Par Laurent QUEVILLY.

Pétris de savoir, ils accueillent chaque année des dizaines de milliers de visiteurs. Mais qui furent leurs devanciers ? Evocation des premiers guides de l'abbaye de Jumièges...


Jadis, le guide de l'abbaye de Jumièges était surtout gardien, concierge et jardinier. Sa tenue type est la caquette et une longue capote lui battant les mollets. Rarement il apparaît sur les innombrables cartes-postales illustrant le monument. Nous l'avons cependant retrouvé sur certaines vues que nous disséminerons ici. Transportons nous à présent aux années qui suivent la Révolution...

Alors que l'abbaye de Jumièges était devenue une carrière de pierre, nombre de curieux parcouraient déjà ses ruines. En mai 1818, un érudit britannique, le révérend Thomas Frognall Didbin, descend d'un cabriolet, accompagné du dessinateur Lewis. Il pousse la porte d'un estaminet qu'il tient pour une ancienne dépendance de l'abbaye :  "J'informai la maîtresse de l'auberge du sujet de notre visite ; elle nous procura un guide et une clef ; cinq minutes après, nous entrions dans la nef de l'abbaye..."
Elle nous procura un guide... On ne saura jamais s'il s'agit d'un homme ou d'un livre. Ce que l'on sait en revanche, c'est qu'en 1819, une notice, signée "Un habitant de Jumièges", circulait dans le village. On est tenté de voir Charles-Antoine Deshayes derrière ce pseudonyme. Cette année-là, il collaborait avec Taylor et Nodier pour rédiger le chapitre sur Jumièges qui allait paraître dans les Voyages pittoresques et romantiques dans l'ancienne France. On devra bientôt à Deshayes La Terre Gémétique puis la première Histoire de l'abbaye.

Mais pour l'heure, les ruines semblent ouvertes à tous vents. En 1825, un autre sujet britannique, Thomas Alexander Boswell, les parcourt librement. Il y rencontre un habitant occupé à tresser des cordes. Et puis un vieillard aux longs cheveux blancs qui lui raconte l'abbaye, au temps de sa splendeur. Il est flanqué d'un petit orphelin dont le père s'est noyé dans le golfe de Gascogne. 

Le 24 juillet 1824, la venue de la duchesse de Berry à Jumièges va accélérer l'afflux de visiteurs. Ce jour là, Charles-Antoine Deshayes lui sert de guide, "un notaire boiteux et très instruit", remarque l'aristocrate.

En 1833, lorsqu'un couple d'Anglais, les Troloppe, visitent à leur tour l'abbaye, ils découvrent une affiche à l'auberge Savalle qui les informe qu'un livre est en vente ici. C'est Charles-Antoine Deshayes, lui-même qui va en chercher un exemplaire dans sa chambre. Munis de ce précieux viatique, Thomas et Frances Troloppe arpenteront les ruines. Seuls... 

Eul pé Philippe

L'année 1830 approchait. Casimir Caumont était alors propriétaire de l'abbaye et en avait stoppé la destruction. Très tôt, notre notable rouennais avait ouvert un livre d'or et fait appel à son concierge et jardinier pour accueillir les visiteurs. Philippe Bréham fut donc le premier guide officiel de l'abbaye. Il en était aussi le gardien quand Caumont était absent.

Né à Jumièges en 1784 de père inconnu, eul Pé Philippe, comme on l'appelait, prétendait avoir été l'un des derniers enfants de chœur de l'abbaye. Il regrettait en tout cas le départ des moines « car, disait-il, ces messieurs faisaient beaucoup travailler et leur présence était une richesse... »

Quelque peu fâché avec la langue française, notre bon Normand plongeait son auditoire dans un océan de perplexité lorsqu'il vous montrait, entre les deux tours, la tribune où se tenait jadis l'organiste : "C'est à cette place qu'étaient autrefois les ogres..." La stupeur montait encore d'un cran lorsqu'il vous faisait remarquer que les pierres sculptées d'arabesques très catholiques formaient « de belles arabes. » Pour finir, notre jardinier se plaignait du sol qu'il avait à bêcher : « On peut pas creuser sans trouver tout de suite le Turc. » Il fallait plusieurs secondes de réflexion pour comprendre qu'il voulait parler du tuf, cette roche calcaire enfouie sous la bonne terre. 

