Par Laurent QUEVILLY.
En complément de notre balade en forêt de Jumièges , voyons sur qui nous pouvions tomber jadis en si bon chemin. Sur le propriétaire et son vautrait ? Son garde particulier ou bien encore le régisseur ? A moins de croiser un charretier, deux bûcherons, trois journaliers... Bref, voici la première liste jamais dressée des hommes des bois en forêt de Jumièges !


Chez Georges Vermont, garde particulier, rue de la Forêt à Jumièges en 1936 (photo : Raphaël Quevilly).

Propriété de l'abbaye de Jumièges sous l'ancien régime, la forestis Gemmatica avait ses gardes patentés par les moines.  En 1744, Louis Nicolas Pinchon est dit "garde" quand il signe comme témoin de la mort d'un enfant du bailli Delamare. On le présente par ailleurs comme clerc.
En 1750, Nicolas Bouteiller est
"garde des eaux, pesches, pescheries et chasses de la baronnie de Jumièges et dépendances." Jean-Baptiste Duquesne et Jean-Louis Delahaye. eux, ont le titre de "gardes des chasses bois de la baronnie de Jumièges, Le Mesnil, Yainville et Duclair." Tous demeurent à Jumièges et on lira ici leurs exploits ;

Duquesne était toujours garde en 1764, année où son épouse, Marie-Anne Duval, lui donna encore une fille. L'année suivante, un certain Jean Hue porte le titre de "garde" à Jumièges. Lui est marié à Françoise Bourdon.

A cette époque, Michel Varin était bûcheron quand il se maria avec Madeleine Louesse en 1757.

Voilà les forestiers que nous avons pu ressusciter de l'ancien régime. A la Révolution, les biens de l'abbaye furent confisqués mais les bois de Jumièges tardèrent à être vendus par les domaines. On nous dit que la médiocrité de son sol lui valut de ne pas être défrichée pour être livrée à l'agriculture. Comme on avait fait un feu de joie sur la place de Jumièges avec les anciens titres féodaux. les Jumiégeois et Mesnilais perdirent ainsi leurs droits d'aller faire pâturer leurs bêtes en forêt. Pas les Yainvillais dont le premier maire, le citoyen Lesain, emporta judicieusement les titre concernant sa paroisse. C'est du moins ce que prétendait le notaire du village, le fameux Charles Antoine Deshayes en famille avec lui.

Et nous voilà sous Napoléon. En 1801, Jean-Baptiste Decaux, époux de Anne-Catherine Hucher exerçait la profession de bûcheron à un âge fort avancé puisqu'il perdit cette année-là un fils de 58 ans.


D'abord Rondeaux et Lefort


C'est le 25 novembre 1832 que fut procédé, en préfecture, à l'adjudication de la forêt de Jumièges. Proposée en quatre lots, elle atteint des prix exorbitants en totalisant 411.000 F quand elle avait été estimée à 271.000. Les lots furent réunis en un seul qui fut adjugé 420.000 F. On apprend à cette occasion que la forêt de Jumièges est alors surveillée par les gardes Dimpre et Metterie.

Revenons sommairement sur les quatre lots :

Le premier lot, à cheval sur Duclair et Le Mesnil, contient 110 ha de taillis sous futaie de 6 à 10 ans. Il est grevé d'un droit de pâturage et de 7 à 8 vaches et de panage pour autant de porcs en faveur d'Yainville. Interdiction de défricher. Divers bâtiments ont été construits et l'acquéreur devra les rembourser au garde Dimpre.

Le second lot situé sur les mêmes communes fait 70 ha et on y trouve entre autres des arbres de 50 à 70 ans. Droit de parcours de 5 vaches et de panage pour autant de porcs en faveur d'Yainville.

Le troisième lot est sur Yainville et Jumièges. 119 ha de taillis sous futaie de 10 à 14 ans. Droit de parcours pour 14 vaches et de panage pour autant de porcs en faveur d'Yainville. Là comme ailleurs, pas de défrichage. C'est là que se trouve la coupe exploitée pour l'ordinaire 1832.

Le quatrième lot
enfin est sur Jumièges et Le Mesnil. C'est un taillis sous futaie et un jeune semis de pins sylvestres et maritimes. Au total 213 ha avec un droit de parcours de 15 vaches et de panage pour autant de porcs venus d'Yainville.

