Le Royaume d'Yvetot ! Depuis 1789, les boulevardiers, les cartes postales en ont fait une farce grotesque. Et pourtant, cet Etat lilliputien a non seulement existé, mais son dernier prince vivait encore en 2015. Chronique de la fin d'une dynastie...

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"Un garçon ! C'est un garçon !..." Le vendredi 7 février 1783 parut dans le Journal de Rouen un article saluant la naissance d'un nouvel héritier de la Principauté d'Yvetot. Sa mère, Angélique de Castellane, avait pourtant accouché loin d'ici, à Paris, paroisse de Saint-Sulpice. L'enfant avait reçu les prénoms d'Alix Camille Louis. Camille, comme son père, Camille comme son grand-père... Ce garçon arrivait aux yeux de ses parents comme un présent du Ciel. Car Camille d'Albon et Angélique de Castellane avaient d'abord pleuré un enfant mort-né. Puis deux filles étaient nées dont une seule survivra et sera, excusez du peu, baptisée dans la chapelle du roi, à Versailles. C'est qu'elle avait pour marraine Madame de France, la tante de Louis XVI. C'est d'ailleurs le roi qui avait signé le contrat de mariage des époux, en juin 1772, Camille d'Albon étant alors mestre de camp de cavalerie, commandeur de l'ordre du Christ de Portugal. Son épouse lui avait apporté, dit-on, 329.000 livres de dot. Ce qui redora le blason de cette famille attachée à un dicton populaire : "Noble comme d'Albon"...

Camille d'Albon était l'ami de Voltaire et d'Alembert.


 Grand voyageur sillonnant notre vieux continent, philosophe et écrivain, d'Albon est membre de foule de sociétés savantes. D'ailleurs, il les collectionne tant qu'il finit par écrire au début de ses ouvrages : "M. Le comte d'Albon, de la plupart des Académies d'Europe."
Camille d'Albon a reçu de son père la principauté d'Yvetot en cadeau de mariage. Un père qui, l'ayant possédée 25 ans, ne s'y était guère intéressé mais avait tout de même achevé son règne en ordonnant la reconstruction de l'église d'Yvetot, celle-ci étant jugée trop petite et menaçant ruine.
On avait alors fait appel au sieur Defrance, architecte du Gros-Horloge de Rouen, qui n'eut pas le même bonheur en nous livrant un amas de briques rouges mal empilées. Les travaux furent adjugés aux sieurs Dumont et Broqueville, moyennant 112,000 livres.


Une vue du château et de l'église au sommet de laquelle Cassini fit des observations astronomiques. Jugée trop petite et menaçant ruines, elle fut reconstruite par Camille II.

En 1772, Camille d'Albon héritait donc d'un
royaume peuplé de quelque 10 000 sujets. Moins un. Car, cette année-là, une peine de mort fut prononcée par la Haute-Justice d'Yvetot. La principauté, c'était ce gros bourg central du Pays de Caux. On y comptait une quarantaine de fabriques spécialisées dans le textile, dont la siamoiserie introduite ici par un Rouennais cinquante ans plus tôt. Camille III régnait aussi sur les paroisses de Saint-Clair-sur-les-Monts, Sainte-Marie-des-Champs et une partie d'Écalles-Alix. Son domaine propre se composait du château et de ses dépendances s'étendant sur une quinzaine d'hectares, deux maisons avec bâtiments annexes, enfin deux moulins.

La nouvelle église, voulue par Camille II, venait d'être livrée au culte mais, impayés, les entrepreneurs réclamaient leur dû. Le prince avait simplement donné le terrain et les habitants furent soumis à un impôt spéciale sur les denrées du marché pour financer les 156.000 livres de la construction. Ce qui donna lieu à des éclats de voix, voire des voies de faits. Ce fut le cas lors d'une séance pourtant présidée par le nouveau prince. Les trésoriers de la fabrique durent recourir à l'emprunt. On le remboursait toujours à la Révolution. Par ailleurs, le nouvel édifice était non seulement fort laid, mais de mauvaise facture, si bien que des réparations s'imposaient déjà dès 1774. On installa par ailleurs des bancs dans la nouvelle église. Ceux-ci, financés par leurs acquéreurs, dégageaient une rente annuelle contribuant à rembourser l'emprunt. En premier siégeait le prince d'Yvetot. En second les nobles. Or le sieur Asselin des Parts prétendait à la première place côté Évangile en raison d'une ancienne fondation. Le prince souhaitait quant à lui qu'il fut laissé un vide autour du chœur. On déplaça donc des bancs et il y eut procès de la part de propriétaires de bancs. Qui donna raison au prince.