La Dame Blanche

Mais le jour où le père Philippe s'est particulièrement distingué, c'est quand, un soir d'octobre 1829, Caumont offrit une surprise à son grand ami, le compositeur rouennais Boieldieu, venu dîner à Jumièges. Alors que l'on menait dans le parc une promenade digestive, on entendit soudain s'élever des ruines la musique et les chœurs de La Dame Blanche. Et Boieldieu, son auteur, fut littéralement stupéfait lorsqu'il vit descendre des hauts murs une Dame Blanche qui vint s'immobiliser au-dessus de sa tête. Elle le coiffa alors d'une couronne tandis que Caumont lui déclamait des vers : « Mais... Mais qui sont ces musiciens, s'exclama Boieldieu, qui sont ces chanteurs !?
— Maître, répondit  Caumont, ce sont  ceux du théâtre de Rouen que je me suis permis d'inviter à votre insu.
— Et l'auteur des vers ?...
— Votre très humble serviteur.
— La Dame Blanche ?
— Mon jardinier !...
Eh oui, une légende était née : celle du rustre cultivateur travesti en femme à barbe et descendant du ciel. Mais avec le temps, cette fable connaîtra plusieurs versions. On prétendra que le père Philippe avait été simplement chargé de hisser un mannequin au plus haut des ruines avant de le faire descendre lentement. On ajoute même qu'au cours des répétitions, effrayé par cette apparition qu'il provoquait lui-même, Philippe avait failli lâcher la corde. A la vérité, la Dame Blanche est arrivée tout benoîtement à pied si l'on en croit Caumont lui-même qui raconte ainsi cet épisode : « Boieldieu vint le lendemain de la représentation des Deux Nuits. Comme il arriva fort tard, je m'empressai de le faire mettre à table en lui disant que je préférai qu'il visitât les ruines au clair de lune, spectacle imposant dont nul ne peut se faire une idée. Hélas ! la nuit vint mais la lune fut infidèle. J'étais désolé. Mon imagination me vint heureusement en aide. Je donnai l'ordre d'allumer et de disposer des feux dans plusieurs parties des ruines, et lorsque tout fut prêt j'y conduisis mon ami pour le faire jouir des effets pittoresques qu'elles présentaient. Les flammes se projetaient d'une manière bizarre, éclairant vivement quelques parties, tandis que d'autres demeuraient dans un jour douteux. C'était d'un merveilleux effet. Mais quel ne fut pas l'étonnement de Boieldieu lorsqu'il vit s'avancer du fond des ruines restées dans les ténèbres une Dame Blanche ayant une couronne de lauriers à  la main et arrivant à  pas mesurés. Alors une musique lointaine se fit entendre jouant l'air célèbre : Prenez garde. La Dame Blanche lui posa une couronne sur la tête et disparut. Je m'approchai de Boieldieu, il était muet, immobile, très ému. Je le rendis à  lui-même en découvrant la tête de mon jardinier qui faisait le revenant. Le brave homme me disait après la soirée : « Savez-vous bien, not'maître, que le beau Monsieur de Paris a dû avoir peur tout de même, car pardine ! moi qui faisais le revenant je tremblai de tous mes membres. »
Si le père Philippe eut peur, tout le village aussi, prétendait jadis le Dr Bouteiller, auteur d'ouvrages sur le théâtre rouennais. Charles Lesain, le maire de Jumièges, alerté au sujet de cette soirée, aurait même fait venir à lui Caumont :

— Monsieur, est-il vrai qu'hier votre parc ait été envahi par des feux infernaux et qu'il y soit venu des fantômes femelles ?
— Oui, monsieur le maire, il me vient des dames, même du ciel.
—  Voulez-vous, monsieur, me permettre d'entrer chez vous, la nuit, avec le garde champêtre, quand vous serez à Rouen, et d'éclaircir ainsi cette mystérieuse affaire ?
— Ah ! j'y consens très volontiers, monsieur le maire, mais vous ne verrez pas de dames ; elles ne viennent à Jumièges que lorsque j'y suis...

