Par Laurent Quevilly

En 1826, Charles Antoine Deshayes, le notaire de Jumièges, prit le bachot et porta encore ses pas jusqu'au Val-aux-Louvetiers, en forêt de Brotonne. Là, il consigna de nouvelles observations sur le fameux chêne-cuve ...


« Il existe dans la forêt de Brothonne, presqu'en face de l'abbaye de Jumièges, du levant au couchant des ruines de ce célèbre monastère et à un quart de lieue environ dans cette direction, un chêne connu sous le nom de la cuve.
« Je l'ai vu et j'en ai fait quelques croquis pour en donner une idée. Son tronc a 21 pieds de tour dans sa partie inférieure. Sur ce tronc, qui est creux, s'élèvent cinq tiges ou autrement cinq chênes de grande taille, dont le moindre est de la grosseur d'un homme. Ce tronc a la forme d'un gobelet; tous ces arbres partent d'une hauteur qui n'est pas la même à l'endroit de leur bifurcation.
(Cliquer pour agrandir)

« Pour s'en faire une idée, qu'on se figure deux mains collées l'une contre l'autre, placées verticalement et ouvertes dans la partie supérieure, et que les doigts qui s'en élèvent représentent les arbres. Ils sont, comme il a été dit, au nombre de cinq et tous égaux en hauteur à l'extrémité supérieure, que j'évalue à 80 pieds au moins. Deux (levant et couchant) s'élèvent à 3 pieds du sol; un autre (nord) à 8 pieds, et les derniers (midi) à 9 pieds.

« La gravure qui représente cet arbre a été faite sur un dessin qui l'offre sous divers aspects.

«L'un, pris à 60 pas (au levant, 1ère vue), ne représente qu'une bifurcation, parce qu'elle cache les autres. Le deuxième, pris à quelques pas et qui n'offre que le tronc (2e vue), paraît en faire voir deux, ou autrement quatre arbres. Et le troisième, pris en sens opposé (3e vue) à 60 pas offre les cinq jets.

« Une chose digne de remarque et qui m'a surtout frappé, c'est qu'au milieu de la tige existe un vide régulier dont les parois m'ont paru de la même épaisseur à l'entour, dans la partis supérieure(6 pouces au moins), et plus épaisse en bas. Il est profond et forme un bassin où il existe toujours de l'eau. L'intérieur de ce bassin est revêtu d'une écorce aussi solide que l'écorce extérieure du tronc. Cet arbre contient ordinairement 5 pieds d'eau. Je l'ai vu et je l'ai dessiné le 30 juillet 1825, époque jusqu'à laquelle s'est prolongée une sécheresse telle que depuis longtemps on n'en avait éprouvé de semblable, et je trouvai qu'il renfermai alors un volume d'eau de 2 pieds et demi de profondeur. Je l'ai revu depuis, et le bassin était plein.

«  Quand il tombe de l'eau, elle s'extravase ou reflue par la bifurcation au levant; ce qui forme une espèce de ravine que j'ai remarquée.

« Ce végétal extraordinaire est nommé la Cuve, par rapport à la conformation singulière de sa culée, où l'on trouve, en tout temps, une plus ou moins grande quantité d'eau.

« Le chêne d'Allouville, depuis longtemps célèbre (*) peut-être parce qu'il est isolé et placé dans un endroit fréquenté, offre de toutes parts des marques de vétusté. Mais celui dont il est question possède toute sa vigueur végétative et ne mérite pas moins l'admiration, ou du moins l'attention des amis des productions extraordinaires de la nature. 

« Il serait impossible d'y trouver intérieurement ni extérieurement la moindre trace des outrages des ans. Il était noir (s'il est possible de d'exprimer ainsi) de verdure, chose qui m'a surpris, quand tous les arbres dont il est environné présentaient la flétrissure et le dépouillement avant-coureurs de l'hiver.

« C'est avec plaisir que j'ai visité ce prodigieux enfant de la forêt de Brothonne à l'ombrage duquel je n'ai pu m'empêcher de réfléchir sur les révolutions des âges et la brièveté de l'existence humaine.

« En effet, combien de génération se sont écoulées, combien de révolutions se sont succédées dans l'univers depuis l'instant où son premier jet s'échappa du flanc dont il s'est formé!

