Par Laurent Quevilly


Une paroisse coupée en deux par un large fleuve, le cas de figure est plutôt rare hors des villes. C'était pourtant le cas de Jumièges. Et voici comment le hameau d'Heurteauville finit par devenir une commune à part entière...

Sur la rive gauche de la Seine, le hameau d'Heurteauville avait été donné en 1027 à l'abbaye par Richard II. Voilà qui posait des difficultés sur le plan de l'administration religieuse et civile. Mais d'abord plantons le décor. Heurteauville, c'est différents lieux-dits : le Passage, Port-Jumièges, jadis chantier de construction navale et point de départ vers Terre-Neuve. Et puis la Harelle, ce fameux marais infecté de reptiles et traversé par le ruisseau du même nom. Outre l'agriculture, les tourbières fourniront du travail aux habitants du cru de même que les carrières et un curieux commerce: celui des sangsues.

Le bâtiment le plus imposant ? Assurément l'ancienne grange dîmière, incluse dans la section de la Chapelle.

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L'école en 1891

 En 1903, le régisseur de la grange dîmière est Auguste Mustel, né à Jumièges en 1874. Il a pour domestique Louis Leblond, né à Darnétal en 1868. A Mustel succèderont les frères Salmon, Félix et Edouard, natifs de Paris et leur père Sylvain, né hors mariage d'un menuisier des Sablons. Les Salmon apparaissent tous trois sur les listes électorales de 1913 tandis que Mustel et Leblond n'y figurent plus. On identifie les personnages de la photo comme étant Mustel, Leblond, la femme étant Josephine Delahaye, épouse Mustel.

L'église paroissiale date de 1730, construite, dit-on, à la suite du naufrage de 40 paroissiens se rendant à la messe de Jumièges. Un événement dont on ne trouve nulle trace tangible. Toujours est-il que l
e 15 août 1726, des habitants d'Heurteauville pétitionnent, "vu la difficulté pendant une grande partie de l'année d'assister au service divin à l'église qui est sur la rive droite de la Seine".

L'appel est entendu et, dès l'année suivante, on décide de l'érection de
l'église. Elle aura pour nom chapelle du Bout-du-Vent et sera dédiée à Simon et Jude. Ce n'était pas le premier édifice religieux du hameau. A Port-Jumièges se voyaient les vestiges d'une antique chapelle Sainte-Austreberthe. Une fête populaire a lieu du reste en son nom le lundi de Pentecôte. Il y avait là parait-il un cimetière mais longtemps les gens d'Heurteauville seront inhumés à Jumièges. Enfin, on gardait  le souvenir de la chapelle Saint-Vaast. C'est là, dit la légende, que Rollon déposa les restes de sainte Hermentrude.

Quand vint le XIXe siècle, Heurteauville s'affirma avec force.  Le 13 avril 1828, les propriétaires de la harelle d'Heurteauville invitèrent l'un des leurs, Charles-Juste Houël, avocat de Rouen, à rédiger un précis sur l'origine, les titres et les règlements de cette propriété. 

A partir du 22 juillet 1831, un adjoint spécial fut nommé :

N° 2714. — ORDONNANCE DU ROI portant qu'il sera établi dans le village d'Heurteauville, section de la commune de Jumièges, arrondissement de Rouen, département de la Seine-Inférieure, un adjoint au maire de cette commune, et que cet adjoint sera chargé de recevoir les actes de l'état civil et d'y exercer la police par délégation du maire. (Paris, 22 Juillet 1831. )

Le sieur Dupont occupera cette fonction et finira par démissionner. On va comprendre pourquoi...

La fronde des Heurteauvillais

François Boutard est maire de Jumièges depuis trois ans, suite à la démission de Casimir Caumont, le propriétaire de l'abbaye. En mars 1840, une quarantaine de chefs de famille d'Heurteauville adressent une pétition au préfet. 