Le Père Philippe, Cordellier-Delanoue nous en parle encore lors d'une visite qu'il fit en 1838 :

"Le gardien qui me conduisait me fit voir tour à tour la salle des Gardes dite le Vieux Charles VII (...) Comme je déplorais le vandalisme qui a ainsi déchiré jusqu'aux entrailles les monuments des âges héroïques et religieux de la France, mon brave guide m'apprit qu'il avait été desservant dans cette même abbaye que je visitais, et dont on lui avait donné les ruines à garder :« Oui, monsieur, me dit-il avec un triste sourire, j'ai servi, tout enfant, la messe à Jumièges, et voilà la place où je m'agenouillais. Voyez-vous cette muraille et, de distance en distance, ces enfoncements garnis de tablettes saillantes ? c'était là qu'on plaçait les burettes après l'office divin, et chacun de ces tabernacles creusés dans la pierre répondait à un autel surmonté de peintures à fresque entièrement effacées aujourd'hui. J'ai vu Jumièges bien beau encore, et maintenant on dirait ce monastère abandonné depuis cent ans ! »

La même année, en août, le père Philippe accueille Léopoldine Hugo qui, échappant à sa surveillance, entreprend avec quelques membres de sa famille l'ascension d'une tour de l'abbaye. Elle ira chercher là-haut la plus belle frayeur de sa vie. Lorsqu'elle redescend enfin, elle ne tarde pas à écrire à sa tante : "je ne recommençai plus une pareille ascension, je te prie de le croire, sans l'autorisation du gardien…"

Femme de lettres, Amable Tastu est accompagnée du père Philippe lorsqu'elle vient rédiger ses impressions de voyages : "Un paysan qui nous servait de guide nous attesta qu'il y a peu d'années encore, on voyait sur ces murailles quatre fresques qui avaient dû être peintes vers la fin du seizième siècle (la construction de ce cloître lui-même datait de 1530), et représentaient quatre sujets principaux de l'histoire de l'abbaye..." C'étaient la légende des Enervés, la mort des élus sous saint Aycarde, la mise à sac de l'abbaye par les Vikings, enfin la légende de Guillaume-Longue-Epée pour le relèvement des ruines...
PAUVRE LETELLIER

Vendredi 16 décembre 1859.  Le sieur Letellier, autre jardinier chez Lepel-Cointet, se rend à Duclair avec le cocher de la maison, Après avoir pris un repas chez un ami, ils quittent leur amphitryon vers quatre heures du soir et se disposent à regagner leur domicile, lorsque l'un d'eux, se rappelant qu'il avait oublié une commission, engage son camarade à continuer sa route jusqu'au hameau de Saint-Paul et à l'attendre chez un cafetier. Quand ils en sortent, il fait nuit. Discussion. Le jardinier veut prendre le chemin de la forêt ; l'autre, an contraire, juge plus prudent de continuer la grande voie de communication vu l'abondance de neige. Le pauvre jardinier tient à son idée et s'en va seul par la forêt... Au matin, le cocher, apprend que Letellier n'est pas revenu. On se met aussitôt à sa recherche. Et on le trouve étendu dans la neige, à l'extrémité de la forêt près de Jumièges.
Marié à une Carpentier, père de famille, d'excellente conduite, Letellier plonge Jumièges dans la tristesse.

On a encore un témoignage du Père Philippe recueilli par Théodore Muret et publié en 1867 dans les Modes Parisiennes : « On les chassa outrageusement, et ce fut un triste spectacle, nous disait un habitant de Jumiéges, témoin dans son enfance de cette lamentable scène, que de voir les vénérables cénobites disant adieu à l'asile où toute leur vie devait s'écouler, à l'asile qui pour eux était l'univers tout entier. Le pays perdit considérablement à leur départ, ajoutait notre habitant de Jumiéges, jardinier du propriétaire actuel de l'abbaye; car ces messieurs faisaient beaucoup travailler, et leur présence était une richesse. »

Né en mai 1784, le père Philippe était bien jeune au départ des moines. Six ans. On croit savoir que la dernière messe fut célébrée par le curé Adam pour le départ des Volontaires, en 1793, qui avaient été encasernés dans les dortoirs. Le père Philippe est mort en 1864. Mais sa femme ou sa fille assurait les visites sur la fin de sa vie. 

