La fille cachée de la princesse d'Yvetot



Par Laurent QUEVILLY
avec le concours de Pierre Ewis Richard

Fille adultérine de la Princesse d'Yvetot, Julie de Lespinasse connut l'enfance de Cosette. Puis fut salonnière, épistolière et l'égérie des plus beaux esprits de Paris. Son cœur partagé en deux la mena au tombeau...

Julie Claude Hilaire d'Albon, fille de Camille Ier d'Albon, prince d'Yvetot et de Julie de Crevant, était la seule héritière de la principauté. Il fallait donner un avenir à ce paradis fiscal en Pays de Caux. A 16 ans, le 15 février 1711, elle épouse son cousin germain, Claude d'Albon de Galles. Le mariage a lieu à Saint-Romain-de-Popey Quatre enfants vont naître de cette union dont seuls deux survivront : Diane et Camille, le benjamin, né en 1722 et dont le parrain ne fut autre que son grand-père, le vieux prince d'Yvetot qui vivait alors ses dernières années. Et il eut l'élégance de passer bientôt de vie à trépas pour transmettre un si joli titre à ses héritiers.

Tout allait pour le mieux dans le nouveau couple princier. Et puis, vers 30 ans, Julie d'Ablon se sépare subitement de son cousin de mari. Pour quelles raisons ? On l'ignore. Les torts étaient manifestement pour l'époux qui alla s'exiler à Roanne, sa ville natale, mais demeura le seigneur d'Yvetot en titre de par l'alliance qu'il avait contractée.

Le visage ovale encadré par des cheveux châtain clair, les traits fins et la mine mélancolique, la princesse d'Yvetot cumulait autant de charme que de biens. Séparée de corps de son mari, vivant officiellement seule, Julie d'Albon vint un soir de novembre 1732 chez un chirurgien de Lyon dont l'épouse exerçait le métier de sage-femme. Là, dans le plus grand secret, elle accoucha d'une fille adultérine. On la prénomma comme sa mère : Julie. Julie L'Espinasse...

Alors qui en était le père ? Les mauvaises langues diront le cardinal de Tencin. D'autres Gaspard de Vichy, frère de la marquise de Deffand. Homme cultivé à la morale mise en doute par certains. Mais depuis 2013, Pierre Ewis Richard donne pour véritable géniteur de Julie L'Espinasse un certain Tourtier, notable lyonnais. Richard repose cette affirmation sur la découverte d'une note autographe de l'abbé Barthélémy, très proche de la marquise de Deffand et manifestement bien informé. " Gaspard de Vichy ne fut en aucun cas l'amant de la princesse d'Yvetot ni le père de Julie", insiste-t-il, et certainement pas le personnage licencieux généralement décrit. Sa personnalité ainsi que sa prétendue paternité sont, estime notre chercheur, des "informations colportées depuis la fin du XIXe par le marquis de Ségur, reprises par tous les ouvrages traitant de la vie de Julie de Lespinasse."
C'est en 1905 que le petit-fils de la comtesse de Ségur publia une biographie de Julie Lespinasse documentée à partir d'archives de plusieurs maisons. Il n'était pas le premier à brosser la vie de l'épistolière et s'interroger sur ses amours. Mais Ségur s'appuie sur les notes de Mme de la Ferté-Imbault dont la mère fréquentait Julie Lespinasse. A deux reprises, elle donne clairement Vichy pour père de Julie Lespinasse. Alors, revenons à sa naissance...


Faux et usage de faux

Avant connaître le vrai père de Julie, sachez que le scandale de sa naissance fut bien étouffé. On tritura pour cela  un acte de baptème rédigé en la paroisse de Saint-Paul de Lyon. Le voici :


« Le 10e novembre 1732 a été baptisée Julie Jeanne Eléonore, née hier, fille (il)légitime (?)* du sieur Claude Lespinasse, bourgeois de Lyon, et de dame Julie Navare ̷s̷o̷n̷ ̷é̷p̷o̷u̷s̷e̷. les parrains Sr Louis Basiliac, chirurgien juré à lion ; la marraine dame Julie Lechot, représentée par dame Madeleine Ganivet, épouse du sieur Basiliac ; et le dit enfant est né chez le Sr Basiliac  ̶q̶u̶i̶ ̶n̶'̶o̶n̶t̶ le père n'a signé pour être absent. Et deux témoins ont suppléé avec le parrain et la marraine en foy de ce. Basiliac … Ambroise, vicaire.
»

* Le mot "légitime", conçoit P. E. Richard, semble avoir été transformé en "illégitime" et la mention "son épouse" rayée lors de la rédaction de l'acte. Il est assez rare de voir le nom du père figurer sur l'acte de baptême d'un enfant né d'un couple non-marié avec, de plus, la mention "le père n'a signé pour être absent".
Des copies de cet acte baptistaire furent publiées, l'une en 1810, l'autre en 1877 et diffèrent entre elles. Ségur quant à lui donne "fille légitime" et maintient la mention "son épouse" dans ce qu'il présente comme le texte original d'après la minute du registre de Saint-Paul conservée aux archives municipales de Lyon. Il précise cependant que, plus tard, on ajouta "il" devant "légitime" et l'on raya "son épouse". La même main traça une croix dans la marge pour signaler le caractère irrégulier de cette naissance. Ajoutons que cet acte est aussi le seul à présenter ce type de mention : "5 ph 42724". Que signifie cette cote ?