"Les habitants du hameau d'Heurteauville ont l'honneur de vous soumettre que, faisant partie de la commune de Jumièges et se trouvant séparés par la rivière de Seine de cette dite commune, et comme il n'existe pas de conseillers municipaux dans ce dit hameau, non plus que d'électeurs en raison de sa population qui se monte à huit cents et quelques habitants, ce qui compose plus d'un tiers de la commune de Jumièges, car nous ne vous dissimulons pas, Monsieur le préfet, qu'il existe beaucoup d'habitants dans le dit hameau qui paient toutes les contributions voulues pour être éligibles et même au delà, et qui ne sont pas portés sur la liste des électeurs, et nous ne pouvons attrivuer cette erreur qu'à l'ignorance des membres du conseil et aux électeurs des autres hameaux qui avoisinent la commune de Jumièges, ne connaissant pas les localites de ce dit hameau...

Il n'échappera pas à votre haute sagacité que le hameau a besoin de soutenir ses droits et ne le pouvant faute d'élections de membres du conseil et qu'il n'en existe qu'un, joint à cela, Monsieur le préfet, l'éloignement de ce hameau de la commune de Jumièges, l'incommodité et les obstacles qui se présentent journellement pour le passage de la rivière qui se trouve intercepté par les grandes eaux.

C'est pourquoi, Monsieur le préfet, nous réclamons votre bienveillance et votre impartialité si connue, persuadés que nous trouverons dans votre excellence  protection, justice et réforme des abus commis à l'égard de ce hameau.

Nous vous prions donc, Monsieur le préfet, d'après votre décision de nous accorder latitude de former une section dans ce dit hameau (attendu qu'elle existe pour la garde nationale) et de nous déterminer selon votre sagesse le nombre de conseillers que jugez à propos ainsi qu'un adjoint pour que nous soyons à même de soutenir nos droits légaux. 

Dans cette expérance que nous croyons bien fondée...

Suivent une quarantaine de signatures plus ou moins lisibles que nous avons tenté de retranscire : Amable Fauvel, Bte Boquier, Hue, Dupont, Frédéric Le Bourgeois, Le Bourgeois Pierre, Varin (2 signatures), Roger, Sauquais, Danger (2 signatures), Amable Vauquelin, Jacques Quesne, nlc cocasbvovusep (illisible), Jques Boucacahrd, Guérin, Y Thuillier, Martin Lefié, Cauchois (2 signatures), Paschrel (?), Pierre Thirel, Le Maréchal, Duval, Eliot, Lefebvre, Boucachard, Cuffel Philippe, Cappelle, Bien, Sabatier, Louis Delaisne, Ene Bardel, Freret, Pierre Faraguet, André Thorel, Louis Fauvel, Deconihou (?), E Cabut (?)...

Dans le même temps, le 14 mars, Casimir Caumont, l'ancien maire de Jumièges écrit au préfet en postant sa lettre de Rouen :

Propriétaire à Jumièges sur la partie des deux rives occupées par cette commune dont j'ai été maire, je me suis chargé de vous présenter la pétion cy jointe de habitants du hameau d'Heurteuville situé sur la rive gauche. J'ai été à même, sous mon administration, de reconnaître l'esprit de coterie ou de rivalité qui anime les habitants de la rive droite contre ceux de la rive gauche et comme les premiers sont les plus nombreux, il leur est facile  de former une majorité parmi eux, et c'est par suite de cette cabale  que des demandes faites en faveur du hameau d'Heurteaucille ont trouvé de l'opposition dans le conseil de Jumièges. Ce qui a motivé la démission de l'adjoint spécial pour le hameau, le sieur Dupont.  La population d'Heurteauville forme le tiers de celle de la commune. N'a-t-elle pas le droit dêtre représentée dans cette proportion dans le conseil municipal ? 