Voici ce qu'en dit Victor Pavie en 1863 : "On sonne à une maison moitié neuve, moitié restaurée. On inscrit à la plume sur les pages d'un album le nom qu'on eût inscrit à la pointe du couteau sur la pierre vénérable des ruines. Une gardienne vous mène à travers cours et jardins jusqu'aux murs effondrés de la basilique ; là, Français elle vous lâche, Anglais elle vous épie et vous escorte pas à pas..." C'est que ces Messieurs traînaient à leurs basques la réputation de voleurs d'antiquités. En les observant, cachée derrière les piliers, la mère Philippe nous refaisait la Dame Blanche...

Les Dubuc...

 
Sous la famille Lepel-Cointet, les Dubuc seront les guides les plus connus. Ils s'intallérent comme jardiniers-concierges peu après la guerre de 70. Natif de l'Ariège, venu de Seine-et-Oise, Jean-Pierre Dubuc aimait à rappeler aux visiteurs qu'il avait servi dans l'artillerie de la garde impériale, à la 12e compagnie, sous les ordre du petit Prince impérial, brigadier de batterie. Le fils de Napoléon III, exilé comme son père, s'était engagé ensuite dans l'armée britannique. Quand, en 1879, on apprit qu'il avait été tué lors d'un combat en Afrique, Dubuc comme bien des Républicains du reste, pleura celui que l'on surnommait Napoléon IV. Lui, tué par les zoulous, on avait du mal à l'admettre.

A Jumièges, le mari est jardinier, Joséphine Sevin, sa femme, est concierge. Maurice Leblanc estropiera ainsi son nom : "Toute la joie et toute l'extase de mes jeunes années venaient de la merveilleuse abbaye, dont la mère Leducq, aimable concierge, m'ouvrait la petite porte et où je me promenais à ma guise. Toute la beauté de la nature qui se mêle aux ruines, et du passé qui l'entrelace au présent, m'y fut révélée."


A ma connaissance, le premier guide écrit et vendu à l'abbaye date de 1881. Il est d'André Lepel-Cointet, neveu de la propriétaire, qui signa sous le pseudonyme de Monsieur X et fit imprimer son fascicule à Vernon chez Amaury-Roitel. C'est un ouvrage de 17 pages illustré de deux plans. La quatrième de couverture porte les initales LC. 

Est-ce M. Dubuc qui apparaît sur cette photographie de 1887 ?...

En 1895, la visite durait une demi-heure et il vous en coûtait 50 centimes. Jean-Pierre Dubuc avait reçu en cadeau des mains d'Aimé Lepel-Cointet l'un des livres d'or tenus jadis par Casimir Caumont. Il le transmettra plus tard à son gendre. 

En 1901, Jean-Pierre Dubuc occupait un logement avec sa femme. Il portait le titre de jardinier. Tout comme son fils Gaston, son plus proche voisin qui, lui, vivait avec son épouse, Juliette Aubert, leur fils René, 10 ans et puis un très vieux pensionnaire, Auguste Cabut, 92 ans. Il est possible que ce soit le Cabut dont parle  Maurice Leblanc, grand buveur devant l'éternel et qui aimait à répéter "Cabut boira !" 

Madame Lepel-Cointet emploie un autre jardinier, Louis Beauquin, 80 ans, qui vit avec sa femme et sa nièce, nommées Rousseau.

En 1904, les Dubuc participent aux fouilles entreprises à l'abbaye par Roger Martin du Gard qui loge alors chez un ami à Yainville, le peintre Maurice Ray...

Photo de René Duval vers 1900


Louis Détienne


Aux côtés du guide qui, ce jour-là, a retroussé ses manches pour se faire terrassier, il y a là son gendre, Louis Détienne, époux de Marie-Louise Dubuc. Louis Détienne est né à Vernon le 8 décembre 1866 dans un modeste foyer. Le père est corroyeur, la mère journalière. A huit ans, le petit Louis perd son père, à 9 ans, le voilà orphelin de mère. "J'avais des idées avancées... Pensez, j'étais radical socialiste... Mon patron, notaire à Vernon, approuvait Gambetta. Moi aussi... A Paris, aux environs de 1880, Louise Michel, la militante socialiste, ralliait à ses jupes froufroutantes, toute une jeunesse avide de conquêtes sociales. Avec elle, nous descendions dans la rue, brûler les kiosques et renverser les omnibus. Cétait le bon temps. Mais les gens disaient : la triste époque !!!"
Né en 1873, son jeune frère, Victor Eugène, ne suivra pas le même chemin. En 1891, il s'engage dans l'Infanterie de Marine, ce qui le mènera au bout du monde. Car c'est à Ghu-Lang Thong, au Tonkin, qu'il épousera une veuve, native de la Martinique. Victor Eugène atteindra  le grade de lieutenant et se verra remettre la Légion d'Honneur à Hanoï...