Jusqu'au paiement intégral, l'acheteur de chaque lot pouvait en exploiter une partie et devait verser des frais de garde. Mais on l'a dit, ils furent réunis et ce furent les sieurs Rondeaux frères et Jacques-Philippe Lefort qui se portèrent acquéreurs par indivis.
Négociant à Rouen, Lefort est le fils d'habitants de Jumièges. Capitaine à la retraite, marchand de bois, son père est conseiller municipal, époux d'une Porgueroult.

Quant aux Rondeaux, ce sont les fils d'un éphémère maire de Rouen sous la Terreur. Nous avons Jean qui succédera à Casimir Caumont à la présidence de la chambre de Commerce. Et puis nous avons Charles, filateur à Louviers. Enfin, il y a le demi-frère, Édouard, indienneur à Bolbec puis au Houlme, grand notable dont descend André Gide, 

Jean Rondeaux. On lui doit beaucoup pour l'endiguement de la Seine et la sauvegarde de l'église d'Yainville. Les premiers propriétaires de la forêt de Jumièges sont très impliqués dans le patrimoine local. Les suivants seront plutôt des veneurs...

Autre homme des bois : en 1833 vivait à Hauville Jean-Baptiste Duquesne, "retraité des forêts de l'État" dont on dit qu'il avait eu un temps domicile à Jumièges. Ainsi peut-on supposer qu'entre la nationalisation de la forêt et son aliénation, cet homme fut garde à Jumièges avant les sieurs Dimpre et Metterie.

Après la privatisation, en 1836, Jean-Baptiste Prével, 33 ans, est garde particulier. Il est l'époux de Sophie Hurel, 31 ans. Sous leur toit vit Bénérice Prével, 17 ans.

En 1841, c'est Jean-Baptiste Lamy le garde particulier. Il est âgé de 34 ans. Son épouse Mélanie, lui a donné un fils, Émile, âgé de 4 ans.



Puis vint Michel Lepicard


En 1845, propriétaire d'une partie de la forêt, Jacques-Philippe Lefort rendit l'âme prématurément. Il avait 47 ans. Son père le suivit dans la tombe l'année suivante.

Sépulture de la famille Lefort,
cimetière de Jumièges.


Le mardi 21 avril 1846, au tribunal de première instance de Rouen, il fut procédé à l'adjudication d'un lot de la forêt de Jumièges avec "petit château et communs, glacière, faisanderie, jardin, verger, parc" etc. Le tout faisant 267 ha avec vue sur Seine, chasse abondante et variée. Mise à prix ; 175.000 F On pouvait notamment se renseigner auprès de Lamy, garde de la forêt ou encore le notaire Bicheray, chargé parmi d'autres de la succession. Le mandataire des héritiers était M. Crèvebancien, négociant à Rouen, 49, rue des Cordeliers.

En 1847, Michel Lepicard, demeurant 15, rue du Renard, à Rouen, devient propriétaire d'une grande partie du lot Lefort. La même année, Anisson Duperron intervient à la chambre des pairs. Un projet de loi sur les défrichements est alors en discussion... Il assure que, contrairement à la loi, des "dessèchements" sont permis sur 20 hectares en forêt de Jumièges à un électeur de Rouen. "Un nom ! Un nom !" crient certains de ses pairs. "Non ! Non !" répondent des voix. Le débat est reporté. Et rapporté sur un ton sibyllin par l'Impartial de Rouen.

Lepicard ? Il est né à Yerville en 1801. C'est un fabriquant de rouenneries associé à son frère dans le quartier cauchoise.
Propriétaire de ses bois, Lepicard demande aussitôt une révision du classement de la forêt de Jumièges pour payer moins de contributions foncières. Sa demande est rejetée en préfecture le 17 novembre 1849. On argue que les Rondeaux et Lefort n'ont pipé mot lors de l'évaluation opérée en 1833. Lepicard fait appel au Conseil d'État. Il est débouté le 15 décembre 1852.

Entre temps, Lepicard est parrain d'une des trois cloches de l'église Saint-Valentin, la moyenne dont voici l'inscription : « L'an de J.C. 1851, je fus bénite par Mr Jean-Pierre Prévost, bachelier es (blabla) et curé de cette paroisse. Nommée Antoinette-Amélie par M. Michel Antoine Le Picard, propriétaire et Mme Jules Lefevre, née Caroline Amélie Courbet, de la ville de Rouen. MM Simon Dossier, Germer Poisson, Romain Neuzé, Pierre Amand et J .B. Chrétien, fabriciens.