Le refus des Jumiégois

Le 26 mars 1840, convoqué par le préfet, le conseil de Jumièges délibère. A l'unanimité, il oppose à la demande des raisons administratives. Il faudrait notamment que ce soit le conseil général du Département qui formule cette demande. Or, ce n'est pas le cas. on ajoute que les habitants d'Heurteauville n'ont aucun intérêt particulier à obtenir ce que plusieurs d'entre eux ont jugé à propos de réclamer. Signent Deconihout, Poisson, Caillou, Vauquelin, Sever Boutard, Metterie, Decaux, Etienne Varin, Bussy, Jean Ponty, Louis Thuillier, Jacques Lambert et le maire, François Bouttard.

En 1841, l'affaire arriva entre les mains du conseil général. Cette année-là, François Boutard rendit l'âme le 15 mai 1841. Simon Cabut, son adjoint lui succèda. L'indépendance d'Heurteauville fut remise à plus tard et il fallut encore 25 ans pour la voir se concrétiser.

Et ce fut la scission

Retournement de situation. En 1867, on consulta 204 Jumiégeois sur la question. 203 votèrent pour la scission. Heurteauville compte à l'époque 450 habitants. Ils ont toujours leur carré réservé dans le cimetière de Jumièges. Et ils sont contre la séparation. Etienne Mallet, Antoine Sabatier...

Le 9 octobre 1868, un arrêté préfectoral confère à Heurteauville son autonomie. Elle est officialisée le 30 octobre suivant. Sont-ce ses habitants qui l'ont voulu ? Non. Ce sont ceux de Jumièges. Au grand dam des premiers qui, 25 ans plus tôt, ne réclamaient qu'une section. Résumons ici ce que nous dit Alain Joubert des motifs de cette séparation...

Depuis des années, la mésentante règne au sein du conseil entre les représentants des deux rives. Ceux d'Heurteauville revendiquent leur part dans les biens communaux de Jumièges, au prétexte que leur hameau a de tout temps fait partie du domaine de l'abbaye. Depuis 1579, des actes de justice leur contestent  régulièment ce droit.
En 1866, les conflits entre élus ont gagné la population. C'est alors que la séparation est proposée pour apaiser les esprits. Motif officiel: l'étendue du territoire et les difficultés de communication liées à la Seine.


A Heurteauville, des voix sont contre. Cette séparation ne va-t-elle pas "rompre la communauté et la solidarité qui ont existé pendant des siècles entre ces deux parties d'un même tout." On soupçonne les élus de Jumièges de vouloir se débarrasser d'une partie non productive du territoire. Heurteauville n'a aucune ressource propre et coûte certainement plus qu'elle ne rapporte à Jumièges.

Lors de l'enquête commodo et incommodo, Alexandre Lhonorey s'insurge:  "De temps immémorial, Heurteauville a toujours fait partie de Jumièges, l'un n'a pas existé sans l'autre.."
Mais la sission est finalement acceptée par les deux parties. Après que Jumièges ait proposé de verser 4.000 F à Heurteauville "pour se séparer en bons amis" dira le maire, Aimé Lepel-Cointet. Cadeau d'adieu ? Plutôt le remboursement de la part engagée par la section d'Heurteauville dans les travaux côté Jumièges. On évitait ainsi un ruineux procès !


Voilà, Jumièges et Heurteauville sont maintenant séparés. Reste dans l'imaginaire cette légende: un souterrain relait les deux rives. Reste aussi à trouver un maire à cette nouvelle commune...

Des courriers confidentiels

14 novembre 1868. Le juge de Paix de Duclair, Alexandre Laire, écrit au Sénateur-Préfet de la Seine-Inférieure, Leroy de Boisaumarié :


«En réponse à votre lettre confidentielle du 10 de ce mois, j'ai l'honneur de vous informer que je ne vois pas d'inconvénient à ce que les nouvelles élections municipales dans les communes de Jumièges et d'Heurteauville, devenues nécessaires par suite de l'érection en commune distincte de la section d'Heurteauville, aient lieu le dimanche six décembre prochain et que le premier conseiller municipal inscrit au tableau pour la section d'Heurteauville est M. Lhonorey, propriétaire à Jumièges.
Je me permettrai d'ajouter que M. Lhonorey est honnête et loyal, mais qu'il s'est un peu compromis par son langage et son habitude excentrique. Il affecte de ne pas aimer le gouvernement, mais je crois qu'au fond, il serait heureux d'occuper une fonction publique et qu'il y mettrait du dévouement.