Louis Détienne, lui, est maître d'hôtel à Fréjus quand, le 12 avril 1893, il épouse à Jumièges la fille du gardien de l'abbaye. Ses témoins sont alors Alphonse Beuriot, le clerc de Me Peschard et Médéric Salmon, le serrurier. Après ces noces, Détienne retourna dans le Var avec son épouse. Là leur vint un garçon, Raymond, qui, comme nous le verrons, fera figure de miraculé...
En 1896, le couple Détienne est établi cette fois à Jumièges. Louis est toujours maître d'hôtel, Marie-Louise femme de chambre. Cette dernière accouche chez son père, jardinier de l'abbaye, d'une fille prénommée Suzanne.


En 1906, Mme Eric pose avec son personnel...


En 1909, Louis deviendra à son tour le guide officiel de l'abbaye où il logera au-dessus de la porte d'entrée. Son beau-frère, Gaston Dubuc, reste jardinier de l'abbaye. Il est encore attesté à la veille de la Seconde guerre. Un chevauchement des orteils l'avait dispensé de service armé. Ce que remit en cause la commission de réforme en décembre 1914 mais il ne fut pas mobilisé.
J'évoque plus longuement la figure de Détienne dans 14-18 dans le canton de Duclair et surtout L'ange de Jumièges.
Il fut le Cicérone de personnages prestigieux : "Peu de temps avant la guerre, sans doute en 1913, un jour arriva quelqu'un que je reconnus toute de suite : Aristide Briand ! Une femme et des officiers l'accompagnaient.
— Savez vous qui est Madame ? me demanda Briand.
— Je ne sais qu'une chose, répondis-je à Briand, Madame est certainement la plus jolie femme de France.
— Eh bien Madame est la princesse Georges de Grèce.

La princesse — et pourtant le prince se trouvait parmi les officiers — jetait à Briand des regards éloquents, ça m'étonnait un peu, parce que Briand était plutôt gringalet. Mais avec les femmes...



Oui, Détienne aura accueilli des célébrités : le Prince de Galles, désolé de ne pouvoir monter dans les tours, accompagné de René Fauchois, Emile Verhaeren, écrasé le soir-même à Rouen par un train, le roi des Belges  dont l'épouse, juchée sur une chapelle, est mitraillée par les appareils photographiques, la reine d'Angleterre qui désirait passer la nuit à Jumièges mais que la crainte des bombardements détourna au château de Montigny. Oui, Détienne aura accueilli du beau linge. Comme le gouvernement belge réfugié à Sainte-Adresse, le glorieux général Lehman, Edouard Herriot, Venverveldhe, le socialite philosophe, le roi du Portugal qui sonna humblement à la grille...

Ami des chantres de Jumièges, comme Gabriel-Ursin Langé ou Edmond Splikowski qui ont écrit sur lui, Détienne captivait son auditoire et connaissait son affaire sur le bout des doigts. 

La maison de la famille Détienne.

Pendant la Grande guerre, en décembre 17, Détienne aura vu des pans de murs s'effondrer le jour où explosa le dépôt de poudre d'Harfleur, pourtant bien distant de là. Il fut même projeté à terre avec trois officiers australiens. Il aura eu aussi la douleur d'apprendre la mort de son fils Raymond au front. Puis la joie indescriptible d'être informé, un peu plus tard, qu'il était vivant. Prisonnier. Mais vivant...

En 1921, les Dubuc et les Detienne cohatitent toujours.

Le guide Diamant, publié chez Hachette en 1923, nous parle ainsi de ses services : "Pour visiter, sonner à la grille d'entrée : le concierge accompagne; pourboire." Lorsque Georges Dubosc rédigea sa brochure De Rouen à la mer, il mentionna : "Chez le concierge, on trouve une jolie collection de photographies tirées par A. Avenelle, de Rouen."

L'homme assis au centre en casquette est sans doute M. Détienne, qui habite tout à côté.