Cette année 1851, Alphonse Gilles, 31 ans, est fermier et garde-particulier rue Mainberte. C'est un ancien domestique. Cultivatrice, sa femme, de 10 ans sa cadette, est Ludivine Delaporte, qui fut tisserande comme ses parents. Le couple s'est formé en 1848 à Bourdainville, d'où est natif le mari et n'a pas d'enfants. Deux domestiques : Théodore Monguerard, 13 ans, et Arcade Lepille, 11 ans.
Les Gilles ont pour voisin immédiat Stanislas Saint-Léger, garde particulier lui aussi. 52 ans. Sa femme, Rosalie Démellier, 55 ans, vit du travail de son mari. Près d'eux vit mon grand-oncle Charles Mainberte, alors fermier.

1861 : Eugène Labbé, 33 ans, est garde particulier, époux d'Adélaïde Liesse. Ils ont une fille, Victorine et habitent rue de la Forêt. Mon arrière-arrière-grand-père, Euphronie Mainberte, résidant rue Mainberte, 44 ans, est alors bûcheron et six enfants vivent encore sous son toit.


De 1866 à 1870, Lepicard sera maire d'Ectot-l'Aubert où il a acheté une grande exploitation agricole. Il mourra à Rouen en 1884.


Hardel propriétaire


En 1866, Jean-Baptiste Hardel est propriétaire de la forêt. Son garde-chasse s'appelle Arsène Chrétien. En posant des filets pour capturer des lapins, il commit un délit commandité par son maître.
Arsène Chrétien avait 40 ans en 1866. Il était marié à Colombe Fessard, tous deux originaires de Quevillon. Une seule fille restait sous leur toit, prénommée Adoline, 16 ans. Le couple employait aussi un domestique en la personne d'Albert Neveu, 14 ans.
Quant à Hardel, il était toujours propriétaire en 1873 quand il fut félicité par les riverains pour avoir permis la destruction de sangliers en faisant appel à l'équipage du baron de Saint-André, propriétaire du château de Roumare.


Qui est Hardel ? C'est l'un des trois frères de ce nom qui, à Canteleu, ont fondé une fabrique d'acide pyroligneux. A savoir Jean-Baptiste, Alphonse et Auguste. Cette fratrie a pour père un marchand de cidre et pour grand-père un capitaine de navire qui fit naufrage sous Langlet.

En 1877, on relève le nom de Dérais comme garde particulier de Jumièges. Il fut primé pour ses actions contre les braconniers par la Société centrale des chasseurs.

Jean-Baptiste Hardel mourut le 4 décembre 1880 à Canteleu. Avant de devenir manufacturier, il avait été ouvrier voilier et vinaigrier. Il laisse une veuve : Eucharis Fontaine. Native de Pavilly, son cousin Fontaine fut le réalisateur des chemins de fer de l'État au Chili. Elle a deux fils : Maurice et Georges qui préside la chambre des avoués de Rouen. Tels sont les héritiers de la forêt de Jumièges. Qui songent vite à la vendre...


Maurice et Georges Hardel

En 1881, on compte deux gardes particuliers. D'abord Joseph Levasseur, 36 ans, époux de Zélia Vimard. 29 ans. Le couple a quatre enfants : Joseph, 9 ans, Zéphir, 6 ans, Gabriel, 3 ans et Gaston, 2 mois.
Le second garde est Félix Cordier, 29 ans, époux de Julienne Bureau, 28. ce couple a alors un enfant d'un an, Adonis.
Mais on relève aussi dans le voisinage immédiat une femme qui exerce le métier de "régisseur de bois" : Rosalie Chion, 40 ans, secondée par deux domestiques : Laurentine et Auguste Vastey âgés respectivement de 19 et 13 ans.


Léon Prat propriétaire


Léon Prat apparaît dans les minutes de Me Peschard en octobre 1882 après le décès à Yainville de François Pierre Mabon, instituteur en 1820 puis conseiller municipal, adjoint au maire dès 1839. de Charles Lesain. Prat se porte acquéreur d'une pièce de terre en labour de 40 ares sur Yainville parmi foule d'acheteurs. Et ce au profit des héritiers Mabon, la famille Bastille. 2 E 71/292, p. 299.

