Pays de Caux... au point d'oublier parfois qu'eux-mêmes avaient un accent.

« Des expressions de patois, y en a dans l'Eure... y a encore des anciens, on appuie sur les mots. Ils disent « on va y alleu » (álœ), « on y a éteu (etœ), « il est retain » (réte) ou « toupiner » (tourner en rond) (tupiné) un sens giratoire.

Et puis la manie qu'ils ont quand ils parlent de : « ah, eh, là hé là » (á é là)

« Maintenant moins, mais avant, c'était pas du tout la même chose, eux, ils employaient des mots que nous on n'employait pas dans le même sens... Avant ils disaient pour dire « toi », y disait ta... ma, li (toi, moi, lui) » (tá, má, li).

« Une scie ils disaient un sciau (sio) et puis un sceau pour porter l'eau ils disaient aussi un siau. Beaucoup de mots qu'étaient... déformés. Avec le temps ça s'est amélioré. »

« Bardi, barda, (bárdi, bárdà). Le père R. (de l'Eure), il disait ça...merci j'suis retain (retenu) (rete) pour la soirée, comment qu'elle est enguilbaudée (mal habillée).

« Non, D. lui, il est né à Foulleville (dans l'Eure) et il dit toujours : Rah mais (ra mè) c'est son expression, ça. Mais ça existe chez nous.... un jour, on avait c'qu'on appelle un cueilleux, un gars qui venait cueillir (les fruits) chez nous, on appelait ça les cueilleux, un jour, j'ai essayé d'alimenter la conversation au cours d'un repas... eh bien tout était sur rah mais il n'y avait que la différence d'intonation entre les rah qui changeait ; L'approbation, c'était rah mais, quand il était pas d'accord : rah mais... »

Monsieur B. (de l'Eure), il faut voir ce qu'il appuie. Il a sauteu (sauté) (sótœ), un kien (kie), un ka (ká), (un chien, un chat).

« La scie se disaient siau... oh y avait pas que dans l'Eure. Je crois que dans ce coin on n'appuyai pas sur les paroles comme on appuyait dans l'Eure... Nous on dit par exemple j'vais y aller. Eux y vont dire on va y alleu (álœ). Ils appuient toujours sur la dernière lettre.

« Maintenant c'est changé. Attention, on parle plus comme on parlait. »

Dans la conversation, les termes enguilbaudé et retain sont aussi venus, preuve qu'ils ont frappé les esprits ainsi que la prononciation de sabot (chabot) (cábó).

« Ici avec l'Eure on a pas toujours les mêmes mots »

C'est comme avec le Pays de Caux

Le Pays de Caux c'est encore pis... »

« La coupure est plus importante avec le Pays de Caux qu'avec le Roumois. Le Pays de Caux ils sont restés bien plus à parler cauchois. Je pense que là où il y a de l'industrie ça se perd. »

« Ça commençait à Caudebec le patois ».

« Caudebec avait déjà un autre accent, il était déjà du côté du Pays de Caux ».

« Dans le Pays de Caux, il en ont aussi des accent, on disait pas un bûcheron, on disait un bocqueron ».

« Caudebec on parle bien ».

On retrouve ici l'idée que « à la ville on parle bien ».

« On sentait quand c'était par là-bas... »

« Dans le Pays de Caux, on disait « monter la côte à piás » (piá)

« Il me semble que les gens (de Bolbec) ont, comment dire, une mentalité, y a encore, même parmi les jeunes... beaucoup de gens qui parlent avec un fort accent. »

« Le Pays de Caux, c'est pas encore la même chose que cez nous... c'est encore la même chose que chez nous. C'est encore une autre façon de de parler... j'sais pas si, dans les intonations, y a vraiment de différence. »

« On a un voisin, il est pas âgé mais il dit toujours « à té, à mé ».

Cependant plusieurs personnes enquêtées mettent en evidence le fait que, des deux côtés de la Seine, certains mots sont utilisés, « dépeiquer » est utilisé des deux côtés dans l'expression « ça dépeique (çà dépèk) (il y a de la boue).

Le fameux « siau » (sió) qui, dans l'Eure et dans le Pays de Caux, signifie tantôt scie, tantôt seau, n'a, à Heurteauville, qu'une seule signification : le seau.

« A Sainte-Marguerite qu'était là-haut (dans le Pays de Caux), va m'qu'ri (kri) l'siau, c'était va me chercher la scie. »

« Un sciau ça peut être un seau ou une scie, ça, des deux côtés, ça se disait ».

On constate à travers ces quelques remarques que l'on est dans un schéma linguistique relativement connu où l'on peut tenter de discerner deux niveaux de différenciation, l'un proche que j'appelerai le patois de la vallée de la Seine, et l'autre, plus lointain, que je dénommerai le patois des plateaux (Roumois et Pays de Caux).

Il semble que les habitants de la vallée de la Seine se donnent à travers leur vision de la langue une certaine identité par rapport aux plateaux. Seule une étude plus approfondie permettrait de s'en assurer. On notera toutefois le sort particulier réservé aux ville (Duclair et Caudebec) où l'on « parle bien ». Cette idée n'étant pas exprimée par les habitants de ces villes, mais par les gens de « l'autre côté de l'eau ». On semble avoir ici un élément suplémentaire de la différenciation ville (rive droite) campagne (rive gauche), déjà exprimée à plusieurs reprises.











Source: L'autre côté de l'eau, Alain Joubert.

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