« Je n'ai pu le quitter sans désirer que la hache n'abrège pas le cours de sa longue et vigoureuse existence. Puisse ce souhait, qui seul m'a déterminé à publier cette notice, le recommander à ceux qui sont chargés de sa conservation. »

(*) Voir l'intéressante notice sur cet arbre, vulgairement appelé le chêne-chapelle, et le dessin qu'en a publié M.A.-L. Marquis, D.M., professeur de botanique à Rouen, dans les Mémoires de la Société libre d'émulation de cette ville, année 1822, et dans ceux de plusieurs autres sociétés savantes.


Ainsi s'achevait déjà la plaquette de Deshayes qu'il fit imprimer ainsi :

Notice sur un chêne extraordinaire appelé la cuve, situé dans la forêt royale de Brothonne, département de l'Eure, par C.-A. Deshayes, membre de la société de Antiquaires de Normandie. Rouen, chez les principaux libraires, 1826.

La gravure fut exécutée par Espérance Langlois. Dans son édition du 20 juin 1826, le Journal de Rouen fit la publicité de cette notice vendue 1 F. "Les amis des productions extraordinaires de la nature accueilleront sans doute avec empressement cette notice qui révèle à leur curiosité un arbre dont la longue existence n'offre pas moins d'intérêt que le chéne d'Allouville..." Et de résumer ce fut dit plus haut.

Ce que ne nous dit pas Deshayes, pourtant si prompt à rapporter la tradition, c'est que l'eau forte en tannin stagnant dans cette cuvette formée par la soudure de cinq chênes passait pour avoir des vertus thérapeutiques sur les dartres et autres maladies de peau. Charles-Antoine Deshayes fut en tout cas l'un des derniers à reconnaître le chêne-cuve dans son intégralité. Car on mutila notre arbre. Une affaire qui reste mystérieuse. Tentons d'y voir plus clair...

Enquête sur une mutilation...

En 1826, année même où paraît la brochure de Deshayes, la légende veut que, par vengeance contre le garde forestier, un certain Letailleur, un braconnier ait abattu l'un des cinq troncs. Il n'en subsiste effectivement que quatre. Le moignon de l'ancien étant aujourd'hui moussu et boursoufflé.
Letailleur ? Le patronyme fait florès autour de la forêt de Brotonne. Le nom a été porté des laboureurs, des artisans et
même un maire d'Hauville en 1902. Mais à ce jour, nous n'avons pas retrouvé de garde de la forêt de Brotonne appelés Letailleur. En 1820, les titulaires de ce poste étaient MM. Cuvelier, du Landin, et Duquesne, demeurant à Hauville.

La mésentente entre gardes et population ne datait pas d'hier. Le 4 juin 1792, le garde général de la forêt de Brotonne fut massacré sur la place du marché de Routot au cours d'une émeute populaire. On lui reprochait d'avoit tué un pauvre hère et mutilé sept autres. En représailles, 17 pères de famille furent condamnés à mort par contumace et un autre à vingt ans de fers. Ce qui souleva l'indignation générale. Une pétition soutenue par le citoyen Duvrac obtint de la Convention la levée des sanctions. Quand, 30 ans après ces faits, on mutile le chêne-cuve, l'affaire Cousin restait sans doute en mémoire. Elle témoigne en tout cas de l'animosité contre les gardes. Lire le rapport complet :

Outre 1826, on cite aussi 1830 comme étant la date de cette amputation sauvage. Enfin, u
ne autre version, véhiculée par l'abbé Maurice, attribue ce geste idiot à un officier prussien, résolu à détruire cette célébrité locale. La fin de la guerre de 70 ne lui aurait pas laissé le temps d'achever sa  méchante besogne.

En 1834, Dubreuil évoque paraît-il le chêne cuve dans Les Végétaux exogènes, un livre paru à Caen. L'arbre a alors 450 ans, estime-t-il. Malheureusement, nous ne parvenons pas à retrouver ce livre qui nous éclairerait peut-être. En 1837 en tout cas, Thiébaut de Berneaud nous assure dans son Traité élémentaire de botanique que le chêne cuve a toujours ses cinq branches : "Dans la forêt de Bronthonne, département de l'Eure, non loin des ruines pittoresques de Jumièges, on va visiter le Chêne de la Cuve. Un tronc de sept mètres de tour en sa partie inférieure présente une cavité formant réservoir et contenant d'ordinaire seize décimètres d'eau, jamais moins d'un mètre durant les plus grandes sécheresses. Sur les bords de la cuve s'élèvent cinq tiges de deux mètres de diamètre sur vingt-six à trente de hauteur. Les deux tiges situées au levant sont à quarante centimètres du sol et montrent une sorte de ravine par où s'échappe le trop-plein dû aux pluies abondantes ou longtemps prolongées ; la tige en face du nord est à trois mètres du sol, et les deux dernières, placées au midi, à trois mètres et demi. Le bassin a une forme assez régulière, seize centimètres d'épaisseur à l'ourlet, et se trouve revêtu, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur, d'une écorce épaisse. L'arbre est depuis cinq siècles le bienfaiteur de toute la végétation voisine ; sa vigueur actuelle prouve qu'il traversera de nombreuses années encore après la destruction des antiques bâtiments qu'il vit élever près de lui."