Claude Lespinasse et Julie Navarre n'ont semble-t-il  jamais existé. Pierre Ewis Richard partage ce sentiment à l'égard de cet acte : " Les noms fictifs qui y apparaissent cachent à moitié l'identité des vrais parents en donnant, semble-t-il, leurs vrais prénoms. "
On note à l'époque un Claude Tourtier huissier royal, audiencier à la Cour de la Conservation, parmi les bourgeois de Lyon.
Ségur nous dit pour sa part qu'une grande dame dont s'occupe alors la chronique scandaleuse de Lyon se prénomme Julie Claude. Ce qui ne nous avance guère...
S'agissant du nom L'Espinasse, ou Lespinasse, il figure dans l'arbre généalogique de la famille d'Albon et une terre familiale porte ce nom dans la Loire.
Quant au chirurgien Basiliac et son épouse Ganivet, ils sont bien attestés à Lyon, place de la Grande-Douane, tout près de l'église Saint-Paul.


Un frère moine

Mais, si l'on écoute encore Ségur, Julie Lespinasse, qui portait le prénom de sa mère, n'était pas le premier enfant adultérin de la princesse d'Yvetot. Un garçon serait né avant elle, le 14 juin 1731, paroisse de Saint-Nizier de Lyon. Voici comment le vicaire Chartier rédigea l'acte de baptème : «  Le 14eme j'ai baptisé Henry Laurent Hilaire, né de ce jour, fils de Jean Hubert, marchand et de Claude Blando. Parr. Henry Durochet, sonneur, marr Magdelaine Pavalier... » Hilaire était l'un des prénoms de la Princesse d'Yvetot. Cet Hilaire en tout cas n'aura pas le destin de sa sœur Julie. Dès son plus jeune âge, on l'ensevelit dans quelque monastère. A 18 ans, le 13 avril 1750, il prendra l'habit de novice au couvent des Cordeliers de Saint-Bonaventure. L'année suivante, il prononceses vœux. On perd ensuite sa trace. Alors, ragôt ? réalité ?

Les actes du prince cocu


Bien que séparé et replié à Roanne, Claude d'Albon demeurait prince d'Yvetot du fait de son épouse. Ainsi fit-il plusieurs séjours dans sa principauté, notamment en 1735, années où il demeura quatre mois au château. Il renouvela alors le statut des corporations locales et le protocole des cérémonies publiques. A la demande des notables, il institua, le 29 septembre 1735, une compagnie de tir à l'oiseau sous le nom de Chevaliers d'arquebuse. Composée de 30 hommes, dirigées par des officiers, ses réunions furent fixées quatre fois l'an. Elle apparaîtrait aussi lors des fêtes populaires.

Nous l'avons vu, avant la découverte de P. E Richard, la plupart des auteurs s'accordent à nommer Gaspard de Vichy comme étant le père de Julie de Lespinasse. La légende serait née du fait que Vichy, en 1739, se maria à Diane d'Albon, la fille légale de Julie d'Albon. De là, on prétendit qu'avant d'épouser la fille, Vichy avait été l'amant de la mère.

" Depuis 2013 et ma découverte de plusieurs documents irréfutables, j'ai fait un sort définitif à tout ce fatras infondé", estime Pierre Edwis Richard qui fait ajoute une autre pièce au dossier :

"J'ai depuis retrouvé une lettre originale de Julie de Lespinasse à Abel de Vichy ( son neveu par sa soeur Diane) où elle confesse non seulement son statut d'enfant adultérin mais nous apprend que son frère Camille (qu'on a toujours cru être, jusque là, le fils légitime de Claude d'Albon et de Julie d'Albon) était lui aussi un enfant "bâtard" qui n'a dû d'être reconnu par le comte d'Albon que parce qu'il sauvait d'une manière inespérée la pérennité du nom ! 
Je vous cite d'une phrase le passage de la confidence de Julie de Lespinasse en date du 26 juillet 1772 :

 "Je suis fille de Mme la comtesse d'Albon, par conséquent soeur de Mme votre mère et de M. d'Albon qui n'a été plus heureux que moi que parce qu'on l'a cru nécessaire pour perpétuer le nom." 

"Cela ne peut être plus clair", en conclut Pierre Ewis Richard.

Pendant ce temps, loin de cet imbroglio sentimental, le prince d'Yvetot renouvelait les baux de plusieurs offices de la principauté cauchoise et, le 27 juillet 1745, en son château de Saint-Marcel-d'Urfé, fut louée la ferme générale de la principauté à la veuve Dennel. Ce document nous confirme que Claude d'Albon demeure alors dans son hôtel de Roanne et son épouse en le sien sis à Lyon...

