Tout empreint de nostalgie, voici le texte d'un enfant du pays, Gabriel-Ursin Langé
. Il est de 1917...

A Gaston LE RÉVÉREND.

 Pendant trois longs jours, j'avais parcouru la péninsule de Jumièges, et avec quelle joie je reprenais contact par l'âme, avec l'âme de mon pays. En juillet, les routes, poussiéreuses, bordées de saules cagneux et de peupliers élancés et tremblants, sont brûlantes à suivre, mais l'on oublie vite la fatigue du chemin quand, vers le soir, le vent éternel de la plaine se remet à souiller ses âpres mélodies, et que le ciel prend ses teintes de couchant triomphal... Et puis, pour maintenir les yeux, c'est-à-dire l'âme, dans le visionnement des choses héroïques, l'on rencontre parfois dans la plaine, sur le bord des fossés, de vieilles pierres façonnées — vestiges de l'abbaye dont la destruction fut si longue et qui, pourtant, érige toujours ses deux tours au-dessus du bourg, ainsi que deux signes éternels sur la terre...

Vers le soir, je rentrais dans le bourg... C'était l'instant de l'Angelus... L'humble et vieille église paroissiale surplombe, du haut d'une éminence naturelle, la vallée si proche — et qui paraît si lointaine — de la Seine... La cloche tintait, et elle tinta longtemps, prodiguant ses symphonies vespérales de bronze, dans le soir rose qui s'affirmait plus splendide sur le bourg, sur la plaine et sur le fleuve, dessinant mieux les formes fixes des peupliers alignés, lointainement dans la vallée. Et elle sonna, la cloche, avant Yainville, comme si elle avait hérité de la priorité de voix que possédaient, autrefois, les cloches abbatiales sur tous les clochers de la Péninsule... Sa voix harmonieuse, si suave dans le soir, s'épandit sur le petit cimetière où dorment mes aïeux. Elle les enveloppait d'une gloire hautaine de bronze, dans la pourpre du couchant, et, devant cette fin de tout, cette poésie menacée par les villes modernes, je sentais venir les larmes...
 
Magnificence d'un tel soir ! Evocations du temps jadis où les aïeux habitaient dans leurs vrais logis de chaumes…… Que diraient-ils, s'ils revenaient, les bons vieux ? Reconnaîtraient-ils ceux qui sont là, et qui ont changé de costume, renié presque les coutumes séculaires qui avaient leur origine dans l'âme du peuple, fui vers la Ville qui les engloutit, au moment du grand sommeil, dans les fosses anonymes de ses Nécropoles ?... Ah ! quels reproches ils me feraient !... Rester, dormir à jamais dans ce petit cimetière, près des aïeux à l'esprit lumineux et si humainement simple... Ne plus comprendre, ne plus raisonner sur la beauté, parce qu'en ces paysages fleurissent naturellement les pommiers et germent les blés d'or...

Yainville sonna son Angélus, lointain...

Et les ombres du soir s'étendirent sur le cimetière et la péninsule...

Je suis revenu dans la ville...
 
Dans la chambre, en l'intimité des cadres enclosant les paysages et les figures aimés, parmi les bibelots qui soutiennent un peu les ailes fragiles des visions renouvelées, je travaille... Le soir tombe, le soir, triste et doux comme un rêve qui meurt... Et il y a aussi sur la ville des cheminées, des fragments de pourpre, et la lune qui passe a navigué au-dessus de ma péninsule bien-aimée....

Mais voici qu'une cloche se met à sonner..,

Or, le son de cette cloche est semblable au son de la cloche de Jumièges... Je revois, alors, tout ce que j'ai vu là-bas : les plaines mélancoliques, les peupliers élancés, tremblants, puis fixes dans l'accalmie du soir, le fleuve brillant, et les saules cagneux endormis au bord des fossés, sous les dernières caresses de l'astre... Et je revois encore le petit cimetière si intime ! Mais la cloche de la ville sonne, l'on dirait, des reproches… Est-ce donc la voix des aïeux qui est revenue du pays, et qui m'adjure de revenir au pays abandonné ; ou bien, est-ce pour continuer en moi la vision du pays... ô voix semblable des deux cloches !...
 
Mais, au pays, la voix de la cloche, est un apaisement, tandis qu'à la ville la voix de la cloche est vraiment un reproche !

Gabriel-Ursin LANGÉ.

Deux mois plus tard, dans la même revue, Langé publie un texte alarmiste sur Saint-Valentin.

Pour l'Eglise de Jumièges
 
Le voyageur qui s'arrête à Jumièges ne considère pas seulement les ruines de la splendide abbaye, — admirablement conservées d'ailleurs, grâce aux soins éclairés de Mme Lepel-Cointet, — mais il considère aussi l'ensemble du paysage, et, dans ce paysage, l'église paroissiale de Saint Valentin, — modeste, et grande par les travaux restés inachevés, de l'abbé de Fontenai, — collabore pour une grande part. L'église a de beaux vitraux, de jolies et naïves statues de bois coloriées, et sa situation charmante, toute entourée qu'elle est de son cimetière, dominant un peu la plaine. Elle a été classée en 1867 parmi les édifices départementaux. Or, dans le Journal de Rouen, du 18 juillet, notre dévoué confrère Georges Dubosc nous apprend que l'église de Jumièges est dans un état de délabrement absolu. Le portail est menacé d'effondrement, la voûte en bois est pourrie, et pourrait s'écrouler, les toitures et voûtes des bas-côtés exigent des réparations et les chapelles absidales sont fort dégradées. Il nous semble — et peut-être à cette heure, l'a-t-on déjà fait,— qu'il serait urgent de saisir de cet état de choses la Commission départementale des Antiquités. Avec cette revue, toute dévouée par son nom à notre folklore, formulons le vœu que la vieille petite église soit conservée telle à la Péninsule dont elle est, par son passé, après l'abbaye, un des plus  curieux ornements.

Gabriel-Ursin LANGÉ.

En juillet 1918, dans une description du paysage de Boscherville, Langé évoque encore son pays : "Quand on arrive dans Jumièges, l’on ressent une impression de tristesse : est-ce le vent qui, gémissant, dans le croassement des corbeaux, autour des deux tours puissantes et sévères, provoque cette tristesse ?"

La Revue régionale illustrée, juin et août 1917, juillet 1918.

A lire

Biographie de Gabriel-Ursin Langé

 

Haut de  page