Manifestement, la presse locale est restée muette sur l'agression commise contre notre vénérable chêne. Elle est bien plus loquace, lorsque la forêt est infestée de loups ou quand, en 1838, on y y découvre de nouvelles traces d'une occupation antique. Si bien que les paysans sont assurés que Brotonne était jadis une ville plus grande que Paris et dont les faubourgs étaient La Haye-de-Routot et autres villages circonvoisins. En attendant, un garde-forestier ne perd pas le nord. Il fait payer les curieux venus voir les mosaïques mises au jour, ce qui soulève la réprobation unanime. Le droit de péage fut très vite aboli. Mais le garde continua à interdire l'accès aux vestiges.

Il y eut encore confilt entre gardes et particuliers en 1839. Un sieur de Lagréné fut traîné devant le tribunal d'Yvetot pour délit de chasse en forêt de Brotonne.

Saluons au passage la précision des Académiciens de Rouen. En 1848, ils nous affirment que le chêne dit de la cuve a atteint l'âge de 427 ans. Pas 426, non, 427. Et l'on nous fait grâce du nombre exact de mois.

En 1859, dans un mémoire publié à Caen, l'Institut des Provinces de France
est catégorique : " En 1832, des maraudeurs voulant se venger de la surveillance trop active du garde chargé de la conservation de cette partie de la. forêt, mutilèrent ce bel arbre en coupant à sa naissance la plus forte de ces tiges."

Le chêne-cuve figure aussi dans le guide Joanne de 1866. Il y est rappelé que Deshayes en fit une notice mais l'on ne précise pas si le chêne a toujours ses cinq bras. A la même époque, Le Grand dictionnaire universel rédigé, par Pierre Larousse de 1866 à 1877, lui consacre un article et reprend à son compte la thèse des maraudeurs de 1832. Aucune allusion aux Prussiens. A noter que Larousse débute son dictionnaire avant la guerre de 70 et le termine peu après.
Maintenant, un autre document anéantit la thèse prussienne, ce sont les œuvres agronomiques de Varenne de Fenille. Voici ce qu'il nous dit : " Le tronc, de 6 mètres de tour, se divise, à 1 mètre 20 de hauteur, en quatre branches qui s'élèvent à 30 mètres." Quatre branches ! Et le livre paraît en 1869, un an avant la guerre. L'hypothèse colportée par l'abbé Maurice est donc à écarter. Ce qui n'ôte rien à son ouvrage, Usages de la forêt de Brotonne, qui lui valut le prix Bouquetot décerné en 1934 par la Société d'Emulation...

Le 28 avril 1890, Gadeau de Kerville, reconnaît à son tour le chêne-cuve et en ramène une photographie peu parlante. Gadeau se contente de reprendre la thèse des "maraudeurs ou d'un braconnier" et cite les dates de "1832 ou 1830." Bref, rien de nouveau. Convaincu que ce curieux spécimen était un seul et même arbre, il sera sévère à l'égard du notaire de Jumièges : « Je ne puis, d'après sa description du Chêne-cuve, dire exactement quelle était son opinion à cet égard. Il est même possible qu'il n'en ait pas eu. Mais qu'il est fâcheux d'écrire une phrase aussi ambiguë que celle-ci : '' Sur ce tronc, qui est creux, s'élèvent cinq tiges ou autrement cinq chênes de grande taille, dont le moindre est de la grosseur d'un homme ''. Quand on rédige un travail scientifique destiné à la publicité, il faut en peser chacun des mots. »
Pauvre Deshayes ! Sa carrière de botaniste, en tout cas, s'arrêta là. On ignora totalement sa brochure parue 60 ans avant Gadeau de Kerville, considéré par l'association A.R.B.R.E.S. comme le premier à avoir accordé un caractère remaquable au chêne-cuve. Comme le préconisait Gadeau, une pancarte fut très vite mise en place près du chêne pour attirer l'attention sur sa protection. Celle qui fut posée en 2007 par A.R.B.R.E.S. mettait en garde : "Les arbres remarquables font partie du patrimoine collectif et doivent être préservés en tant que tels..." Que le braconniers comme les Prussiens se le disent !