Toujours en 1774, un médecin chirurgien de la principauté fut accusé d’héberger des filles "grosses" sans l’autorisation parentale. Cette année-là,
Camille III, écrivait quelques vers pour sa réception à l'Académie de Lyon tandis que son père publiait à Paris, chez l'imprimeur du Parlement, un mémoire au roi de 78 pages "pour obtenir confirmation des privilèges de la principauté d'Yvetot." Son histoire est jalonnées d'une bonne dizaine de chartes royales allant en ce sens. Elles sont signées Louis XI, François Ier, Louis XV...

Des origines obscures


L'origine de cet état microscopique reste obscure. Une légende parmi d'autres le fait remonter au Vendredi-Saint de l'an 536. Gautier, seigneur d'Yvetot, nom d'origine scandinave qui n'existait pas encore, avait gravement offensé Clothaire Ier. Il partit combattre les ennemis de la Foi et, dix années s'étaient écoulées, quand, muni d'une lettre du pape Agapet, le Cauchois
alla implorer le pardon du roi des Francs en l'église de Soisson. Ivre de colère, le monarque tua Gautier de sa main. Alors, Agapet exigea réparation. En signe de repentance, Clothaire affranchit à jamais Yvetot des devoirs féodaux envers la couronne de France.

On donne 1147, année de la seconde croisade où se serait distingué un Gautier d'Yvetot, pour date fondatrice du royaume d'Yvetot. D'autres vous diront que cette monarchie fut inventée par Martin, seigneur du cru, en 1381, pour en tirer profit. Qu'importe. Depuis cette date, on vit bien se succéder des rois puis des princes d'Yvetot, certains battant monnaie. Durant la guerre de cent ans, le territoire eut pour seigneur un Anglais nommé... Holland. Oui, Holland, et il était maire de Bordeaux ! Un temps, Yvetot compta même deux rois rivaux  : un Chaunu et un Baucher, parents par alliance se disputant le titre.

Pas plus que son père, qui garde le titre de Prince, Camille d'Albon n'est guère présent dans sa Principauté. Voilà des lustres que Son Excellence a abandonné, sans renoncer à ses droits, le ban seigneurial de l'église de Sainte-Marie-des-Champs à la fabrique qui le loue 30 livres par an. Bénit-on une nouvelle cloche, le 7 octobre 1776, que, choisis pour parrains, d'Albon père et Angélique de Castellane, princesse d'Yvetot, se font représenter. Mais le bailli vicomtal administre la principauté en l'absence du seigneur. Depuis le Roi Martin II, l'officier nommé à cette charge cumule deux fonctions. Celle de bailli qui consiste à rendre la justice dans le ressort de la principauté. Celle de vicomte qui enregistre les aveux des tenanciers et qui juge les petites causes. Mais les difficultés financières du prince se font sentir. Au point qu'il emprunte de l'argent à l'un de se administrés, Robert Vasse. Dans l'incapacité de le rembourser, Camille lui cédera des parts de rentes foncières. Du coup, les chargés d'affaire du prince désargenté veillent scrupuleusement sur ses intérêts. Et il n'y a pas de petit profit...