J'ai l'honneur, Monsieur le Sénateur Préfet, d'être votre très humble serviteur. Le juge de Paix de Duclair.
A Laire.


Nota. Dans la commune de Jumièges, il y a deux adjoints au maire, M. Bicheray, notaire et M. Mallet qui habite la section d'Heurteauville. Les deux jouissent, à juste titre, de l'estime et de la considération publique.»
 


Lhonorey l'excentrique

Qui est cet Alexandre Lhonorey qui s'empresse de porter le premier sa candidature au nouveau conseil ? Il est né le 18 avril 1819 à Déville-lès-Rouen. Le 3 janvier 1842, à 23 ans, il épouse à Jumièges Adèle Désirée Boutard, son aînée de quatre années. Sa profession: clerc de notaire. Un temps, il fut aussi le correspondant local d'un journal engagé de Rouen; "L'émancipation normande".
Excentrique, Lhonorey l'est assurément.
En 1846, il fait son entrée au conseil municipal de Jumièges. Quatre ans plus tard, en juin 1850, il profère dans les rues de Jumièges des cris séditieux à l'encontre de Louis-Napoléon. La politique du "Prince-Président" suscite alors une vive opposition socialiste dans tout le pays. Lhonorey n'est pas seul à pousser ces hurlements. Il est accompagné de Bachelet, Charles Leballeur-Villiers fils et de Delaye, un ancien lieutenant dans la légion d'artillerie de la garde nationale de Paris. Un "bon citoyen" les aura dénoncé car cette manifestation leur vaut les assises. Mais revenons à Heurteauville...



Les onze élus

Lhonorey ayant été le premier à s'inscrire sur la liste des candidats, d'autres suivirent bientôt son exemple. Présidé par Lhonorey, le scrutin du dimanche 6 décembre dessina la composition du tout premier conseil municipal. Furent élus: Alexandre
L'honorey, Etienne Mallet, Athanase Lailler, Antoine Sabatier, Valery Deconihout, Oscar Duramé, Alphonse Benoist, Ferdinand Loutrel, Narcisse Danger, Denis Cauchois, Sever Chérel et Euphonie Barnabé.

Maintenant, qui parmi ces hommes peut remplir la fonction de maire !..


Les pressentis...

Le 22 décembre 1868, une nouvelle note confidentielle au juge de Paix. Il faut pourvoir le plus tôt possible à la nomination d'un maire et d'un adjoint. Il demande des noms. Le 29 décembre, Laire répond:

«En réponse à votre lettre du 22 de ce mois, j'ai l'honneur de vous informer que deux membres du conseil municipal de la commune d'Heurteauville seraient aptes à faire bon maire. L'un: M. Lhonorey que vous avez bien voulu désigner pour présider les dernières élections; mais qui, pour des raisons particulières, ne veut pas accepter ces fonctions.
Et l'autre, M. Etienne Mallet, propriétaire et cultivateur. Ce dernier était adjoint depuis plus de seize ans à Jumièges, section d'Heurteauville qu'il habite. Il est marié et a une fille mariée. Sa position est aisée. Il est intelligent et a un bon jugement. Son dévouement au gouvernement et à l'administration est certain.
Maintenant, quant à l'adjoint à nommer, deux candidats me parraissent pouvoir être indiqués, M. Deconihout, M. Barnabé.