On retrouve chez le notaire, en date du 27 octobre 1882, une quittance de 426.896 F à Léon Prat signée de la veuve Hardel, de Georges, son fils avoué et de Maurice Hardel. Ces trois derniers donnent aussi à Me Peschard une décharge de vente.
Le 23 janvier 83, les mêmes signent encore quittance de quelque 126.000 F. D'autres suivront : 65.000 F, 13.000 F... Bref, la forêt change de mains.



Fils d'un adjoint au maire de Rouen, petit-fils d'un receveur il a boudé toute carrière politique. Dès 1860, dans le château édifié par son père à Canteleu, Prat se distingue dans la chasse à courre en créant un fameux vautrait.
En octobre 1889, il achète encore 2 ha de bois taillis de la forêt de Jumièges à Marie Aglaé Delamare, Duclairoise divorcée de Armand Théophile Cassagne.
C’est par un petit chemin tout pierreux et tout défoncé par le charriage des bois qu’on entre dans la foret de Jumièges... " écrit-on en 1890 dans la revue Notes d'Art et d'Archéologie. Il mène chez Prat.
La famille Prat, originaire des Flandres, est alors une des plus notables de la Seine-Inférieure. Le père, M. Germain-Bazile Prat, fut inspecteur général des finances, le grand-père, M. Gossuin, lieutenant général du bailliage de Flandre, député aux États généraux de 1789, président du Conseil général du département du Nord, président du Comité des receveurs généraux de France et régent de la Banque de France.
En juillet 1891, le père de Maurice Leblanc, héritier d'Achille Poullain Grandchamps, vendit à Léon Prat 33 hectares de terrains à Yainville et Jumièges. Augustin Servais Lafosse, de Jumièges, lui vend à son tour 2 ha à Yainville. Toujours en 1891, on voit cet homme de forte corpulence achever un sanglier au couteau près de la gare d'Yainville. Il n'a alors qu'un seul garde particulier recensé à Jumièges en la personne d'André Varin, 31 ans, époux de Mélanie Bottois, 39. Le couple a une fille de 8 ans, Marie, et accueille aussi un neveu âgé de 11 ans, Joseph Varin.
Dans le voisinage, un forestier : Prosper Saint-Yves, 66 ans. Il est l'époux d'Estelle Pigache, 54 ans. Dans cette maison, le fils prénommé Lié, 19 ans, est menuisier, la fille Marthe, 18 ans, couturière. Enfin on trouve des jumeaux, Elme et Lin, 11 ans. Curieux prénoms...
Sur Yainville, mon bisaïeul Pierre Mainberte, 48 ans, est qualifié de bûcheron., son beau-père, Alphonse Levreux, de garde particulier. Marie-Louise Mainberte croyait son arrière-grand-père attaché à la maison de maître qui deviendra le manoir de Guitry. Sans garantie... En 1891, il est recensé comme habitant seul entre la ferme d'Athanase Leroy, marchand de fruit aux Fontaines, et celle d'Émile Carpentier, derrière l'église. Alphonse Levreux rendit l'âme en mai 1895 au domicile de son gendre, Charles Mainberte, toujours avec la mention de garde particulier. Il avait 79 ans et avait été jadis agriculteur près du bac de Jumièges.

Un incendie ayant ravagé la chapelle en 1899, Léon Prat la fit restaurer.


En 1901, Prat compte foule d'employés :

D'abord deux gardes particuliers. Pierre Lévesque, 37 ans. Sa femme, Marie Eliot en a 36. Le couple a un enfant : Léon, 7 ans. Lévesque est natif d'Ancretiéville-Saint-Victor.
Le second garde est Charles Bien, Jumiégeois de 36 ans, époux de Marie Caron, 30 ans, native du Landin. Le couple a deux enfants de 8 et 6 ans, Charles et Lucien, mais une élève de l'hospice, Louise Marie, 5 ans et deux nourrissons : Alfred et Marthe Grandin, âgés respectivement de 12 mois et 8 jours.
Sinon Prat compte un charretier en la personne d'Eugène Vastey, 40 ans, natif d'Heurteauville et époux de Bérénice Caron, 39. Cinq garçons : Eugène, Georges, Joseph, Albert et Louis Vastey dont les âges s'échelonnent de 1 à 12 ans.
Le personnel est encore composé d'un employé agricole, Alphonse Bultey, époux de Sylverine Decaux. Deux enfants: Albert, 27 ans, employé agricole chez Prat et Marguerite, 24 ans, couturière. Alfred Ménard, 42 ans, est domestique pour Prat, de même que sa femme, Alice Richer, 31 ans. Deux enfants: Alfred, 9 ans, et Marie, 11 mois.
Enfin Alfred Guilbert, est régisseur. Il a 48 ans et est marié à Alphonsine Gourdon, 44.

