Par Laurent Quevilly
et Jean-Yves Marchan
d
Érigé en commune depuis le 1868, Heurteauville, cet ancien hameau de Jumièges, va connaître des débuts agités. Les événements sous chaque mandat...

Mandat d'Etienne Mallet (1868-1871)

Elle commence fort, l'histoire de la commune d'Heurteauville. Né à Guerbaville en 1780, époux d'une Metterie, Etienne Mallet, premier maire d'Heurteauville, est entré dans la petite histoire en étant la victime d'un incendie criminel perpétré par son oncle par alliance, Jacques Condor. Quand, en 1867, un pétition de 139 Jumiégeois demande une enquête sur la séparation d'avec Heurteauville, Etienne Mallet y est farouchement opposé tout comme Antoine Savatier ou encore Alexandre Lhonorey. Mais la partition a bien lieu.
Quand, en 1868, il est nommé maire, Mallet voit se dresser contre lui Antoine Sabatier.
Depuis 1867, une barque pour piétons, annexe du passage du Trait est en service face à Yainville et navigue selon le bon vouloir de son tenancier, Napoléon Neveu. En 1868, le passage est assuré par un marin "en mauvais état", un certain Bocachard.
L'une des première réclamations des habitants d'Heurteauville fut, de concert avec ceux de Jumièges, de réclamer le rétablissement du quai d'embarquement, rive droite, au bout de la rue des îles, où l'on avait regagné sur la Seine en coulant quatre navires chargés de pierres.
Puis c'est la guerre de 70. Vers le passage du Trait, des coups de feu seront échangés avec les Prussiens comme en témoigne André-Louis Rolin :
" Le 29 décembre, la canonnade se fit entendre dans la direction du Trait. C'était une batterie prussienne qui, sur l'ordre du major Burchard, chef du détachement de Duclair, avait pris position sur la rive droite de la Seine, en face d'Heurteauville, et essayait de démolir une maison de la rive gauche d'où étaient partis quelques coups de feu. Ce jour-là, les artilleurs du 1er régiment prussien, y lancèrent, sans résultat, une douzaine d'obus mais le lendemain ils recommencèrent leur exercice de tir, et, après une trentaine de coups, la maison fut démolie et mise en feu."

 Maintenant, c'est surtout l'atterrissage forcé d'un dirigeable qui marque les esprits. Un épisode qui restera ancré dans les annales de l'aéronautique.
 


Mandat d'Antoine Sabatier (1871-1876)


En 1871, Antoine Sabatier, le vieil opposant de Mallet, finit par lui ravir son siège. Sabatier est né à Murol, dans le Puy-de-Dôme. Alors qu'il était colporteur, cet Auvergnat s'est marié en 1823 à Barneville avec Louise Désirée Deshayes, sœur du garde particulier du marquis d'Etampes. On le retrouve ensuite marchand à Bourg-Achard où naissent trois garçons puis cabaretier à Heurteauville et enfin conducteur des Ponts & Chaussées.
En août 1871, devant le notaire de Jumièges, il signa le bail de location d'une maison à usage de presbytère appartenant à Pierre François Boutard, de Routot.
Le 23 janvier 1873, l'abbé Caumont, curé d'Heurteauville, tire sa révérence. Il n'eut pas l'honneur d'inhumer le premier maire d'Heurteauville qui, deux jours après son départ, rendit l'âme. Les curés d'Yainville puis du Trait allaient venir biner la paroisse quelques mois jusqu'à ce que, le 11 décembre 1873, Sabatier installe enfin l'abbé Boulanger au presbytère. Celui-ci était flanqué d'un domestique, Albert Petit.

En avril 1874, l'archevêque de Rouen, Mgr de Bonnechose, est annoncé à Heurteauville. Sabatier, à la tête des habitants, l'attend de pied ferme sur la rive, près de l'église, là où, dans la nuit, l'ingénieur des Ponts & Chaussées, a fait aménager une cale de débarquement. Et le voilà, le prélat, à bord d'une péniche des douanes qui se détache des berges de Jumièges. Sabatier s'incline dès que l'archevêque pose pied à terre puis le conduit à l'église. Bonnechose la visite avec intérêt puis, à l'extérieur, on lui montre l'emplacement où s'élèvera bientôt un presbytère. C'est que, depuis 1865, on loue à Pierre-Victor Boutard une maison destinée au curé et elle est en bien mauvais état. Mais bientôt, l'archevêque remonte à bord de sa péniche et met le cap sur Le Trait. 