M. Valery Deconihout est âgé de 44 ans environ, il est marié et a deux enfants dont un marié. Propriétaire et cultivateur jouissant d'environ 2000F de rente, M. Deconihout est d'un caractère indépendant et assez ferme. Il accepterait ces fonctions.

Quant à M. Euphronie Barnabé, âgé de 60 ans, cultivateur très aisé, je crois qu'il accepterait moins facilement. Il est marié et a deux enfants. M. Barnabé est intelligent et, comme M. Deconihout, dévoué au gouvernement.

Peut-être y aurait-il un troisième candidat pour les fonctions d'adjoint; mais celui-là ne serait point dans d'assez bons termes avec M. Mallet ; et puis, je crois qu'il aime un peu la chicane. Je veux parler de M. Sabatier père, propriétaire à Heurteauville. Il me parait très intelligent, mais aussi d'un caractère à imposer sa volonté.»


Mallet investi

Aussitôt cette lettre reçue, le préfet se fend d'un arrêté, en date du 30 décembre 1868, qui nomme Mallet maire et Deconihout adjoint. Il écrit le même jour à Mallet:

 «Vous m'avez transmis les procès-verbaux des élections qui ont eu lieu à Heurteauville les 6 et 16 décembre courant pour la nomination de 12 conseillers municipaux. Les opérations, d'après le dit procès-verbal, n'ayant soulevé aucune réclamation et me paraissant régulière, je vous prie de procéder  l'installation des nouveaux membres. Je vous serai obligé de m'adresser une copie du procès-verbal de cette installation.»

Mallet ne nous est pas inconnu. En 1849, sa ferme avait fait l'objet d'un incendie criminel perpétré par Jacques Condor, son oncle par alliance. 4. 000 F de dégâts. Condamné à mort, Condor avait sauvé sa tête mais était tout de même mort au bagne.

L'installation

Alors, le lundi onze janvier, à midi, je juge de Paix convoque tous nos élus à l'école. 
Seuls Sever Chérel et Euphonie Barnabé sont absents.



Le juge de Paix ouvre la séance et invite Lhonorey, premier inscrit, a bien vouloir rédiger le procès-verbal. Le juge lit ensuite la lettre du Sénateur-Préfet ainsi que les arrêtés, en date du 30 décembre dernier, nommant au nom de l'Empereur Etienne Mallet et Valery Deconihout respectivement maire et adjoint d'Heurteauville. Il leur faut lever la main droite pour prêter serment devant le juge :

« Je jure obéissance à la constitution et fidélité à l'Empereur. Je jure de remplir fidèlement les devoirs que m'impose la mission qui m'est confiée, en notre âme et conscience.»

Les voilà officiellement installés. Le juge cède alors la présidence à Mallet qui s'installe dans le fauteuil de maire pour procéder aussitôt à l'élection d'un secrétaire de séance. Lhonorey obtient neuf suffrages sur dix. Il prend place au bureau. Immédiatement, Mallet reçoit le serment des conseillers présents dans l'ordre de leur nomination:

«Je jure obéissance à la constitution et fidélité à l'Empereur.»

Lèvent successivement la main droite :

1) Lhonorey Alexandre
2) Lailler Athanase
3) Sabatier Antoine
4) Duramé Oscar
5) Benoist Alphonse
6) Loutrel Ferdinand
7) Danger Narcisse
8) Cauchois Denis

Le juge de Paix, dont on souligne qu'il a bien voulu rester là jusqu'en fin de séance, se lève alors pour prononcer «une allocution bien sentie, aussi sympathique que persuasive». Que dit le juge au nouveau conseil? Il souligne toute l'importance de ses devoirs «qu'il ne pourrait remplir s'il n'apportait toujours le sage esprit de concorde, d'aménité et de conciliation si utile au début d'une commune.»
Devant ces belles paroles, Lhonorey se lève à son tour pour prononcer quelques mots auxquels s'associent tous les élus. «Je remercie le juge de Paix pour ses bons et paternels conseils qui seront le guide de la future administration.»
Puis tout le monde signe le procès-verbal. Cette fois, Heurteauville est née.