En 1903, Pierre Lévesque est toujours garde particulier, rue de la Forêt, Eugène Vastey charretier. En juillet de cette année là, Léon Prat marie l'un de ses fils à la sœur de Maurice Leblanc, oui, l'auteur d'Arsène Lupin qui a passé ses jeunes années à Jumièges au profit de l'été. Le monde est petit...

Le jeudi 5 janvier 1905, Léon Prat est emporté à 67 ans par un anévrisme.


Pauline Hautoy, veuve Prat


Marie-Pauline Hautoy, la veuve de Léon Prat, ne va pas lui survivre bien longtemps. Outre le château de Canteleu, elle possède à La Fontelaye un autre château, un autre encore à Croisset, un pied-à-terre au 29 de l'avenue de Marigny à Paris enfin une demeure à Jumièges qualifiée de château dans l'annuaire des villégiatures de 1906. Jumièges où, cette année-là, trois
journaliers sont à son service :

Honoré Folloppe, né à Jumièges en 1832. Il est marié à Marguerite Bréchot, née à Joubaville, dans l'Yonne.

Eugène Buquet, natif de Mont-Saint-Aignan et sa femme Marie Glatigny, native de Jumièges. Ils ont deux enfants, Charlotte et Juliette. Le beau-père, natif de Duclair, Pierre Glatigny, vit sous leur toit et ne travaille plus.

On retrouve Eugène Vastey comme journalier.

Charles Bien, garde en 1901 et 1903 est maintenant le régisseur. Le couple n'a plus que deux garçons sous son toit et il élève toujours Louise Marie, de l'hospice.

Un nouveau garde : Charles Clépoint, né en 1879 à Ambourville. Il est l'époux de Marguerite Groult. née à Bardouville en 1999. Trois enfants : Henriette, née à Notre-Dame-de-Bondeville, Charles, à Saint-Martin-des-Bois et Odette, en 1905 à Jumièges.
Un second garde : Augustin Cottard, né en 1873 à Touffreville-la-Corbeline, époux d'Alphonsine Lefebvre, du Trait. Trois enfants : Augustine, née à Sainte-Marguerite, Marie et Gabrielle, nées à Jumièges.

La veuve de Léon Prat disparaît à son tour le 7 septembre 1907 au château de Canteleu. Son fils Gustave hérite de la forêt.


Gustave Prat


En février 1908, la forêt de Jumièges de suffit pas à Gustave Prat, il s'achète les droits de chasse à courre et de chasse à tir dans les forêt de l'État qui l'entourent : celles de Brotonne, du Maulévrier et du Trait-Saint-Wandrille. Il n'en profita guère.

Car la malédiction s'acharne sur les hôtes du château de Canteleu. En cette année 1908, ce fut d'abord le chauffeur de Gustave Prat qui, en mai, fut victime d'un accident. Au service des Prat depuis toujours, Auguste Coté quittait le château en charrette anglaise, accompagné de ses deux frères et d'un autre domestique. Il devait prendre le train à Rouen et ramener Prat de Paris en automobile.  Alors, il embrasse sa femme qui tient une épicerie face au château. Puis prend les rênes.  
Son mariage...

6 décembre 1895, Le Grand écho du Nord de la France. — Samedi prochain, on bénira en la paroisse d'Amfreville, près Rouen, le mariage de M. Gustave Prat avec Mlle Louise Cauvin, fille de M. Ernest Cauvin, petit-fils de M. et Mme Cauvin-Yvose, conseiller général de la Somme, officier de la Légion d'honneur. (...)
Le père de la fiancée, un des plus vaillants combattants de 1870-71, a eu trois citations à l'ordre du jour de l'armée du Nord, commandée par le général Faidherbe.
Mais dans la descente, le cheval s'emballe, heurte le talus de la Belle-vue. Les quatre passagers sont projetés à terre. Auguste Coté est ramené en sang à l'épicerie. Mort. Il avait 35 ans et un enfant de 18 mois.