Roy d'Yvetot contre Roy de France



Si une bonne dizaine de rois ont confirmé au fil de l'histoire les franchises d'Yvetot, celles-ci furent régulièrement contestées, défendues, rétablies, remises en causes... Toutes ces péripéties pouvaient donner lieu à des situations insolites. Le 7 avril 1782 mourut sans postérité une Canadienne, Cécile Grevais, veuve de Toussaint Baudry, marchand de son vivant. La septuagénaire rendit l'âme en la maison de Cyprien Lenoir à qui elle devait deux ans de loyer. Lenoir ! Voilà un personnage. Fabriquant le plus opulent d'Yvetot, un temps échevin de la principauté, c'est lui qui rachètera l'abbaye de Saint-Wandrille. Lui que Victor Hugo fustigera lors d'une visite aux ruines.

La Haute-Justice d'Yvetot adjugea la succession au prince tandis que les représentants du roi de France l'estimaient de droit en faveur de Louis XVI. Ceux-ci fixèrent la vente des meubles de la défunte au 21 avril à 8h du matin. Lenoir, appuyé par les officiers de la principauté, en fit de même. Mais à 7h. Si bien que lorsque le représentant de Louis XVI arriva sur les lieux, tout était vendu.

Cela dit, le Dictionnaire raisonné des domaines et droits domaniaux de 1782 met en garde : il n'y a pas lieu de regarder Yvetot comme une principauté étrangère mais simplement comme un fief affranchi de droits seigneuriaux. Le dernier ressort de la Haute-Justice est au parlement de Rouen où le bailli d'Yvetot est tenu de comparaître une fois l'an. Des notaires et sergents royaux y sont établis, on y tire la milice comme ailleurs. Mais arrivons-en à notre naissance princière dans le Journal de Rouen...

Des réjouissances populaires


"Le 8 de ce mois (janvier 1783), Madame la Comtesse d'Albon, Princesse d'Yvetot, est accouchée heureusement d'un Prince qui se porte bien. A cette nouvelle, les habitants de la Principauté d'Yvetot, pénétrés d'amour, d'attachement et de reconnaissance pour leur Seigneur, son illustre père qui les comble sans cesse de ses bontés et duquel ils reconnaissent tenir les privilèges et exemptions dont ils jouissent, ont voulu lui témoigner la joie et la satisfaction qu'ils ressentent de cet heureux événement par des fêtes qui ont duré trois jours pendant lesquels les cloches de toutes les paroisses dépendantes de la Principauté ont continuellement sonnée et le canon tiré.

"Le clergé, de concert avec les Doyens et Chanoines de l'église d'Yvetot, a chanté le dimanche 26 janvier un Te Deum en action de grâces où les Magistrats en Corps ont assisté. Ensuite, il a été allumé publiquement un feu par le Chef de la Justice qui avait ordonné, pour le même jour, une illumination générale, laquelle a été exécutée avec le plus grand empressement par tous les habitants de la Principauté, dont plusieurs ont orné leurs portes des armes du Prince avec des inscriptions relatives à la circonstance."

Depuis 1766, le curé d'Yvetot est Antoine Grégoire, prêtre originaire d'Avignon. Quand survient cette naissance, il n'a plus que quelques semaines à vivre car il mourra le 10 mai 1783. Son vicaire, l'abbé Guignery, le remplacera quelques mois avant d'accueillir l'abbé Cognasse-Desjardins, venu du diocèse de Troyes.
En 1783, le bailli-vicomtal de la Principauté est, 
depuis 1767, Pierre Jean Baptiste Nicolas de Choaynnais, écuyer de Marcé, licencié-ès-lois, avocat au Parlement. 

La population était administrée aussi par des échevins. Pour l'année qui nous préoccupe, le premier échevin est Nicolas Loriot, le second Thomas Pouchin. Chaque année, les échevins sont renouvelés par roulement. Le second devient le premier, s'adjoint une nouvelle tête qui, à son tour deviendra premier échevin l'année suivante et ainsi de suite...