Les notices

Mallet et son adjoint durent aussi adresser à la préfecture une notice les concernant. Que dit-elle ? Que Mallet est né à Guerbaville le 28 juillet 1798. Il est propriétaire et cultivateur, père d'une fille et sa fortune est évaluée à 1.500F. Ses états de service ? 26 ans conseiller municipal dont 18 comme adjoint spécial du «ci-devant hameau d'Heurteauville aujourd'hui commune.» Ajoutons qu'Étienne Mallet était marié à Marie-Rose Metterie.

 
Deconihout, lui, est né Jumièges le 18 mars 1821. Il est aussi propriétaire et cultivateur mais plus riche que Mallet: 2.500F de revenus. Deux garçons, conseiller municipal depuis quatre ans.

Tous deux signent près du cachet tout neuf de la nouvelle mairie, orné de l'aigle impérial.



Lhonorey claque la porte !

Le 20 mai 1869, Lhonorey, blessé, claque la porte du conseil municipal. Que s'est-il passé à son encontre pour qu'il fasse imprimer chez Giroux et Renaux cette feuille volante distribuée à la population ?

Jumièges, 5 juin 1869.

Cher Concitoyen, Fidèle Électeur et Ami,

Depuis 1846, c'est-à-dire depuis vingt-trois années, vos suffrages m'ont appelé et maintenu au Conseil municipal de Jumièges, où j'ai soutenu vos intérêts avec loyauté, avec dévouement.

Dernièrement encore, lors de votre érection en commune, 113 voix sur 114 votants me nommaient Membre du Conseil d'Heurteauville et cette unanimité des Électeurs, si honorable pour l'élu, je la considérais moins comme la récompense de mes efforts dans le passé, que comme un stimulant à mon activité dans l'avenir.

Ces bons rapports, nos cordiales relations qui nous avaient unis si étroitement jusqu'à présent, des circonstances vraiment déplorables où ma dignité d'homme et de conseiller a été profondément froissée, blessée, au moment même où je cherchais à assurer votre indépendance électorale et la sincérité du suffrage universel, m'ont fait un devoir de les interrompre brusquement à mes grands regrets, m'ont fait enfin une nécessité de remettre le mandat que je tenais de votre confiance et dont j'étais si fier, en donnant verbalement, le 20 mai dernier, ma démission de Conseiller municipal d'Heurteauville, démission que j'ai confirmée depuis par écrit et qui est acceptée.

J'ai été et je serai toujours reconnaissant des sympathies des habitants d'Heurteauville et de leur dernier vote si spontané, si flatteur pour moi.

Je devais vous rendre compte de ma détermination; je vous l'ai expliquée.

L'ancien Conseiller dit adieu et merci à l'Electeur, l'Ami reste et vous serre la main, convaincu que vous lui garderez aussi votre amitié.

Lhonorey

Le second conseil

Détermination, voilà qui est vite dit. Car lorsque se présentent de nouvelles élections, les 7 et 14 août 1870, Lhonorey est encore candidat.

 Le conseil reste sensiblement le même. Seuls Alphonse Benoist et Denis Cauchois perdent leur siège. Ils seront remplacés par Honoré Fréret et Prosper Massif.

Le dimanche 28 août suivant, à midi, tous les membre du conseil municipal élus se retrouvent en mairie en exécution de la circulaire préfectorale en date du 22 du même mois. Son présents: MM Mallet, maire, Deconihout, adjoint, Lailler, Fréret, Sabatier, Lhonoré, Thirel, Duramé, Barnabé, Loutrel, Danger et Massif.
 