En 1875, Sabatier mettait en chantier son presbytère. Le 22 août de cette année-là, son conseil décida de maintenir le chemin allant de l'église au cimetière en l'état. Ce qui déplut à l'archevêque qui s'en ouvrit au préfet et nous y reviendrons.
Sabatier vit avec plaisir son fils s'associer avec un imprimeur d'Elbeuf pour créer une entreprise de chaufourniers bien en vue sur les hauteurs du passage d'eau de Jumièges


Entre Seine et cimetière, l'ancien presbytère avec son potager, son cellier, son verger. Jean-Yves Marchand a matérialisé en rouge le nouveau presbytère mis en chantier par Sabatier.

Le 14 janvier 1876, une lettre du curé, l'abbé Boulenger à son vicaire général, nous rappelle l'historique des édifices religieux d'Heurteauville.

Monsieur le maire de la commune d'Heurteauville reçoit à l'instant un avis de M. Le Préfet de bien vouloir faire connaître l'origine de la propriété presbytérale dont la réponse doit lui être faite en date du 15 du courant, ainsi conçue :

La commune ne possède aucun titre au-delà de 1868 lors de son érection en commune  mais dit-il ce qu'il y a de certain (par l'histoire et la tradition) que lors de l'érection de la chapelle en 1727, les habitants ont acheté ladite propriété pour l'entretien et le logement d'un chapelain ; mais on a ni titre  et on ne connaît pas non plus le nom du propriétaire de qui ont aurait acheté cette propriété puis revendique comme toujours l'usage qu'on eu les habitants de passer dans cette propriété et le vœu actuel d'un minorité. Voici les faits tels que l'histoire nous les donne. 

Remarquez bien, Monsieur le vicaire général que Heurteauville a toujours été hameau de Jumièges et qu'il n'est commune que depuis 1868 et érigé en succursale en 1865, donc qu'il ne peuvent jusqu'à cette époque (1868), revendiquer aucuns droits de commune.

Il existait alors plusieurs chapelles à Jumièges et de plus une église à Heurteauville (hameau sur la rive gauche de la Seine) qui fut érigée en succursale en 1727 et terminée en 1730 par l'abbé de Saint-Simon (Abbé de Jumièges) à laquelle, par ordre du roi, il réunit la chapelle du Torps (forêt de Brothone) fondé par Robert Comte de Meulan (1172) pour l'entretien de deux religieux et dédiée sous le vocable de Philibert. 

2° tiré de l'histoire de la Harel, ou marais d'Heurteauville.

Il existe une chapelle dans ce hameau bâtie en 1730, qui fut érigée en succursale par l'abbé de Saint-Simon (dédiée à Saint-Simon et Saint-Jude par décret définitif de Monseigneur le Cardinal de la Rochefoucault (1782) érection qui souleva bien des démêlés de la part des moines avec Monseigneur Nicolas de Saulx-Tavannes, démêlés qui furent terminés par un décret du roi). Cette chapelle était jadis dans un autre endroit (au port de Jumièges, sur le versant de la côté, sous la forêt de Brotone, dont il reste encore un pan de mur et je crois dédiée à sainte Austreberte dont le culte est encore resté en vigueur dans cette localité) ; cette chapelle fut fondée par la piété des fidèles ou des habitants à la suite d'un événement où 20 personnes périrent en voulant traverser la Seine pour assister à la messe paroissiale à Jumièges. Elle fut dotée suffisamment pour y entretenir un chapelain à perpétuité. A la Révolution, une partie des dotations ont été vendues (textuel). 

Observation

De ces dotations, il n'était resté que la propriété du presbytère et une prairie d'une contenance environ de 60 à 70 ares, prairie que M. l'abbé Benet, curé-vicaire de Jumièges (1850) a encore eu la jouissance et que, je ne sais à quel titre, ni à quel droit, on s'est permis de la vendre et qui a supprimé au moins 150 F de rente au curé et que M. le maire se garde bien d'en parler et de remplacer par un supplément ; plus à cette époque on été disposé à vendre le presbytère mais on y a mis le holà ! et remarquez, M. le vicaire général, qu'à cette époque, Heurteauville n'était encore que hameau de Jumièges et annexe de l'église de Jumièges. Je me demande, puisqu'on n'a pas pu aliéner la propriété presbytérale, comment a-t-on eu le droit d'aliéner la prairie ; voici les faits qui existent. Maintenant, M. le maire allègue pour motif d'usage de passage les digues, mais il faut bien comprendre que dans le passé, il n'y avait à Heurteauville ni halage ni routes ni sentiers et continuellement submergés et pour pouvoir circuler il y avait d'un verger à l'autre des digues, servitude à laquelle le presbytère était obligé comme les autres, mais aujourd'hui, cette raison d'être n'existe plus puisqu'il y a un halage qui va être réparé, des routes, des sentiers et plus une grande route qui va avoir lieu du Roumois par Heurteauville à Vatteville et au-delà ; donc qu'il ne s'agit plus que d'un accès de l'église au cimetière pour le passage des convois ; puis M. le vicaire général, veuillez bien vous rappeler dans une information antérieure que j'ai eu l'honneur de vous adresser, que lors de la donation du terrain pour le cimetière, que sur l'acte notarié, il existe un plan qui trace un chemin pour accéder au cimetière, dans le même sans que nous le proposons, donc qu'on avait bien pensé à isoler le presbytère de l'accès de l'église au cimetière. Voilà Monsieur le vicaire général ce que j'ai cru, pour votre direction, vous soumettre afin de vous mettre en mesure de pouvoir répondre à toutes les observations qui pourraient vous être adressées. Agréez, Monsieur le vicaire général, l'assurance de mon profond respect. Votre très humble et très obéissant serviteur. 