Parmi les Yvetotais qui écarquillent les yeux lors des fêtes de la naissance du Prince, il y a un orphelin de 15 ans, Charles Delalande. Son père, Jean-François, était marchand et fabriquant. Mort le 23 octobre 1779, il était alors second échevin de la principauté, syndic diront certains et fut remplacé à son poste par Cyprien Lenoir. Le jeune Charles Delalande jouera plus tard un rôle capital à Yvetot. Mais laissons poursuivre le Journal de Rouen...
Échevins de la principauté sous Camille III

1772 Charles Leprévost. Joachim Gladain
1773 Gladain. Amand Fossard.
1774 Amand Fossard. Antoine Niel.
1775 Antoine Niel. Nicolas Lefèvre
1776 Nicolas Lefevre. Guillaume-Pierre Osmont.
1777 Guillaume-Pierre Osmont Jean Lecœur.
1778 Jean Lecœur. François-Adrien Bréard.
1779 F-A. Bréard. Jean-
Charles Delalande (obiit) Cyprien Lenoir.
1780 Cyprien Lenoir. François-Robert Rouland.
1781 François-Robert Rouland Amable Michel.
1782 Amable Michel. Nicolas Loriot.
1783 Nicolas Loriot. Thomas Pouchin.
 1784 Thomas Pouchin. Nicolas Bocquet.
1785 Nicolas Bocquet. Jean-Baptiste Naze.
1786 Jean-Baptiste Naze. Pierre Cherfils
.
 1787 Pierre Cherfils. Thomas Œillard.
1788 Thomas Œillard. Guillaume Harnois
.
1789 Guillaume Harnois. Etienne Lenud.



"Cette fête a été suivie d'un splendide souper de 150 couverts où les santés du Prince, de la Princesse, du nouveau Prince et de toute la famille d'Albon ont été portés au bruit du canon et des instruments et a été terminé par un très beau bal où les charmantes Cauchoises se sont distinguées par leurs brillantes parures.

"Le 28 du même mois, MM. les Échevins, Marguilliers et Notables de ladite Principauté d'Yvetot ont fait chanter, aussi en action de grâces, de l'heureuse délivrance de Madame la Comtesse d'Albon et de la naissance du nouveau Prince une messe solennelle, suivie d'un Te Deum, pendant lequel le canon n'a cessé de tirer.
Le même jour, il s'est donné deux grands repas, l'un chez M. le curé d'Yvetot où était tout le clergé et l'autre chez M. Loriot, négociant, premier Échevin où étaient tous les Échevins, Marguilliers et Notables. A ces repas, les santés du Prince, de la Princesse, du nouveau né et de toute la famille d'Albon ont été portés avec de vives acclamations.
Le Clergé, la Magistrature et les Officiers municipaux de cette Principauté se sont particulièrement distingués par les charités et aumônes qu'ils sont répandus avec profusion dans le sein des pauvres de la Principauté.

"Dimanche prochain, 2 février, il sera chanté dans les églises de Sainte-Marie-des-Champs et de Saint-Clair-sur les-Monts, dépendants de la Principauté d'Yvetot, un Te Deum aussi en action de grâces de l'heureuse délivrance de la Princesse d'Albon et de la naissance de son fils."

L'article s'achève par un Quatrain adressé au jeune Prince d'Albon par une Dame de la Principauté d'Yvetot.

Très digne rejeton d'une illustre famille,
A tes aimables traits, je devine ton nom,
Sur ton front enfantin déjà la vertu brille,
Et sans beaucoup chercher je dirait c'est d'Albon.

La folie du prince d'Yvetot


Hélas, ce nouveau né mourut à 7 mois le 22 août suivant à Franconville-la-Garenne, près Montmorency où la famille d'Albon possédait une demeure bien plus princière que celle d'Yvetot. Là, dans un domaine acheté à l'astronome François Cassini en 1781, Camille avait créé un parc qui se voulait supérieur à celui de Monceau. Au prix de dépenses inconsidérées, il était parsemé de monuments et d'inscriptions à la gloire de Rousseau ou encore Mirabeau. Camille III y fera  enterrer ses amis : le savant Gebelin, le Dr Haller... Mais pas son fils qui repose au cimetière. Au fil des allées, il y a là un village helvétique, des nappes d'eau où oscillent des gondoles vénitiennes, un ermitage, un moulin, les ruines d'un vieux château, un temple ou encore une fontaine publique où se lit Publico commodo, comme à Yvetot. Camille vit dans un logement qui diffère peu de celui du pâtre qu'il a fait venir de Suisse.  Sur le seuil, des vers donnent le ton :

Dégoûté de la cour et fatigué des villes,
Je me suis caché dans ces lieux.
Qui veut couler des jours tranquilles
Doit fuit également les hommes et les dieux.



