C'est le 13 novembre 1921 que fut inauguré le monument aux morts de Jumièges. Comme dans d'autre communes, on avait fait appel à un sculpteur du Trait, Maurice Ringot. Né en 1880 à Bergues, celui-ci avait fui la guerre qui faisait rage dans le Nord pour trouver refuge ici en 1917. Réalisé en pierre artificielle, il en coûta 14.000 F de l'époque réunis par souscription.
Puis vint une autre guerre et c'est alors que naquit une légende. Le pied droit du poilu représenté par Ringot reposait sur une casque à pointe en signe de victoire sur l'Allemand. Avec l'arrivée des représentants du IIIe Reich, ce casque humilié aurait été transformé en une sorte de coussin. La légende est belle. Elle est aussi tenace et me fut confirmée notamment par Roland Cadinot qui avait connu l'avant-guerre. Mais repose-t-elle sur une réalité ?
Voici deux photographies réalisées dans l'entre-deux-guerres...
Une carte postale de 1924 avec un petit garçon devant le portail et un monsieur accroupi à gauche du monument, dans le cimetière
Le monument est ici entouré de gerbes de fleurs. Sans doute à l'occasion de son inauguration ou d'un 11-Novembre.
GROS PLAN SUR LE MONUMENT
GROS PLAN SUR LE PIED DU POILU
|
Vue
sous le même angle aujourd'hui. La pierre sur laquelle repose
le pied a été raccourcie et striée et
ne ressemble à rien.
|
LA SOLUTION DE L'ÉNIGME
Avouez tout de même qu'il y a quelque doute. La solution de l'énigme elle se trouve dans le compte-rendu que fait de l'inauguration le Journal de Rouen du 14 novembre 1921.
Dut-on assister à des centaines d'inaugurations de monuments aux morts, on ne peut qu'être chaque fois profondément ému et en partir avec de viriles résolutions pour l'avenir. C'est l'impression qu'avaient hier les nombreuses personnes qui se trouvaient à Jumièges, cette charmante commune rendait, en effet, l'hommage qui leur est dû à ceux de ses enfants qui sont tombés pendant la grande tourmente.
Cette cérémonie, coïncidant avec l'anniversaire de l'armistice, a revêtu par la même un caractère plus grandiose, plus imposant sous le ciel gris de novembre.
La journée a commencé par une impressionnante manifestation à l'église, que le curé, M. l'abbé Joseph Grout, avait préparée avec autant d'ordre que de goût.
L'église avait été ornée de façon vraiment charmante par la société Worms, du Trait, dont le directeur général, M. Majoux, était présent avec le personnel administratif.
Devant une assistance considérable sur laquelle planait le souvenir des morts qu'il s'agissait de célébrer, la messe a été dite par M. l'abbé Wagner, chanoine honoraire de Saint-Paul de Rouen. L'allocution a été prononcée par M. l'abbé Gilles, aumônier des Petites sœurs des pauvres qui, sobrement, mais avec une émotion prenante, a rendu l'hommage qui convenait aux héros et tiré les leçons nécessaires de leur sacrifice.
Plusieurs chants ont été interprétés par les enfants, les dames et hommes de la paroisse.
Après la messe, et avant l'absoute, il a été procédé à la bénédiction du drapeau qu'un groupe de dames et jeunes filles de la commune avaient tenu – geste délicat – à offrir aux démobilisés. Puis le clergé, suivi des autorités : maire, conseillers municipaux, s'est rendu au monument pour le bénir.
Pendant la messe, la fanfare de Duclair s'est fait entendre sous la direction de son excellent chef, M. Pellerin ; pendant toute la journée du reste, cette musique devait prêter son concours qui fut fort justement apprécié.