Puis, vint le tour du maître. Gustave Prat mourut subitement à Montpellier, le 16 octobre, âgé de 42 ans. On l'inhuma à Bonsecours. A l'église de Canteleu, le deuil avait été mené par son beau-père, Ernest Cauvin, sénateur de la Somme et son beau-frère, Georges Bouctot, député de la Seine-Inférieure. Qui perdra bientôt sa femme. Décidément...
Gustave Prat était le président d'honneur de la Société musicale de Canteleu où la place de l'église porte son nom.

Louise Prat-Cauvin


Héritière des usines Cauvin de Dunkerque, Paris, Onon, Prouzel et Saleux, la veuve Prat poursuit les chasses de son mari.
En décembre 1910, René Le Prévost de La Moissonnière, ses amis, et l'équipage de Louise Cauvin entreprennent 15 jours de chasse au sanglier dans la région de Valmont. On compte 26 chiens, 26 chevaux, 12 piqueurs et valets... Et tout ce monde est logé à l'hôtel.

Mais qu'est devenu le personnel de la forêt de Jumièges ? A l'approche de la Grande guerre, sur les listes électorales de 1913, Cottard et Clépoint n'apparaissent pas de même que Folloppe. On ne note aucun garde particulier. Eugène Buquet est présenté comme journalier, rue de la Forêt. Eugène Vastey est devenu cultivateur, section des Hameaux. Charles Bien, le régisseur, est maintenant recensé comme cultivateur, au Passage semble-t-il.

Le 30 juillet 1913, à Canteleu, Louise Ernestine Noémie Florentine Cauvin, veuve Gustave Prat, native de Salouël, Somme, épouse Louis Firmin René Le Prévost de La Moissonnière, capitaine de réserve 5e SMA, commandant la section, officier de la Légion d'Honneur.

Prévost de La Moissonnière


Qui est donc le nouveau propriétaire par alliance de la forêt de Jumièges ? Né le 10 mai 1860 à Rouen où son père occupait une charge de notaire, il fut lui même clerc lorsqu'il s'engagea dans l'armée.

La Moissonnière photographié ici par le fameux Henri Manuel qui réalisa une série sur les créations de la couturière yainvillaise Denise Lemaréchal place Vendôme.

Agriculteur et éleveur, il fera partie de nombreuses sociétés. Dès 1909, il préside la Société des Courses de Rouen. La même année, il entre au Comité de la Société du Demi-Sang. Deux ans après, il en est le commissaire adjoint.

Mais voici la Grande guerre. Son âge lui épargne toute obligation militaire. Il répond cependant à l'appel du Ministre de la Guerre et reprend du service au 43e régiment d'artillerie. Le capitaine de La Moissonnière servira successivement sur les fronts belge, français et italien. Son épouse fera quant à elle du château de Canteleu un hôpital militaire durant ces quatre années.

Tandis que vient de se déclarer la guerre, le mois de septembre 14 voit une invasion de sangliers. Les gens du canton de Duclair sont appelés à mener des battues. Le même phénomène s'était produit, assure certains journaux, durant la guerre de 70 avec des sangliers fuyant la Forêt noire et les balles prussiennes.

En 1915, le capitaine de La Moissonnière est fait chevalier de la Légion d'honneur et sera élevé plus tard au rang d'officier tout en présidant le comité rouennais d'entraide de cet ordre. Il recevra aussi la croix de guerre, la médaille d'Italie, la croix du combattant...

La guerre ayant enfin pris fin, il est élu le 10 novembre 1919 président de la section UNC de Rouen. Mais aussi de la Maison du Combattant, société anonyme d'habitations à bon marché qui va édifier 28 logements au Sacré-Cœur et 40 rue de la Petite-Porte. Il est encore président de la Mutuelle du Combattant, membre à vie de la Mutuelle Retraite, ce qui lui vaut une médaille de bronze de la Mutualité. Enfin on le retrouve au sein du Comité départemental des Mutilés, Combattants et Victimes de la Guerre.
En juillet 1918 fut fondée par la veuve A. Hottat et fils une  Société forestière et de Travaux de la Terre gémétique, 40, rue des Écoles, Paris. Objet : entreprise de travaux publics ou privés spécialement dans les régions du département de la Seine-Inférieure avoisinant le domaine forestier de Jumièges, exploitation par coupes de bois, abattages, sciage de forêts, etc. Capital : 500.000 fr.

Auparavant, cette entreprise est localisée à Bruxelles dans le domaine des travaux publics. Alphonse Hottat était un entrepreneur philanthrope mort en 1911 et qui a sa rue dans la capitale belge.