Dans la bibliothèque de ce parc d'attraction, d'Albon a rassemblé tous les livres et manuscrits rares de ses différentes demeures. Elle comptait, dit-on, 30.000 volumes. La couronne princière d'Yvetot figure sur les ex-libris. Elle surmonte les armes de d'Albon entrelacées avec celles de sa femme. On y lit sa devise, Que croire, et cette maxime : Même la mort ne  peut séparer ceux que l’amour a unis
. Dans le Réduit d'amour, un buste de la princesse d'Yvetot est gravé de cette phrase : Idol mio. Plus loin, deux colombes symbolisent la marquise de Pracontal et Angélique de Castellane, amies intimes depuis l'enfance. Seulement, si Camille III a fait élever dans ce parc un obélisque à la gloire de sa femme, il nourrit paraît-il le projet de l'ensevelir vivante dans un souterrain secret. Car dans le pays, d'Albon finit par passer pour un savant fou. Au rez-de-chaussée de sa bibliothèque sont différents cabinets dédiés à la pharmacie, la chimie, la physique, l'histoire naturelle. Le comte dispense traitements et soins aux pauvres, se livre à d'obscures expériences, use d'une machine électrique apte à guérir le plus paralytique.


Le 26 décembre 1783 mourut un personnage illustre dans la principauté, précisément à Sainte-Marie-des-Champs, dans une demeure bien modeste pour son rang. Il s'agit de l'abbé Fossard. Licencié de la faculté de Paris, s'était fait remarquer à Rouen par quelques vers flatteurs sur le mariage de Louis XV. Ses talents de prédicateurs qui faisaient bien des envieux, l'avaient conduit à la cour de Louis XV. Ce qui lui valut de collectionner les bénéfices ecclésiastiques. Mais sa santé fragile l'avait amené à se retirer près de sa famille à Sainte-Marie,  où il mourut avec
le titre de chanoine honoraire de l'église métropolitaine de Rouen, archidiacre du Petit-Caux, abbé commendataire de Marcheroux. L'avocat Charles Jacques Closet et Guéroult, curé doyen du chapitre d'Yvetot furent les témoins du décès. Le jésuite laissait un frère laboureur bien établi à Yvetot. Amand Fossard fut échevin de la principauté en 1773 et 1774. Il jouera encore un rôle à la Révolution.
Avocat au Parlement de Rouen, le père des frères Foissard avait acquis 1717 le fief noble de Mézerville, dans la principauté d'Yvetot et s'était ainsi considéré comme exempt de droits et hommages au roi de France. Mais en 1720, le fermier de Sa Majesté lui réclama des taxes. Il y eut procès que Pierre Fossard gagna en s'appuyant sur la spécificité yvetotaise. Le fermier revint à la charge en 1758. En appel le Conseil d'Etat fit rendre gorge à ce descendant d'un compagnon du Conquérant.

Le 16 janvier 1784, le couple princier est encore dans son parc de Franconville lorsque s'élève dans les airs un aérostat emportant deux cochons d'Inde et un lapin qui furent retrouvés vivants le même mois derrière Montmorrency. D'Albon possédait par ailleurs un hôtel à particulier à Paris mais aussi le château d'Avauges.