Dès une heure de l'après-midi, la population se masse sur la place de la mairie pour former le cortège. Mais avant de se rendre au monument, Mlle Boutry, en une allocution joliment tournée, remet aux anciens combattants le drapeau bénit le matin. M. Lambert, président des anciens combattants, remercie de cette délicate attention des dames et jeunes filles de la commune et confié l'emblème sacré au porte-drapeau, M. Lacaille. M. Roux remet la Médaille militaire à un brave, M. Leclerc, puis le cortège se forme. Il est ainsi constitué sous l'intelligente autorité de M. Piolé, secrétaire de mairie :
Les enfants des écoles et leurs dévoués instituteurs et institutrices, Mlles Tallon et Godefroy et M. Piolé ; les sapeurs-pompiers, lieutenant Lambert ; les diverses délégations des communes voisines, Duclair, Le Trait etc. MM. Roux, vice-président du conseil de préfecture, représentant M. le préfet ; Jean Maillard, député ; commandant Marcot, représentant le général commandant le 3e corps d'armée ; docteur Jacob, délégué de l'UNC de Rouen ; Denise, conseiller général. Boutard, maire de Jumièges, Monguerard, adjoint ; les conseiller municipaux ; docteur Allard, maire de Duclair ; de Heyn, adjoint ; Pestel, maire du Trait ; Carpentier, maire d'Yainville ; Lamy, maire du Mesnil-sous-Jumièges ; Mémard, maire de Saint-Paër ; Guérin, maire d'Heurteauville ; Hébert, maire de Sainte-Marguerite-sur-Duclair ; Rousée, notaire ; Victor Dupont, président de la fanfare ; les anciens combattants, les membres du comité du monument, les familles des morts. | Aux sons de pas redoublés, l'on gagne
le monument. Ce
monument est élevé au bord de la grand route, sur
la place qui précède le cimetière et
l'église que les moines de Jumièges firent
autrefois édifier pour la paroisse. œuvre de
l'excellent sculpteur Ringot, du Trait, il est d'aspect
sévère, bien approprié au pays. Il
représente un poilu fièrement campé
dans sa guérite, portant un drapeau avec un rameau d'olivier
et foulant aux pieds un
casque boche. Au-dessous sont gravés dans la pierre ces mots qui sont une leçon : "Souviens-toi", puis "A nos morts". |
Les noms des 43 enfants de la commune morts pour la France sont inscrits sur les faces du monument :
1914
Léon Lefèbvre Claude Ybert Maurice Bonnamy Louis Prévost Adrien Bien Henri Deconihout Louis Vestu Arthur Ponty 1915
Marcel
Martin
Lucien Bien Paul Lemercier Louis Lannier Arthur Charlet André Martel René Huet Charles Deshayes Albert Prunier Cyrille Pillon Louis Vauquelin Jules Plichon Louis Neveu Gaston Bultey Henri Neveu Célestin Cuffel. |
|
Photos : Alain Guyomard |
1916 Georges Littré Gaston Ponty Henri Deconihout. 1917 André Landrin René Landrin. 1918 Georges Vatey Gaston Cadinot Charles Prévost Alfred Portail Raymond Cadinot Albert Sénart Théophile Thuillier Gaston Gosse Raoul Dubos Luis Cadinot René Schmitt Victor Barbey René Dubuc |
Quand l'assistance a pris place autour du monument, et que les fillettes ont récité une gentille poésie, M. Jules Lefèbvre, ancien maire, président du comité du monument – qui a perdu un fils à la guerre — remet le monument à la commune, non sans avoir remercié les habitants de leurs généreuses souscriptions et avoir recommandé l'union sacrée.
Ce thème de l'union sacrée va être celui des orateurs qui suivent : MM. Boutard, maire ; Denise, conseiller général ; Maillard, député ; Roux, vice-président du conseil de préfecture.
Tous savent parfaitement traduire les sentiments que la mort des braves doit nous inspirer ; admiration et reconnaissance pour eux, mais aussi leçon d'énergie pour les luttes que nous réserve la paix, car, comme le dit M. Maillard, "la France a eu la victoire, mais elle n'a pas encore la paix à laquelle elle avait droit." Il convient cependant de ne pas perdre confiance – et M. Maillard devait insister sur ce point quelques instants plus tard – : la France aura le rang qui lui revient à condition que ses enfants le veuillent, et le veuillent fortement.