Côté professionnel, son palmarès est aussi foisonnant.
En juillet 1919, notre lieutenant de louveterie est reçu au Cercle des Veneurs. 1923 le voit siéger au Conseil supérieur de l'Agriculture et il sera forcément officier du Mérite agricole. Le 11 juin 1928, le voilà vice-président de la Société du Demi-Sang. Enfin, en 1930, il préside la Société des Courses de Dieppe.

Et puis, il y a le politique. La Moissonnière aura successivement habité Monville, la Fontelaye, dont il sera maire puis Canteleu. De 1919 à 1931, l'homme de droite représente aussi le canton de Clères au Conseil Général avant d'être battu par un radical. A cette époque, "le ci-devant" Prévost de La Moissonnière, propriétaire de "250 hectares de terre dont il n'a pas remué une pelletée", est la cible régulière de la gauche radicale, notamment du Prolétaire normand. C'est encore le cas quand le châtelain de Canteleu reçoit le duc de Westminster en 1927 pour une journée de chasse à courre. Rouen-Gazette ne manque pas non plus de souligner l'incurie de Prévost au conseil général, cadre de ses siestes et où sa serviette bombée ne contient pour dossiers... que des revues d'automobiles.


Dernière chasse à courre pour La Moissonnière dont l'équipage prend ici le bac...

Comme les Prat, La Moissonnière est donc un chasseur invétéré. En 1934, on voit son équipage dans la revue Le Sport universel illustré. En décembre, il avait été convenu à l'UNC que Marcel Lécouflet lui téléphonerait le samedi 8, à neuf heures du matin, pour une question intéressant la société. Il l'appela au téléphone; on alla le chercher; l'attente fut longue et une voix éplorée dit alors à Lécouflet : « Monsieur de la Moissonnière est très mal » ; on raccrocha; un quart d'heure plus tard, on rappelait Lécouflet pour lui dire que M. de la Moissonnière avait été trouvé mort dans son cabinet de toilette où il se préparait à partir pour la chasse. Angine de poitrine.

 Il laissait deux fils : René Louis (1916-1970) et
Philippe (1918-2009). Philippe de la Moissonnière-Cauvin, décédé en octobre 2009 à l'âge de 89 ans, fut maire de La Fontelaye pendant 63 ans. Élu pour la première fois en 1945, il est réélu conseiller municipal en 2008 avec 100 % des suffrages mais a laissé l'écharpe de maire à sa fille. Il était le doyen des maires français.

Le garde Vermont

 La femme et les enfants restent à identifier. ( Photos : Raphaël Quevilly.)


1921. Né en 1875 à Sainte-Marguerite, Georges Vermont est le garde particulier de René Le Prévost de La Moissonnière, grand amateur de chasse à courre. Vermont était marié à Marie Tiphagne, une fille de son village de un an sa cadette et qu'il avait épousée en 1900.
D'abord agriculteur, Georges Vermont a fait toute la guerre de 14, successivement au sein du 20e puis du 220e territorial d'infanterie, enfin dans le 17e escadron du Train et le 3e Hippomobile. Après quoi il se retira en 19 à Duclair au hameau de Claquemeure. Puis, très vite, se mit au service du propriétaire de la forêt de Jumièges.
Qui est la dame et ces trois enfants ? En 21, le couple Vermont avait un neveu, André Tiphagne, sous son toit.  Il était mécanicien aux chantiers du Trait. Plus tard, leurs voisins immédiats étaient  Léon Glatigny, ouvrier agricole pour le compte, luis aussi, de Prévost de La Moissonnière. Il était marié à Léontine Frémont. Sans enfants.

En 1921 habite aux Fontaines Maurice Adam, 30 ans, natif de Jumièges. Il est bûcheron pour le compte de l'entreprise Bardel. Sa femme Thérèse est originaire de Bernay. Trois enfants.

Dans les années, 30, Raphaël Quevilly et Ernest Coté édifient dans la forêt de Jumièges une "cabane aux chasseurs", près de la mare aux sangliers.


La mare aux sangliers et la cabane aux chasseurs édifiée par Raphaël Quevilly et Ernest Coté.


Le 24 octobre 1959, les héritiers Prévost de La Moissonnière cédèrent la forêt aux fondations Condé et Saint-Louis.

En mai 1981, le Groupement forestier de Jumièges devint le nouveau propriétaire.

Laurent QUEVILLY.





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