Le Prince démantèle son domaine



Voyageant au printemps de 1784 en Normandie, le marquis de Bombelles note : « L'habillement du pays diffère de celui des environs de Paris qu'on pourrait se croire dans un autre royaume... J'ai traversé tout à l'heure celui d'Yvetot. Sa capitale, qui n'est aussi qu'un bourg fort beau, renferme quinze mille âmes. M. d'Albon vient de renouveler ses baux, et son royaume va lui rapporter 45.000 livres de rentes. En entrant sur ses terres, deux grands piliers, et sur ces piliers est écrit : Franchises de la principauté d'Yvetot. » Bombelles fait peut-être allusion à un arrêté du Parlement de 1748 stipulant que les tarifs des droits perçus par le Prince sur le marché seraient affichés tous les ans sur un poteau de la place. Camille III possède les 55 emplacements du marché et les deux halles qui l'encadrent ; celle de la boucherie et celles des marchandises. Les grains, eux, se négocient en plein air depuis l'incendie qui, le 20 août 1688 a ravagé les trois-quarts de la ville.

Mais Camille III est endetté. Entêté aussi. A plusieurs reprises, il tentera de marchander sa propriété avec le roi contre d'autres terres et revenus. Ce qui aurait mis fin au manque à gagner du royaume dans cette principauté. En vain.
En revanche, Camille III eut des générosités envers ses sujets. Pour orner son église neuve, il obtint du Pape une parcelle de la sainte croix et les reliques de deux saints. A la Révolution, on rechercha en vain dans l'église le portrait de Pie VI qui accompagnait cet envoi. Et pour cause. La toile de Batoni est localisée un temps au parc de Franconville. Dans la traversée d'Yvetot, Camille III fit paver la route nationale du Havre à Paris en 1779.
Pour pallier au sempiternel manque d'eau, il fit creuser un étang à l'emplacement de l'ancienne briqueterie Héricher. Mais surtout il réédifia le halle aux grains et aux toiles, détruite par l'incendie de 1688. Élevé sur une partie du jardin particulier du prince, ce vaste bâtiment comportant un étage fut inauguré en 1786.
Peu après, acclamé par les Yvetotais, Louis XVI traversait la Principauté le mercredi 28 juin, jour de marché, sans daigner s'y attarder. Juste le temps de changer d'attelage au relais de poste. La même année, le réservoir d'eau appelé le Vivier fut cédé par le Prince aux habitants, à charge pour eux de rembourser les murs d'enceinte qu'il avait fait édifier.

Au soir de 1786, Camille III aliéna d'abord plusieurs terrains de sa propriété privée au sieur Leprévost, marchand de Baons. Puis il lui céda à perte les terrains où se trouvaient le château, la salle d'audience, cellier, écuries et remises, autant de bâtiments, voués du coup à la démolition. Camille se réservait cependant les matériaux. Cette démolition, il la confia à un certain Dubuc à qui il commanda en revanche la construction d'une nouvelle prison et d'un logement pour le fermier de la principauté. Là aussi, le marché était au désavantage du prince.
Le sang bleu d'André-Suzanne, frère puîné du Prince, ne fit qu'un tour et il dénonça les transactions calamiteuses de son aîné qui, pourtant, s'était déclaré lui-même incapable de gérer ses affaires. Le 8 mai 1787, par décision de justice, il fut mis sous la tutelle d’un conseil judiciaire, Me Joseph Fortin, procureur au Châtelet de Paris.

Histoire d'un dessin plagié

A cette époque, le Caudebecquais Louis-François Le Sage réalisa une "Vue du château d'Yvetot, démoli, dessiné en 1786."  On y voit l'église inaugurée en 1771.



Près du château, rue du Manoir, au fronton d'une auberge, pendait une enseigne : "La Place-Vendôme". C'était celle du sieur Née, maître de Poste.