En 1934, Détienne fut l'un des souscripteurs du tombeau de l'abbé Jouen qui avait publié un livre sur l'abbaye et que Détienne vendait sur place. Il proposait aussi aux touristes l'ouvrage de Martin du Gard ou encore des carnets de vues détachables édités par ND. 

Ci-dessous, quelques exemples de carnets de vues détachables vendus dans l'entre-deux-guerres

"Ce quart de siècle m'a permis de vivre des heures bien intéressantes..." A sa retraite, en août 1936, le vieux guide ouvrit un magasin de souvenirs face à l'abbaye. Sa demeure se situait près du "Rendez-vous des Touristes", mais, bien sûr, il garda un pied dans la vieille maison. Durant la guerre, il sera réquisitionné du reste comme gardien. J'ai le bonheur de posséder dans mes archives une de ses lettres émouvantes adressées à Gabriel-Ursin Langé durant la guerre. Il avait pour projet de publier ses mémoires sur l'Occupation à Jumièges dès la Libération qu'il sentait proche. On ignore ce que sont devenus ces écrits. Dommage...

En octobre 1946, Détienne regarde les visiteurs de l'abbaye de sa maison. "On méconnaît nos richesses, regrette-t-il alors, on les néglige. Les hommes seraient moins méchants s'ils se penchaient davantage sur tout cela. Mme Lepel-Cointet, qui fit tant pour la conservation des ruines, a racheté les péchés des inococlastes qui ruinèrent Jumièges..." Mais les héritiers de Mme Eric viennent de vendre l'abbaye à l'Etat. Durant l'été, des cars de Tourisme et Travail et du Nord Touristique ont déversé des visiteurs comme jadis. Alors le vieux guide à la retraite se plait à croire en l'avenir.
Que sont devenus ses enfants ? Raymond, le "revenant" de 14-18, termina la Grande guerre dans une unité combattante en septembre 1919. Médaillé de la victoire, comptable chez Mustad, retiré au hameau de Saint-Paul, il fut maitenu dans le service auxiliaire malgré une invalitité de guerre. Il fut rappelé en 39 mais conservé dans son emploi.

Suzanne Détienne s'est mariée à Jumièges le 5 mars 1923 avec Clément Hameau. Elle est décédée à Rouen le 4 février 1951.
La mort faucha son père avant les célébrations du XIIIe centenaire de l'abbaye en 1954.

M. Détienne, à 80 ans, photographié en 1946.

Les Berdoll

Plus près de nous est le couple Berdoll, guides et gardiens de l'abbaye rachetée par l'Etat. Georges Berdoll  est né à Trélazé, en Anjou, le 24 février 1916 d'un père originaire de la Meuse. Le jeune homme se destinait à l'odre des bénédictins quand son supérieur l'encouragea à s'engager plutôt dans la vie séculière en fondant une famille. Il épousa le 26 avril 1944 Lucie-Anne Buchot rencontrée dans la Résistance. Georges Berdoll menait des visites guidées au château d'Angers et narrait l'histoire des tapisseries de l'Apocalypse quand, remarqué par un représentant des Monuments historiques, on lui proposa d'effectuer un remplacement de à l'abbaye de Jumièges. Juste pour quelques mois. Il va durer des années...

Georges Berdoll et toute sa famille vinrent s'intaller à Jumièges durant le fameux hiver 54 qui vit émerger l'abbé Pierre. Dès 1955, il publia dans la revue Le Jardin des Arts, un article intitulé "Des ruines qui parlent : l'abbaye de Jumièges". Long historique illustré de nombreuses photographies de Franceschi et Lavaud. Ecoutons sa conclusion : "Depuis bientôt deux siècles, les moines ne chantent plus à Jumièges, mais ce sont les pierres qui chantent à leur place Et la joie profonde qu'on y éprouve, c'est sans doute d'admirer les jeux de la lumière dans la verdure et les vieilles pierres, mais aussi d'y retrouver, émouvante et large comme la nef, haute et pure comme la façade, la foi robuste de ceux qui l'ont édifiée."

En 1973, c'est sous le pseudonyme d'Alouys Aubertin que Georges Berdoll publie une plaquette sur l'abbaye de Jumièges. Alouys était le prénom de son grand-père, cordonnier dans la Meuse, et Aubertin  le nom de jeune fille de sa mère. Imprimée chez Pruvost, à Duclair, elle est illustrée par des photographies de son fils, François. On pouvait l'acheter à la boutique de l'abbaye. Ce fut l'un de mes premiers livres sur Jumièges.