Les dessins d'Auguste Tilly


Après Gadeau vint Paul Constantin, en 1894, qui reprend les premières versions de la mutilation de l'arbre : "Les bras de cette cépée étaient jadis au nombre de 5, mais l'un d'eux, le plus gros, a été coupé dans sa partie basilaire. Cet acte inqualifiable fut exécuté, dit-on, en 1832 ou 1833, par des maraudeurs ou un braconnier, animés d'un sentiment de vengeance contre un garde-forestier."

La forêt de Brotonne recèle d'autres specimen étonnants : les hêtres du Torps, à la Biche et du Grand Maître, les deux arbres à nœuds de la chapelle Saint-Maur, construite en 1880 sur les restes d'un ancien prieuré, enfin les trois chênes pédonculés de la Mare-Tonne. Mais c'est le chêne-cuve qui tient la vedette et il fut un sujet inépuisable lorsque fleurirent les cartes postales. Nous en reproduisons ici quelques-unes. Maurice Leblanc ne manquera pas non plus d'évoquer le chêne-cuve : dans La Barre-Y-Va, dans les Huit coups de l'horloge...
Avant cela, un artiste vint à son tour l'immortaliser. Il s'agit d'Auguste Tilly, né à Toul en 1840 dans une famille de graveurs, élève de Cosson et Burn Smeeton. Il fit ses débuts au alon de 1874 et est alors attesté au journal L'Illustration. On le retrouvera à
l'exposition universelle de Paris en 1889, celle d'Amsterdam en 1895. S'il fut très talentueux pour reproduire les œuvres des autres,  il est en revanche un aquarelliste plus laborieux. Certains de ses dessins tendent au naïf. Mais d'autres, surtout les monochromes, relèvent parfois le niveau. Reste qu'il délaisse chaque année le 15 de la rue de l'Abbé-Grégoire, à Paris pour parcourir la Normandie. On lui doit une foultitude de croquis aquarellés pris sur le vif en divers endroits typés. tous sont datés, avec l'heure précise. En cela, comme ces carnets de voyages devenus depuis très à la mode, la production de Tilly a valeur de témoignage. Là, il sauve de l'oubli un modeste abri douanier, ailleurs d'éphémères manœuvres militaires, plus loin un ancien télégraphe, plus loin encore les derniers vestiges d'un château ruiné. Il touche à tous les sujets mais l'on sent une certaine prédilection pour les arbres remarquables. Ceux des forêts de Fontainebleau ou encore de Rambouillet, le chêne dit "à l'image", à Barneville-la-Bertran... Le jeudi 18 octobre 1883, à 2 h de l'après-midi, il dessina les deux ifs de la Haye-de-Routot en notant "12,5 m de circonférence, 1.400 ans d'âge". A 5 h, il croqua cette fois le chêne-cuve en lui attribuant 450 ans. En 2007, l'association A.R.B.R.E.S rajeunira ce quercus pedonculata en ne lui donnant "que" 380 ans... 



































Le lendemain matin, vendredi 18 octobre, à 9 h, posté dans les jardins du château du Landin, Auguste Tilly embrassait du regard toute la boucle de Jumièges et en fit une aquarelle nettement plus travaillée que les autres. Tilly revint encore à Jumièges lors de ses vacances de 1891. Le mercredi 23 septembre, à 2 h de l'après-midi, il dessina très sommairement cette fois l'abbaye et la Seine vues du hameau des Fontaines, là où était né mon grand-père. Attiré aussi par la Bretagne, Auguste Tilly est mort en 1898. En 2019, une belle partie de sa collection était mise en vente à son juste prix par un marchand aquitain.

Laurent QUEVILLY.

NB : heureux de voir que cet article a inspiré Paris-Normandie durant l'été 2019. Une mention des sources n'aurait pas été superflue. Ce que nous apprend en revanche notre éminent confrère, c'est que le chêne-cuve n'est plus seul à recevoir ici des visiteurs. Près de là, deux dames dans leur fourgon les accueille chaleureusement... En juin, c'est Actu 29 qui nous signalait que deux cavalières avaient été poursuivies par un homme nu, en baskets bleues, se masturbant à leur trousse...
"Plus rapide avec leurs montures que l’homme à pied, les deux femmes victimes de l’exhibitionniste ont prévenu la gendarmerie. Une patrouille s’est rendue sur les lieux, un chemin aux abords de la Départementale 913, mais n’y a pas retrouvé de trace de l’homme signalé."



 
Retour à la biographie de Deshayes:




Haut de page