Boulenger, 

curé d'H. 

nota. Ces digues, pour la plupart, n'existent plus et ne son plus en usage.

Sabatier habitait en amont du passage de Jumièges. Il est mort le 26 mai 1879 à 80 ans, laissant des fils engagés dans les travaux d'endiguement de la Basse-Seine et possédant notamment des carrières au Trait et à Yainville.

Mandat d'Eugène Bardel (1876 - 1888)


Le mandat du troisième maire d'Heurteauville s'ouvrit en 1876. Ses débuts furent marqués par un conflit entre Bardel et l'entreprise Sabatier-Saint-Denis.
 
Et voilà qu'un personnage rend son dernier souffle. Lhonorey, vieil excentrique qui avait marqué la vie de Jumièges, mourut le 1er novembre 1876. Cultivateur de 34 ans, son fils Arthur était adjoint au maire.

Parmi les Heurteauvillais, Pierre Delphin Chéron habitait alors le hameau du Passage du Trait où il était batelier. Sa femme, Pascaline Mauger, mit au monde le 28  mars 1877 un garçon qui, plus tard, sera une figure du bac d'Yainville. Le petit Gustave Chéron eut pour témoins de sa naissance Arthur Lhonorey, l'adjoint au maire ainsi que Fortuné Cuffel, le cantonnier.

Le 16 juin 1878, on vend les biens de Juste Ernest Chanu, ancien instituteur d'Heurteauville, en fuite et condamné par contumace. C'est sa femme, Félicité Léontine Benoit, qui a lancé la procédure et s'approprie quelque 65 ares de terre en labour.

Le 11 décembre 1878, à 7h du matin, un paysan de Mauny, le sieur Boutard, a la surprise de découvrir un cadavre dans sa remise. Les gendarmes de Duclair se rendent aussitôt sur place. L'enquête aboutit très vite. Il s'agit d'Edouard Duramé, 47 ans, batelier d'Heurteauville, qui avait l'habitude de s'enivrer et sortait de la maison d'arrêt. A 10 h, en mairie, deux gardes servirent de témoins en se disant amis du défunt. Duramé était veuf de Clémentine Bruno. Sur l'acte de décès, on lui attribua la profession de journalier.


La chapelle de Bout-du-Vent  qu'il faut imaginer sans sa sacristie et le nouveau presbytère.

25 mai 1879. Nouvelle visite épiscopale dans le canton de Duclair. A trois heures et demie, la péniche de l'administration des douanes attendit "Son Éminence" au passage d'Yainville. Le capitaine des douanes est venu de la Mailleraye, sa résidence, pour l'accompagner. Bonnechose place dans l'embarcation, et quatre vigoureux rameurs ne tardèrent pas à la conduire, pavillon flottant au vent, de l'autre côté du fleuve.
Quand l'archevêque met  pied à terre, il est accueilli par Bardel, l'abbé Boulenger et les notables de la commune. On se rend d'abord à l'église puis on visite dans tous ses détails le presbytère nouvellement construit. Après s'être entretenu longuement avec les autorités, le prélat se dirige vers Jumièges.

Le 10 octobre 1879, Pascaline Mauger, mit encore au monde un garçon à Heurteauville, François Georges Chéron. Paul Carré, l'instituteur de 25 ans et Pierre Thirel, cultivateur de 53 ans, furent les témoins en mairie. Pierre-Delphin Chéron, toujours qualifié de batelier, déclara ne savoir signer.