Exactement sous le même angle de vue mais moins large, un autre dessin parut dans le journal L'illustration du 17 janvier 1857. Manifestement, il a été copié sur celui de Le Sage. Or, il est signé Gaildrau. L'explication ?
Le 3 décembre 1856, un certain Alex Fromentin adressait au directeur du jounal " la reproduction, assure-t-il, aussi fidèle que possible d'un dessin à l'encre de chine exécuté en 1786 représentant le manoir seigneurial du dernier chef de cet état microscopique. Cet édifice fut démoli en 1793. Ce dessin, que le hasard m'a fait découvrir en faisant une recherche à la bibliothèque publique de Rouen, étant peut-être l'unique souvenir que existe aujourd'hui de l'antique Palais-Royal du pays de Caux, j'ai pensé qu'il pouvait être de nature à appeler l'attention de vos lecteurs..."
Seulement, ce n'est pas le dessin adressé par Fromentin que reproduit l'Illustration. Celui qui paraît en janvier 1857 est signé Jules Gaildrau, illustrateur-vedette du journal. Or Gaildrau ne dessinait pas en 1786
, et pour cause : il est né 20 ans plus tard ! En comparant les deux dessins, la similitude des bâtiments et certains détails trahissent le plagiat : le cavalier au centre de l'image, les deux arbres devant l'église... Le directeur de publication aura donc demandé à son collaborateur de refaire le dessin de Le Sage sans le nommer.
Maintenant, contrairement à ce que pensait Fromentin, le croquis adressé à L'Illustration ne fut pas le seul à immortaliser le palais d'Yvetot. En 1788 et 1789, se disant peintre du prince, Lepillleur réalisa deux dessins qui, bien plus tard, seront édités sous forme de cartes postales par la maison Delamare. Celle-ci reproduira également la gravure de 1702...




"Château du Roy dessiné sur les lieux par Lepilleur, peintre du Prince, en l'an 1788." On voit sur la droite les halles à grain reconstruites par Camille III et des passants emprunter la cour du château, les rues d'Yvetot n'en finissant pas d'être pavées.




Un autre dessin de Lepilleur, un an plus tard, en 1789 sous un angle légèrement décalé vers la droite. Le château a déjà perdu sa toiture.

C'est M. Delamotte, percepteur des droits de la principauté, qui engrangeait les impôts des Yvetotais. Tout en tirant des rentes de sa principauté, Camille d'Albon vendait son domaine propre, parcelles après parcelles, pour éponger ses dettes. A son receveur, il cède un terrain dans la basse-cour qui y fait construire maison. Elle aura longtemps une vocation ecclésiastique. Camille loue le reste de sa basse-cour, son petit bois, son avenue... Bientôt, on le dit non seulement ruiné mais frappé de mélancolie. Des mœurs dissolues...

En 1787 circula une Notice historique sur le Pays de Caux. Un document de sept pages qui laisse entendre l'inconduite de certains Yvetotais sur le plan des mœurs. A deux pas du bourg se tenait un établissement connu sous le nom de Zig-Zags et qui aurait pu tout aussi bien s'appeler Zig-Zigs...

Le domaine de Franconville est au nom de son épouse. Elle le vend au marquis de Myons.
S'agissant du domaine d'Yvetot, les chargés d'affaires de la famille d'Albon firent passer une petite annonce dans le Journal de Rouen du 20 octobre 1787, rubrique Biens et maisons à vendre. Elle nous renseigne sur le statut juridique et l'économie locale :

Principauté d'Yvetot, au centre du Grand-Caux, à 7 lieues de Rouen, 12 du Havre, 2 de Caudebec, 6 de Fécamp et 9 de Dieppe, traversée par la grande route de ces dites villes : consistante en droits de Suzeraineté, Haute-Justice, nomination à bénéfices-cures, canonicats, offices de judicatures et tabelionnage, droits d'aides, de quatrième en plein, messagerie, manufactures, poids et mesures, halles, foires et marchés et autres droits ; en domaines utiles et casuels, rentes seigneuriales, treizième, mouvances et extensions considérables.
Cette Principauté est exempte de foi et hommage, droits d'entrée, taille et autres droits utiles envers le Roi et jouit des privilèges, franchises et exemptions, prérogatives et autres droits tels qu'il n'en existe en aucune autre terre du royaume.
Il y aura toute sûreté et facilité dans l'acquisition. S'adresser à Paris à M. Fortin, Avocat et Procureur au Châtelet, rue Mauconseil ; à Rouen à M. Verdière, Notaire, rue Beauvoisine ; et sur les lieux à M. Le Nud, Avocat.