Mallet lit la circulaire et annonce la régularité des derniers scrutins. Il y a donc lieu de procéder maintenant à l'installation des conseillers élus dans l'ordre suivant:

1er tour de scrutin :

1) Lailler Athanase,          — 94 sufffrages
2) Deconihout Valery        — 73
3) Fréret Honoré               — 69
4) Sabatier Antoine           — 68
5) Mallet Etienne              — 67
6) Lhonorey Alexandre    — 66
7) Thirel Sever                — 61
8) Duramé Oscar             — 56
9) Barnabé Euphronie     — 54
10) Loutrel Ferdinand     — 54

2e tour de scrutin

11) Danger Narcisse        — 45
12) Massif Prosper          — 36

Freret, Lhonorey, Barnabé et Massif, dernièrement élus, doivent prêter individuellement prêter serment au maire: «Je jure obéissance à la constitution et  fidélité à l'Empereur.» Cela fait, le maire déclare officiellement le conseil installé dans ses fonctions.


La session muette

Immédiatement, le conseil ouvre une session ordinaire. «Aucune proposition relative à la session n'étant à l'ordre du jour et aucun membre n'ayant demandé la parole, M. le maire déclare la séance levée et invite le conseil à signer le registre...»

La guerre de 70


Ce nouveau conseil va fonctionner dans un contexte bien particulier: la guerre de 70. Et voilà que surgit un étonnant événement: le 8 novembre, piloté par les frères Tissendier, un ballon s'échoue à Heurteauville, hâlé du fleuve par toute la population. Puis surveillé toute la nuit par les gardes nationaux d'Heurteauville, vêtus comme l'as de pique. Les navigateurs descendirent dans l'hôtel de la localité. Gaston Tissendier raconte:



"Après notre repas, un des plus anciens membres du conseil municipal nous invite à venir chez lui. Nous acceptons, et nous sommes contraints d'avaler un grand verre de cidre. Nous n'avons pas la moindre soif, mais comment refuser de trinquer avec une des autorités du pays ? Notre hôte est un vieux finot, qui n'aime pas le gouvernement, mais il déteste surtout de tout cœur le maire d'Heurtrauville, le « maire de Gambetta » comme il l'appelle.

— Dans le pays, nous avions d'honnêtes gens pour nous diriger, c'est bien autre chose à présent. Not' maire, voyez-vous bien, messieurs, il ne vaut pas ça...

Et le vieux faisait claquer l'ongle de son pouce contre ses dents, d'un air expressif..."



Mallet désavoué

Qui est cet opposant au maire: Sabatier ? Toujours est-il que lorsque le lendemain matin les deux aéronautes hissent leur ballon dégonflé à bord d'un navire de passage, Mallet demande une rétribution pour les services rendus. Son vieil opposant assiste à la scène. Il la rapportera au conseil municipal qui, désavouant le maire, votera un crédit de 20F pour rembourser l'argent avancé par Tissendier. Une semaine plus tard, un conseiller d'Heurteauville ira trouver l'aéronaute à Rouen pour lui restituer l'argent. Et présenter les excuses du conseil d'Heurteauville.



Sabatier élu

En 1871, Antoine Sabatier, le vieil opposant de Mallet, finit par lui ravir son siège. Il allait bientôt voir son fils créer, avec un imprimeur d'Elbeuf, une entreprise bien en vue sur les hauteurs du passage d'eau de Jumièges .

Quant à Mallet, dont la famille est attestée à Heurteauville depuis 1240, rendit l'âme le 25 janvier 1873. Lhonorey, le vieil excentrique, le suivit dans la tombe le 1er novembre 1876. Heurteauville va maintenant écrire son histoire...

Laurent QUEVILLY.

Sources

Relevés aux archives départementales de Josiane et Jean-YvesMarchand.
Alain Joubert, L'autre côté de l'eau.
Géographie de la Seine-Inférieure, Bunel et Tougard.
Adresse de Lhonorey aux électeurs (coll. Laurent Quevilly)
Mémoires de Gaston Tissendier.
Correspondance de Flaubert.

Presse diocésaine









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