A la Pâques de 1880 vivait à Heurteauville Georges Pouchet
(1833-1894). Peut-être y possédait-il une maison à moins qu'il ne séjournait simplement à l'hôtel d'Heurteauville dont nous a parlé l'aéronaute Tissandier dix ans plus tôt. Témoigne en tout cas de sa présence à cette date un échange de correspondance avec Flaubert qui achevait alors Bouvard et Pécuchet. Professeur d'anatomie comparée au Muséum national d'histoire naturelle de Paris, Georges Pouchet avait tenté vingt ans plus tôt de retrouver les sources du Nil. Il était le fils d'un célèbre naturaliste, Félix Archimède Pouchet, dont Pasteur combattit les théories sur la génération spontanée. D'Heurteauville, Pouchet fournit à Flaubert la description d'un chat ébouillanté. Dix pages ! Le maître s'en servit dans son ultime roman et adressa à Pouchet de vifs remerciements.

Le 31 août 1880, l'abbé Boulenger quitta la paroisse. Dès lors va débuter une période d'instabilité sur le plan religieux qui se traduira notamment par l'abandon du presbytère pourtant tout neuf...

En 1882, le passage d'Yainville vit ses première voitures. L'instituteur d'Heurteauville, Octave Pestel, est à bonne école. Un jour, il sera maire du Trait et fera la nique aux dirigeants du chantier. Au matin du 9 mai 1882, on découvrit à Freneuse le corps d'Alexandre Lhonorey noyé dans la Seine, natif d'Heurteauville. Ancien clec de notaire, demeurant à Elbeuf, il était demeuré célibataire. Il avait quitté son domicile le 1er, annonçant aller dans sa commune natale, Heurteauville. Suicide ? Accident ?

Il serait fastidieux de dresser la liste des savants qui vinrent butiner la flore exceptionnelle de la harelle. Citons cependant la venue en juin et juillet 1884 de Gadeau de Kerville, le fondateur du laboratoire de spéléologie du Paulu.

En 1887, il fallut porter secours à M. Lévesque, infirme, veuf avec cinq enfants en bas-âge.

Le 20 novembre 1887, le conseil se réunit à 9h du matin autour du maire. Il y a là Thirel, l'adjoint, Vestu, Fauvel, Loutrel, Fréret, bref, la majorité des membres en exercice. Bardel rappelle qu'un prêtre est demandé en vain. Inhabité depuis des années, en proie à l'humidité, le presbytère se dégrade. Sans ressources, la commune ne pourra faire face aux dépenses qui s'annoncent. Il serait donc avantageux de louer cette habitation, "à condition qu'elle serait disponible le jour où il plairait à Mgr l'archevêque de nommer un prêtre devant y résider..."
Le conseil se rangea derrière cette avis en répétant "qu'il est d'autant plus fâcheux de ne pas avoir de prêtre à Heurteauville que cette paroisse est séparée des paroisses voisines par la Seine qui est un obstacle incontestable pour la communication..." Louer le presbytère permettra de l'aérer et endiguer sa détérioration...
L'autorité préfectorale se refusa à donner suite. "Aux termes de l'ordonnance du 3 mars 1825, le curé chargé de biner dans une succursale vacante a droit à la jouissance du presbytère de cette succursale ; il peut même en louer tout ou partie avec la permission de l'autorité diocésaine. Dans ces conditions, la commune peut disposer elle-même du presbytère..."

Mandat de Georges Desmoulins
(1888 - 1891)


Il tient un café dans la section du passage du Trait jusqu'en 1889, année où il cède son commerce à Cléret, son beau-frère. Le 31 août 1889, Desmoulins eut le plaisir d'accueillir un nouveau curé, l'abbé Masson, après neuf ans de binage. Le prêtre s'installa avec ses parents au presbytère. Aussitôt, on organisa une mission et la Semaine religieuse du 10 octobre la résume ainsi : "Dimanche dernier, a eu lieu, dans l'église d'Heurteauville, la clôture de la mission prêchée par le R. P. Marcellin, Franciscain d'Amiens.
L'éloge du prédicateur n'est plus à faire dans ce recueil. Qu'il nous suffise de dire qu'il s'est surpassé. Sa parole persuasive a porté des fruits de salut. Quarante-trois retours ont consolé le cœur de l'apôtre, si bien que la paroisse d'Heurteauville, qui a été neuf années consécutives privée de pasteur, est actuellement en bonne voie. Cent vingt personnes au moins sont en règle avec Dieu. M. le curé remercie toutes les personnes qui ont prié pour la réussite de la mission."

Heurteauville dépendait toujours de la rive droite pour son courrier. L'hiver de 1890 à 1891 fut terrible. Le facteur Clément, du bureau de poste de Jumièges fit montre d'un tel courage que le conseil municipal salua dans une délibération du 30 août son
"dévouement extraordinaire, soit en traversant la Seine lorsqu'elle était couverte de glaçons pour accomplir son service à Heurteauville, soit en allant par chemin de fer et par voiture pour arriver à 5h du matin à La Mailleraye pour y prendre son service."