Chassée par son frère


Dotée par sa mère d'une petite rente, on ne sait trop où Julie Lespinasse fut élevée. Sans doute reçut-elle sa parfaite éducation au couvent de Sainte-Marie. Jusqu'au jour où, souffrante, la princesse d'Yvetot fit venir sa fille Julie dans son hôtel de Lyon. Là, elle fut jalousée par Camille et Diane d'Albon, seuls enfants officiels du couple princier séparé. Mais pas forcément les plus adulés. Un soir, la princesse d'Yvetot fait appeler Julie la batarde à son chevet. Elle lui révèle le secret de sa naissance, lui confie des papiers, la donation d'une rente, la clef d'un secrétaire où l'attendait une forte somme d'argent. Puis Mme d'Albon rend l'âme.

Julie fut aussitôt dessaisie de tout ce que lui avait confié sa mère par Camille d'Albon, son demi-frère, qui la chasse de la maison. Camille est alors devenu le nouveau prince d'Yvetot du fait de la mort de sa mère.

Julie s'en retourna peut-être chez ceux qui l'avaient élevée. Mais les héritiers d'Albon, sans nouvelle d'elle, commencèrent à craindre une vengeance de sa part. Julie pouvait parfaitement se dire fille de M. d'Albon et prétendre à l'héritage de sa mère qui venait de mourir. Du coup, sa demi-sœur Diane, eut l'idée de prendre Julie comme préceptrice de ses propres enfants. Un rapprochement qui du coup soulageait financièrement Mlle Lespinasse et lui ôterait toute véllétié, pensait-on. Le plus cocasse dans cette histoire, c'est que Diane d'Albon, comme nous l'avons vu, avait épousé... le vrai père de Julie : Gaspard de Vichy. Sa demi-sœur naturelle était donc aussi sa belle-mère. Et les enfants de sa demi-sœur étaient également ses demi-frères et sœurs... Bref, de quoi s'arracher les cheveux. Du moins quand on croit, comme Ségur, que Vichy est le vrai père de Julie. Et ils sont encore nombreux à le croire, notamment sur Généanet. En revanche, certains généalogistes, à l'instar de Serge Colomb, adhèrent sans réserve à la thèse Richard.

Cosette devient Mademoiselle de Lespinasse...



Chez sa demi-sœur Diane, Julie était chargée des tâches les plus humiliantes. Aussi, en 1754, encouragée par le cardinal de Tencin, elle entra au service de la marquise du Deffand, née Vichy, dont la vue déclinait. Elle en fut ainsi la lectrice. A Paris, la vieille artistocrate animait un salon qui comptait des esprits brillants comme Dalembert où encore Loménie de Brienne, oncle du dernier abbé de Jumièges...

Grande, bien faite, séduisante malgré la petite vérole, Julie s'y distingua.. Si bien qu'avant chaque ouverture du salon, les participants se réunissaient dans la chambre de Julie, située à l'étage au dessus. Ce qui déplut à la marquise, voyant en cela un sorte de concurrence déloyale. Après dix années de cohabitation, elle chassa sa dame de compagnie.

Les deux amours...

Turgot ou encore Dalembert, qui en était platoniquement amoureux et vécut un temps chez elle, l'aidèrent alors à fonder son propre salon qui reçut les libéralité du roi et de grandes dames de leur temps. C'est alors que Julie Lespinasse s'éprit du marquis de Mora, de dix ans son cadet et dont la famille s'opposa à toute union. Malade, ce fils d'ambassadeur partit se soigner en Espagne, son pays d'origine. Les deux amants échangent une correspondance passionnée. 

Qu'était devenu le demi-frère de Julie. Camille II d'Albon avait fait construire une nouvelle église dans sa principauté d'Yvetot. Elle fut inaugurée en 1771 puis Camille II céda cette possession cauchoise à son propre fils qui devint Camille III en 1772.
La même année, dans la maison de campagne d'un ami, Julie rencontre le colonel de Guibert et s'éprend violemment de ce bel indifférent. La voilà tiraillée entre ses deux passions. Quand Mora rentre en France avec le désir de la revoir, il meurt malheureusement à Bordeaux. Le même jour, Julie devenait la maîtresse de Guibert. Apprenant cette sordide coincidence, Julie allait éprouver les plus cruels remords, songer au suicide. Elle sombrera définitivement lorsque Guibert se maria avec une autre.
La fille adultérine de la princesse d'Yvetot mourut à 43 ans, le 22 mai 1776, laissant derrière elle des lettres annonçant le romantisme et que la propre veuve de Guibert allait publier sous Napoléon.


Laurent QUEVILLY.






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A lire et à vous de trancher !

Mme du Deffand et Julie de Lespinasse. Lettres et papiers de famille. 2013. publiés et annotés par P.E. Richard (Nombre 7 ed. Nîmes). On peut toujours commander le livre.

Julie de Lespinasse, marquis de Ségur, Calman-Lévy, 1905, consultable sur Gallica.
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