Les discours ont été entrecoupés par l'appel des morts fait par M. Lambert, auquel répondait M. Prévost par le toujours impressionnant : "Mort au champ d'honneur".
Les enfants des écoles ont chanté plusieurs morceaux de circonstance, notamment l'immortel : "Ceux qui pieusement sont morts pour la patrie..."
Enfin, jouant la Marseillaise, la fanfare achève cette cérémonie d'inauguration au cours de la quelle les victimes de la guerre ont été dignement honorées.
Un vin d'honneur réunit peu après autorités et démobilisés à la mairie, et là encore des paroles d'énergie et de foi en la France sont prononcées par MM. Boutard, Roux et Maillard. ; c'est certainement en montrant de l'énergie et une belle confiance que nous répondrons le mieux à la volonté de nos morts.
Conclusion
Eh oui, vous avez bien lu. Cette masse informe sous le pied du poilu symbolisait bien un casque allemand. Roland Cadinot n'avait rien inventé. Il connaissait d'ailleurs bien le sujet : son nom de famille est gravé par trois fois sur le monument...
Alors, Martial Grain a voulu en savoir plus. Il a consulté le dossier du monument, pris des photos sous tous les angles. Un constat : l'objet sur lequel repose le pied du Poilu a manifestement été retaillé et amputé à l'arrière.
Rien ne figure sous le
pied du soldat sur les deux premiers dessins En revanche,ci-dessous, on semble discerner un casque à pointe. |
|
La liste des souscripteurs au monument aux morts : |
Martial G. a écrit le 16/10/2013. Pour le casque a pointe, je l'ai vu sur une photo , bien plus reconnaissable, que celle proposée. Roland CADINOT , m'avait dit que c'etait lui et une autre personne, qui avait été designé, pour modifier le Casque a pointe . Par qui ? Le Maire de l'époque ? Est-ce sur les ordres de l'occupant ? Pour les gerbes de fleurs entourant le Monument, c'était les familles des tués, qui les deposaien, avec la photo du soldat, en géneral au centre.
Alain Guyomard : les photos proposées dans l'article, non pas pour but de montrer le casque à pointe, vu que le monument avait été transformé bien avant que ces prises de vues ne soient faites (voir dans l'article). Par contre si vous possédez la photographie ou figure le casque à pointe ce serait gentil de votre par de la publier sur le site, je penses qu'elle servirait de cheville ouvrière à cet article.
Laurent Quevilly : Les cartes postales sont des années 20 et représentent le poilu bien avant que le monument ait été modifié. Or il est bien difficile d'y distinguer un casque. Mais s'il existe des images plus convaincantes datant de cette époque, nous sommes bien sûr preneurs...
Philippe a écrit le
25/09/2014 : Les deux photos sont
intéressantes, notamment la 2e carte
expédiée en
23, qui montre l'état du site avant pose des
clôtures vers
1923-24, donc. D'évidence, le soldat pose le pied sur un
"truc".
Ringot était assez peu militariste, mais
l'hypothèse du
casque foulé aux pieds reste néanmoins plausible.
On
connait d'autres exemples de casques ou d'aigles impériales
bûchés ultérieurement. Cependant
pourquoi avoir
fait ça dès les années 20, disons
entre 21 et ...
1923 maximum, date de l'envoi de la carte (laissant supposer que la
photo a été prise bien avant). L'article de
presse est
clair. Mais les photos laissent à penser que le soldat
appuie
son pied sur une sorte de bûche, un débris, comme
on voit
souvent pour d'autres modèles. l'expérience
montre que la
photo a souvent raison ! d'autre part, il n'y a guère de
place
pour un casque à pointe, même en laissant supposer
qu'il
fut écrasé (c'était du cuir, donc
possible ;-), la
pointe devait émerger vers le spectateur pour que l'objet
soit
identifiable. En conclusion : monument bel et bien
"retouché",
faute de preuve photographique on peine à croire que ce fut
un
casque, qui fit l'objet de cette retouche - du coup inexplicable - et
tout cela reste donc un mystère.