Si la commune d'Heurteauville est petite, grande est la réputation de son cidre. En 1891, la Revue des Intérêts pomologiques éditée à Argentan publie cet article élogieux : "Le meilleur cidre que nous ayons goûté dans la Seine-Inférieure provenait de Heurteauville, commune marécageuse, aux terrains tourbeux, située sur le bord de la Seine, et dont les habitants se gardent bien de rendre leurs pommes, par la raison qu'ils sont certains d'avance de placer avantageusement leurs cidres, eu égard à leurs qualités exceptionnelles."

A Heurteauville, comme dans les autres communes de la rive gauche, on s'était habitué à croiser un jeune garçon, Victor Eliot, âgé de sept ans. Lorsqu'il ne mendiait pas, il restait blotti dans un coin. Un soir de très grand froid, il s'était réfugié contre la fenêtre d'une boulangerie inoccupée à cette heure. Il passa y la nuit. Le lendemain matin, Mme Fermé, débitante, le fit entrer chez elle pour le réchauffer et le nourrir. Un autre soir, on le retrouva accroupi le long d'une haie où Leprince, adjoint de Guerbaville, le découvrit. Après lui avoir prodigué les soins nécessaires, il le reconduisit chez son père. Quelques jours plus tard, c'est cette fois Guilbert, le charron, qui le découvre tout grelottant dans un endroit désertique, la tête dans son panier.
Quand le petit Eliot ne rapportait rien après avoir tendu la main toute la journée, il ne rentrait pas chez lui pour s'éviter une raclée. Un jour que le petit refusait d'aller mendier, le père le frappa à l'aide d'une corde en hurlant : "Si tu pleures, gare à toi !" Ces cris d'ivrogne finirent par s'entendre et le père par avouer. En février 1891, le tribunal correctionnel d'Yvetot le condamna à deux mois de prison et la déchéance de paternité sur ses trois enfants.


Desmoulins avait Sever Thirel pour adjoint. On ne sait ce qui abrégea son mandat, les élections municipales étaient prévues dans un an, mais en février 1891, Desmoulins signa son dernier acte. Sauf homonymie, on le retrouvera élu en 1904 à Guerbaville derrière Stanislas Pasquier, maire.

Mandat d'Arthur Danger
(1891 à 1896)


30 ans ! C'est un bien jeune maire qui succède à Desmoulins. Cultivateur, encore célibataire, il est né en 1861, section d'Heurteauville. 
Le 25 mai 1891, Arthur Danger signe son premier acte dans le registre d'Etat Civil.


Notre paysage l'a échappé belle ! La Compagnie des chemins de fer l'Ouest proposait d'établir un pont entre Jumièges et Heurteauville en vue d'une ligne Le Havre-Pont-Audemer. Un autre projet, dit Berlier, préconisait quant à lui un tracé par Tancarville avec tunnel sous la Seine. C'est cette dernière proposition qui, le 21 août 1891, séduit les Pont & Chaussées. Ce pont aurait rallongé le trajet alors que cette ligne était précisément destinée à raccourcir les distances entre le Havre et les régions du centre et et de l'ouest de la France.  

Le 1er septembre 1891, Heurteauville est en émoi : un meurtre a lieu au sortir du café Cléret.

L'année suivante, la presse s'amuse : " Au mois de mai 1892, les époux Vautier quittaient la commune pour faire une cure de quelques mois à Pont-Audemer, Pont-Audemer, station balnéaire ? Pont-Audemer  ville  d'eaux ? Que non pas ! Mais Pont-Audemer possède une maison d'arrêt, et les époux Vautier allaient  tout simplement y purger une petite condamnation. Il y a  quelques  jours,  ils  revenaient à Heurteauville et grande fut leur surprise de constater que, pendant leur absence et malgré la présence d'une jeune sœur de Vautier, restée à la maison, ils avaient été littéralement dévalisés, un voleur leur avait dérobé une chaîne en double, une bague, un  médaillon et une broche, le tout en argent, six cuillères à potage et plusieurs pièces d'argenterie. On a fini par soupçonner  une fille Périmony, habituée de la maison, et les bijoux ont été retrouvés au Trait chez une femme  Lesage à laquelle elle les avait confiés. Devant  cette découverte, la fille  Périmony  n'avait  plus qu'à avouer, ce qu'elle a l'ait ; mais  elle  nie  avoir  dérobé  les  cuillères  et la vaisselle qui n'ont  pu  être  retrouvées."
En novembre 1892. Aimée-Désirée Périmony, 38 ans, dite journalière à Heurteauville, fut condamnée par le tribunal correctionnel de Rouen, à 2 mois de prison pour vol de divers objets au préjudice des époux Vautier.
Cette année-là, la veuve Delahaye possédait quant à elle une superbe dinde qu'elle était fière de faire admirer par ses amis. " Mais, ô désespoir, dernièrement, en ouvrant son poulailler, elle s'aperçut que la volatile était disparue. Il parait que depuis, elle a fait mettre une serrure à la porte de son poulailler..."