Georges Berdoll est devenu une figure tutellaire dont Alain Joubert se souvient : " Quelques années après être arrivé au Parc Naturel régional de Brotonne (à l'époque) qui était hébergé dans une aile du logis abbatial, j'ai interviewé Georges Berdoll et l'ai enregistré avec un magnétophone à bande. Cette bande transcrite se trouve dans la Bibliothèque de l'Ecomusée du Parc et je me souviens qu'il m'avait raconté la visite la plus courte de l'Abbaye, avec un américain qui y avait passé 3 minutes en tout, et quand il lui dit à la fin de la visite : Vous ne trouvez pas que c'est un peu court ?, le visiteur lui répond : " Venise, une heure !".
Il m'avait aussi évoqué la visite la plus longue, mais la plus intéressante qu'il ait faite de l'abbaye avec des enfants aveugles à qui il avait fait découvrir en détail le lieu par le toucher et qui en avaient été émerveillés. Il y a sur la bande d'autres anecdotes...."

Georges Berdoll au soir de sa vie photographié ici dans l'abbaye. (Archives familiales).


Ce fut sans doute la dernière à paître dans les ruines

Lucie-Anne Berdoll sur la margelle du puits.

Georges Berdoll avait son père auprès de lui et celui-ci s'éteignit à Jumièges le 3 septembre 1964. A son tour à la retraite, Georges Berdoll alla s'établir à Thérouldeville où il est décédé le 5 novembre 1985. On retrouvera plus tard dans ses archives le manuscrit original de l'histoire de l'abbaye de Jumièges rédigé en 1762. Sa petite fille le restitua en 2021 à l'Administration.

Elevé à l'abbaye, son fils, François Berdoll, homme au caractère trempé, sera photographe et éditeur de cartes postales. Illustrateur du livre de son père, il aura mitraillé avec amour l'abbaye dont il connaissait la moindre pierre. L'orgue était sa seconde passion. En 2001, avec le musicien François Isoir, il fonda l'association Guillaume Lesellier. Objectif : préserver et populariser l'instrument de l'abbatiale de Boscherville. François Berdoll est parti trop tôt à 68 ans. La cérémonie religieuse eut lieu à Boscherville en 2016, l'inhumation à Jumièges.

Depuis...


Depuis, lointains successeurs du Père Philippe, d'autres noms viennent à l'esprit : Caroline Bride, Michaël Chapatte, Philippe Jean, parti le 30 avril 2025... Et j'en oublie bien sûr. Mais j'espère bien qu'une bonne âme viendra compléter la liste. Pourquoi pas un guide éclairé...

Laurent QUEVILLY.

Cet article est une ébauche. Aidez-nous à l'étoffer...


Annexe

Généalogie du Père Philippe

Dans un premier temps, j'ai pensé que derrière "le père philippe" se cachait Jacques Augustin Philippe (voir mon article dans le bulletin municipal de Jumièges, 2018). Mais les recensements de 1836 et 1841 militent plutôt pour Philippe Bréham, présenté tantôt comme concierge, tantôt comme jardinier de Casimir Caumont. 

Philippe Bréham est né le 21 janvier 1784 de père inconnu. Il était fils d'Angélique Thérèse Bréham, elle même fille de feu Michel Bréham. 

Angélique Thérèse Bréham avait eu pour parrains Simon Duparc, fils d'Etienne, et Catherine Beauvet, fille de Pierre,

Michel Bréham était un laboureur originaire de la paroisse de Saint-Ouen, il avait épousé Rose Duparc, du Mesnil.

Les parrains du père Philippe furent François Gaspard Thuillier, domestique  chez M. Poisson et Marie Anne Angélique Poisson, fille de Nicolas. Il s'est marié une première fois en 1812 avec Dieudonnée Thuillier puis, étant veuf, avec Marie Barnabé en 1827. Elle avait 14 ans de moins que lui.

En 1836, à l'abbaye, le père Philippe avait toujours son parrain à ses côtés, âgé de 87 ans.  

Remerciements à Sophie Berdoll-Roger qui nous a ouvert son album photo et ses archives...

 

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