On voit que Lenud sert les intérêts du prince. Pourtant, la tradition veut qu'il se soit fait l'avocat du frère contestataire de Camille III. En avril 1788, une première décision de justice donna raison au jeune vicomte et Lenud, son défenseur, crut bon de faire tirer le canon au cours d'une fête. Seulement, le Parlement de Normandie remit en cause le jugement. Et ce furent cette fois Leprévost et Dubuc qui festoyèrent sous les fenêtres de l'avocat. Eux se contentèrent de faire sauter les bouchons de cidre en compagnie des bourgeois de la principauté. Puis ils prirent leur revanche en édifiant une rangée de maisons pour boucher la vue de Lenud.

La fin de la principauté


Mais une Révolution s'annonçait. Au moins sur le plan horticole, Camille d'Albon en aura été un précurseur. Dès 1782, il avait fait planter un arbre de la Liberté avec ces inscriptions :

Helvetico liberatori Willelmo Tell, anno 1782.
A Guillaume Tell, libérateur de la Suisse, année 1782.

Et au-dessous :

A la Liberté ! Camille d'Albon.

Edward Montier prétend que cet arbre trônait parmi des ruines factices dans la cour du château d'Yvetot. Par erreur sans doute. Car il est avéré que d'Albon planta un arbre de la Liberté avec ces inscriptions en 1782. Mais dans son parc de Franconville. Qu'il fut annonciateur de la Révolution, certains l'affirment à la lecture de ses écrits où l'on peut voir une critique de la monarchie absolue, de l'esclavage. Mais sa principauté profite largement de la traite des noirs. Le coton qui alimente l'industrie textile d'Yvetot vient de Saint-Domingue, la colonie la plus juteuse du royaume...

Yvetot était alors le carrefour de grandes routes, un important relais de poste, un centre très industrieux où l'on ne comptait plus le nombre de cabarets. Les avantages fiscaux dont bénéficiait la principauté avaient dynamisé la démographie et le tissu économique. Le traité de libre échange entre l'Angleterre et la France signé en septembre 1786 va cependant porter un coup dur à l'industrie cotonnière. A l'ombre de Caudebec, crispé à sa spécificité, sans presse ni loge maçonnique,Yvetot n'a pas encore de rayonnement politique sur le Pays de Caux. Si ce n'est sur le plan anecdotique. Lors des guerres de religions, replié dans un moulin aux portes de la ville,  Henry IV aurait eut cette réplique légendaire : "Si je perds le royaume de France, au moins aurai-je celui d'Yvetot." Mais la principauté va se retrouver en phase avec les grands bouleversements qui agitent le royaume de France...

(A suivre)

La principauté sous la Révolution

Des liens

La fille cachée de la princesse d'Yvetot  
Délibérations du conseil municipal d'Yvetot

Quelques sources

Journal de Rouen
Histoire de la Principauté d'Yvetot,
LA Beaucousin,

Yvetot pendant la Révolution, Léon Paul Lefèvre, 1908.
La Révolution à Yvetot, Robert Tougard, 1989.

Annuaire des cinq départements de la Normandie, 1928
Le Royaume d'Yvetot, Edward Montier, Le Mois littéraire et pittoresque, 1916.
Le Progrès.fr
Notice biographique sur M. le Bon de Vauquelin par le comte de Beaurepaire.de Louvagny, 1861.
Le Royaume d'Yvetot, Labutte, Revue de Paris, juillet 1868.
Examen de la légende du Royaume d'Yvetot, Oscar de Poli, Annuaire du Conseil héraldique de France ;1888.
Journal de Roanne, 26 juillet 1866.
Paris, 6 septembre 1886.
Histoire de Montmorency, Le Feuve, 1856.
Travaux de l'Association en passant par Franconville.
La vie religieuse à Yvetot sous la Révolution, abbé Sevestre, Association normande, 1927.
Mélanges offerts au professeur Maurice Gresset. Presses universitaires de Franche-Comté, 2007.
L'année mondaine, Firmin-Didot, 1890.

Source iconographique : le château de Septeme




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