Le sieur Picot, journalier, Heurteauville, s'aperçut pour sa part que depuis quelque temps, son tas de bourrées diminuait assez vite. "Aussi, il se mit sur ses gardes, et bientôt il surprit le jeune Henri Burgot, âgé  de 12 ans, chargeant sa brouette aux dépens du tas. Ce jeune homme, interrogé, n'a voulu donner aucune réponse. "

Des bûcherons travaillaient le 3 décembre 1892, dans la forêt de Brotonne à Heurteauville, Étant allés dans la matinée au café à Hauville. ils s'étaient enivrés. De retour à la forêt, deux d'entre eux, les nommés François Adam, dit Cabot, et Arthur Longuet se prirent de querelle et en vinrent aux coups. Longuet a été frappé d'un coup-de couteau Un troisième, Henri Leconte, qui était venu au secours de ce dernier, enfonça son couteau dans la joue d'Adam. Celui-ci, par suite des blessures qu'il a reçues, va se trouver dans l'impossibilité de travailler pendant quelque temps.

Le 19 janvier 1893, Émile Golleville ne voyant pas sa voisine, la veuve Lhonorey vaquer à ses occupations habituelles, s'introduisit chez elle, mais ne voyant personne il monta dans la chambre et vit la pauvre femme étendue sans vie au pied de son lit. Elle était déshabillée, aussi on en déduisit qu'elle était morte la veille au soir en se couchant. Née Désirée Boutard, elle était âgée de 78 ans. Golleville alla déclarer le décès en mairie en compagnie de Narcisse Lemaréchal, le cantonnier. L'époux de la défunte, on l'a vu, avait été une figure de l'histoire locale. Mais sa veuve avait aussi sa personnalité. C'est elle qui, en 1866 avait fait don à la section d'Heurteauville d'un terrain destiné à établir un cimetière. Elle alla y reposer.

En 1894, une chenille jusque là inconnue fait des ravages chez les arboriculteurs. 25 hectares à Heurteauville sont ainsi détruits.

Arthur Danger était jeune pour être maire. Il fut tout aussi jeune pour mourir. Il décède le 29 septembre 1896 à minuit dans sa ferme. A 34 ans. Il n'était marié que depuis un an avec Eugénie Hue, de dix ans sa cadette. Son premier adjoint, Pierre Thirel, le remplacera.

Mandat de Pierre Thirel (1896 à 1899)


Heurteauville présente 600 hectares de terrain plat à 5m seulement au dessus du niveau moyen de la Seine. Là où découche le canal de la harelle, l'éclusier laisse s'écouler l'eau à marée basse et referme la porte avant l'arrivée du flot. Objectif : assécher ces bas-fonds afin de cultiver les terres et faire pâturer les bestiaux.
Le syndicat des propriétaires, imposés à cet effet, était satisfait de ce système. Jusqu'au jour où l'on ouvrit l'écluse à l'arrivée du flot. Ce qui, conjugué à six mois de pluie, inonda la harelle au point qu'il ne fut plus possible d'y accéder. D'où une petite révolution. On s'adressa au nouveau maire, Pierre Thirel, qui fit délibérer son conseil sur la question en février 1897 tandis qu'une pétition était adressée au préfet. Le tout resta lettre morte. Du coup, le conseil se réunit à nouveau le 22 mars 1897 et démissionna, considérant que l'administration de la commune, réduite à la misère du fait de ces inondations, était impossible.
Thirel fut convoqué par le préfet mais celui-ci prétexta son grand âge et la faiblesse de sa santé pour ne pas se déplacer.

Sous  le mandat de Pierre Thirel, des accidents se produisent par ailleurs aux carrières d'Heurteauville. Coup sur coup, il voit partir deux curés. Masson puis Sampic, en juillet 1897. Raisons de santé. Il n'avait pas fait un an à Heurteauville. Curé du Trait, l'abbé Onice allait donc venir biner la paroisse. Les ennuis vont recommencer...

En juillet 1898, la France s'apprêtait à célébrer le centenaire de la naissance de l'historien Michelet. Le 10, le conseil se réunit et adopte cette délibération :  « tout en s'associant à l'hommage que la France républicaine s'apprête à rendre à la mémoire d'un de ses plus grands citoyens », il « regrette de ne pouvoir assister à la lecture qui sera faite de la brochure envoyée à M. l'instituteur [...]. Cette invitation aurait été accueillie avec plaisir si les travaux des champs étaient plus avancés »

Thirel était-il fâché avec ses conseillers ? Était-il malade ? Plutôt. Toujours est-il que quand le conseil se réunit, le 17 octobre 1898, c'est sous la présidence de Louis Fauvel, adjoint. Autour de la table : Gest, Vestu, Lhérondelle, Deconihout et Leprince, nommé secrétaire. Non excusés : Thirel, Barnabé et Loutrel. Il en sera ainsi à chaque séance.

Conflit clochemerlesque avec le curé du Trait

Fauvel expose aux élus que le bilan de la fabrique, déposé en mairie au mois de septembre, se solde par un zéro pointé. Le trésorier de la paroisse est alors le sieur Dubosc. Du coup, il va falloir payer intégralement le curé du Trait venu biner la paroisse du 1er novembre 1897 au 1er novembre 1898. On fait les fonds de tiroir pour trouver 225 F. Mais à l'unanimité le conseil décide que désormais le conseil ne pourra garantir au curé que 150 F par an. A prendre ou a laisser. Finauds, les élus d'Heuteauville ont une astuce pour restreindre encore ce budget. Ils constatent que ce même curé n'a cultivé qu'une petite partie du jardin. En revanche, il a récolté les produits de la cour. Du coup, on le met en demeure de nettoyer entièrement et le jardin et la cour. "A cet effet, le conseil municipal décide : la partie du jardin non cultivée sera sarclée et les haies entourant le jardin et la cour au dedans et au dehors seront élaguées en cette saison comme cela a toujours eu lieu de la part de ses prédécesseurs curés de la commune. Faute par lui de faire exécuter ce travail dans un délai de 8 jours, il sera fait aux frais de la commune mais cette dépense sera retenue sur la somme disponible pour lui au budget municipal."
Et manifestement, on cherche des poux au curé. "Depuis le mois de juillet dernier, une fenêtre est restée ouverte au presbytère. Le conseil municipal, à l'unanimité, considérant que cette fenêtre ouverte depuis ce temps n'a pu que porter préjudice à la construction, considérant aussi que Monsieur le curé ne se sert du presbytère que pour y loger son chien lorsqu'il vient à l'église ou récolter les fruits de la cour décide qu'à partir de ce jour Monsieur le curé devra remettre les clefs du presbytère à la mairie afin que l'aération de cette construction soit faite dans des conditions plus normales."
Encore une fois, l'autorité préfectorale vole au secours du curé en remontant jusqu'à Napoléon pour lui garantir l'usage du presbytère et une indemnité de 200 F. Pour le reste : "Il est vrai que le desservant est tenu des réparations locatives et des dégradations survenues par sa faute (décret de 1809) et qu'il doit jouir du presbytère en bon père de famille (sic !!!), mais le conseil municipal ne peut pénétrer de sa propre autorité dans cet immeuble ni y faire aucuns travaux sans y être autorisé. Il ne peut également retenir une partie quelconque de l'indemnité allouée.
Ordinairement, c'est au moment du départ du desservant que la commune propriétaire, usant de son droit, vérifie si les réparations locatives et d'entretien ont été faites. Cependant, il est des occasions où le défaut d'entretien pourrait amener de graves détériorations, ces réparations ont alors un véritable caractère d'urgence, mais la commune ne peur pour les faire exécuter sur le champ qu'intenter une action à fin de réparations locatives devant le juge de Paix.
D'autre par, la commune n'a aucunement le droit de réclamer les clefs du presbytère et sous aucun prétexte." Mais bon, avec une délibération motivée, le préfet pourra toujours intervenir auprès de l'archevêché et, sans résultat, une action en justice s'imposerait alors.

Le 18 décembre suivant, les mêmes se réunissent. Et répondent au préfet qu'il leur est matériellement impossible de verser 200F au curé sans une imposition extraordinaire. "De plus, le conseil municipal trouve que le binage n'est fait qu'irrégulièrement dans la paroisse. Le prêtre ne dit qu'une messe tous les 15 jours à huit heures, ce n'est guère le moyen de procurer des fonds à la fabrique pour aider la commune à le payer. Et cette indemnité de 200 F attribuée de droit est vraiment trop forte. La cour et le jardin pouvant rapporter 200 F, sans compter ce que la fabrique pourrait donner aux dépens de certains employés, le prêtre commençant en bon frère par se faire payer."  Bref, on demande encore et encore au préfet d'obtenir un curé de l'archevêché, "ce qui donnerait une forte économie au budget communal". Et évitera au conseil d'en délibérer à chaque séance.

Le 23 décembre, l'autorité préfectorale demande au maire de passer à son cabinet dès son premier voyage à Rouen. Mais le 25, c'est l'adjoint qui répond : "Je n'ai aucun rapport verbal à faire de nouveau sur cette question trop souvent à l'ordre du jour. En conséquence, je ne me présenterai nullement à la préfecture."

Finalement, le préfet refit une lecture de la législation napoléonienne. Si la chapelle du Bout-du-vent est une succursale, il faut payer le curé 200 F prévus par la loi. Si elle est vicariale, ce qui semble finalement être le cas, le conseil municipal à toute latitude à fixer la rémunération du desservant à 150 F.  Si toutefois le curé du Trait l'accepte...
Eh bien il refuse. Du coup, le 22 janvier 1899, le conseil est encore réuni à ce sujet et demande au préfet d'intervenir auprès de l'archevêché. Interrogé, ce dernier confirme : la paroisse d'Heurteauville a bien été érigée en succursale le 14 juin 1865.

Loin de ces débats, Thirel, le maire, décède le 15 février 1899 à 81 ans. "M. Thirel avait toujours rempli ses fonctions pour le bien de ses administrés", commente de façon impersonnelle la presse locale.
En mars Louis Fauvel obtient 9 voix sur 10 pour le remplacer. Aristide Leprince en recueille 7 au poste d'adjoint.

Mandat de Louis Fauvel (1899)

Issu d'une famille de haleurs de navires sous l'ancien régime, il est né à Jumièges en 1837 et  est cultivateur dans le quartier de la chapelle. Louis Fauvel va faire le mandat le plus court de l'histoire d'Heurteauville. Jeudi 11 mai 1899. Les élus sont très matinaux. Ils se retrouvent à 8 h du matin autour de Fauvel. Il y a là Leprince, l'adjoint, Gest, Loutrel, Vestu, Lhérondelle, Eugène Deconihout, Charles Guérin, Henri Deconihout. Absent et non excusé; Henri Barnabé. "Le conseil municipal, à l'unanimité, considérant qu'une grande partie des ouvriers travaillant aux carrières exploitées à Yainville par MM. Guibert & Lamy habitent la commune d'Heurteauville ; que ces ouvriers sont sans travail par suite de renvoi faute de fonds pour les payer. Prie M. Le préfet de vouloir bien faire une démarche au ministère des Travaux publics de nouveaux crédits pour MM. les ingénieurs de la Basse-Seine."
Le 1er août, Fauvel, ayant rencontré le curé-doyen de Duclair, se débattait toujours avec son problème de binage. Avec un nouveau montage financier, on finira par accorder 300 F au curé, ce qui fera pâlir l'instituteur de jalousie.

Mais pour l'heure, c'est Aristide Leprince qui, très vite, endosse l'écharpe de maire.


Mandat d'Aristide Leprince (1899-1904)


Né à Vatteville le 25 octobre 1868, il est cultivateur près du passage du Trait. Sous son mandat, Heurteauville compte 111 électeurs en 1903. Les garde-champêtre est Louis Deconihout, 75 ans, Charles Lubin le cantonnier. Sept douaniers sont répartis entre les deux corps de garde, l'un situé entre Port-Jumièges et la Chapelle, l'autre au Passage du Trait.
Constantin Cuffel est charron près de la chapelle, Joseph Dupré curé, Auguste Mustel régisseur de la grange aux dîmes en compagnie de Leblond, journalier. On compte aussi M. Moitrelle, l'instituteur à l'accent chti. Un hussard noir de la République, secrétaire de mairie, l'œil de l'autorité préfectorale...
A Port-Jumièges Désiré Daché est boulanger, aidé d'un ouvrier, Pierre Caron, Isidore-Eugène Deconihout et Alphonse Saussay sont débitants, Louis Lefebvre charpentier, Alphonse Alleaume employé des Ponts & Chaussées. On compte quatre carriers, les Duval, Persil, Fauvel. Le bac est entre les mains de la famille Mauger.
Près du Passage d'Yainville Sylvain Salmon est propriétaire. Bientôt, il investira la grange dîmière.
Au passage du Trait, Eugène Bouvier est vannier, Georges Cléret et Gustave Savary, débitants, Charles Marchand forgeron, Alphonse Romain couvreur.
Mais le métier le plus courant reste cultivateur. Il sont plus d'une trentaine. Sans compter foule de journaliers et domestiques.

Suite à une réflexion du Juge de Paix de Duclair au sujet de l'enquête sur l'assassinat de Mme Stempf par son mari, Leprince démissionna. Il dut quitter la commune. C'est alors qu'Heurteauville va connaître le maire le plus truculent de son histoire : Charles Guérin.

(A suivre !)
 



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